The wasteland affpro[Orizzonti]

De quoi ça parle ?

De la fermeture d’une vieille briqueterie artisanale iranienne, perdue aux portes du désert, et de ses conséquences sur ses employés. Notamment sur Lotfollah, le superviseur, fidèle et dévoué, qui est né sur le site et y a toujours vécu et travaillé.

Pourquoi on trouve que le film “casse des briques”?

Déjà parce qu’on aime la construction audacieuse de la première moitié du récit, qui s’articule autour du discours du “boss” de la briqueterie à ses employés, vu sous différents angles, différents personnages. Chaque fois, Ahmad Bahrami repart de ce discours avant de s’attacher brièvement à l’histoire d’un des ouvriers et de sa famille, ce qui permet de mieux comprendre la situation dans laquelle se trouve la fabrique et quelles vont être ses répercussions sur les employés : histoires d’amours impossibles, destins brisés, misère et exil. 
La structure est toujours la même : le fameux discours/un flashback centré sur un personnage, à qui Lotfollah conseille d’aller parler au patron/la discussion entre le boss et l’ouvrier/ le départ de l’ouvrier, qui finit par dire du mal du brave superviseur, apparemment soupçonné d’avoir une liaison avec Sarvar, l’une des ouvrières. Puis retour au speech du patron, qui en dévoile un peu plus, sous un autre angle.

Au départ, le cinéaste ne dévoile que le début du monologue, la partie où le patron rappelle à ses ouvriers qu’il s’est toujours battu pour que la briqueterie soit rentable et préserver leurs emplois, que malgré la fermeture de quasiment tous leurs concurrents, ils sont toujours en activité et qu’ils peuvent être fiers de continuer de produire de la brique de qualité, selon un savoir-faire ancestral. Et c’est vrai, ils peuvent être fiers, ces ouvriers. Ils triment sans relâche, accumulent les tâches les plus pénibles et répétitives sans broncher, dans des conditions qui terrifieraient n’importe quel responsable hygiène & sécurité digne de ce nom. Ah, ils pourraient en faire des “dialogues sécurité” sur ce chantier : Les briques sont façonnées à la main par une femme, dos courbé et échine baissée, en plein soleil. Des ouvriers Kurdes les font cuire dans un gigantesque four, alimenté on ne sait trop comment par des tuyaux de gaz vétustes. Un homme les amène jusqu’à l’entrepôt avec une antique brouette qui se renverse une fois sur deux. Des vieillards les empilent en attendant de les charger dans des camions à destination de la ville. Tous souffrent de la chaleur, de la poussière qui leur brûle la gorge. Ils n’ont qu’une citerne d’eau pour épancher leur soif, parfois rendue un peu plus fraîche quand Lotfollah rapporte des blocs de glace de la ville dans sa vieille cariole, traînée par un cheval aussi usé que lui. Seul “avantage” : ils sont tous logés sur le site du chantier, dans de minuscules chambres.
A travers chaque histoire individuelle, on comprend que les conditions deviennent de plus en plus difficiles pour les ouvriers et que leur patron traîne quelque peu à leur verser les salaires qu’il leur doit. Ce-dernier explique à chaque fois qu’il n’a pas les fonds pour le moment, mais leur promet toujours qu’il va les aider et régler leurs problèmes.

Des mensonges, de la poudre aux yeux…
On finit par découvrir la dernière partie du discours. Oui, il y a un attachement à cette briqueterie artisanale, mais les temps sont durs. L’essence coûte cher, les matières premières ont augmenté, les frais sont plus importants qu’avant. Et surtout, la mode est aux blocs de béton. Bref, pour cent briques, t’as plus rien. Le patron a décidé de vendre le site et les employés n’ont que quelques heures pour quitter les lieux. Il ne peut évidemment pas plus les payer aujourd’hui qu’avant, mais donnera à chacun une petite somme d’argent, dérisoire par rapport aux sommes dues, équivalentes à plusieurs mois de travail.
Tous les ouvriers finissent par partir vers des lendemains difficiles, mais pour Lotfollah, la situation est tragique. Il n’a aucune éducation, même s’il sait lire et écrire, et ne sait rien faire d’autre que des briques. Il a toujours vécu ici, n’a aucune famille et ne peut même pas espérer vivre avec la femme qu’il aime – encore un “cadeau” de son cher patron…

Toute la construction du début, avec sa structure éclatée, ses scènes redondantes, ses mouvements de caméra lents et lancinants, finit par faire sens. Elle n’avait pour but que de retarder l’échéance, tenter vainement de refuser l’évidence. Et outre le côté répétitif et ennuyeux du travail des ouvriers, elle traduit aussi pleinement le désarroi du personnage de Lotfollah, qui voit sa vie voler en éclats et se retrouve contraint de quitter tout ce qui a rythmé son existence jusque-là, d’abandonner ses routines, de voir partir ceux qui constituaient sa famille. Mais en a-t-il la force?

La seconde partie du film est un peu plus linéaire. Elle suit le départ des ouvriers et du patron, laissant le dévoué Lotfollah assurer la fermeture du site et l’accueil des nouveaux propriétaires, qui accepteront peut-être de la conserver comme veilleur de nuit. A partir de là, l’histoire traîne un peu en longueur, car on devine assez aisément le dénouement et que le cinéaste, en bon disciple d’Abbas Kiarostami, étire chaque plan au-delà du raisonnable. Même si on comprend l’utilité de choix de mise en scène, on peut malgré tout trouver qu’Ahmad Bahrami pousse le curseur du cinéma contemplatif un peu trop loin.

Heureusement, le film laisse globalement une bonne impression, grâce à sa structure générale, au jeu des comédiens, à commencer par Ali Bagheri, et la sublime photographie du chef-opérateur Masud Amini Tirani, dans un noir & blanc qui convient parfaitement au ton sombre, crépusculaire et même funèbre du récit. Oui, funèbre, car chacune des histoires racontées dans la première partie se termine de la même façon : le personnage concerné se retrouve recouvré d’un drap blanc, semblable à un linceul. Et quand ils quittent les lieux, l’usine finit par ressembler à un crâne humain, vide et silencieux à jamais… C’est la fin d’un monde, et pour certains, probablement, la fin d’une vie. Car recommencer à zéro en ville, sans qualifications et sans argent, s’annonce un parcours complexe, pour ne pas dire impossible. Et la fin du récit, qui se clôt sur une obscurité totale, n’est pas de nature à ramener l’optimisme…

En  tout cas, le cinéma iranien est bien vivant, lui. Les auteurs sélectionnés à la 77ème Mostra de Venise ont marqué les esprits avec des films très différents les uns des autres, mais tous portés par une mise en scène brillante et une ambiance visuelle remarquable.

Autres avis sur le film

”Cinematically, this black and white masterpiece is a work of art, directed by Iranian filmmaker Ahmad Bahrami.”
(Nadja Sayej, Vanity Fair)

”#TheWasteland è uno dei più bei film di #Venezia77”
(@Fatamorgana sur Twitter)

Crédits photos : Official still fournie par La Biennale di Venezia

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Note :
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Rédacteur en chef de Angle[s] de vue, Boustoune est un cinéphile passionné qui fréquente assidument les salles obscures et les festivals depuis plus de vingt ans (rhôô, le vieux...) Il aime tous les genres cinématographiques, mais il a un faible pour le cinéma alternatif, riche et complexe. Autant dire que les oeuvres de David Lynch ou de Peter Greenaway le mettent littéralement en transe, ce qui le fait passer pour un doux dingue vaguement masochiste auprès des gens dit « normaux »… Ah, et il possède aussi un humour assez particulier, ironique et porté sur, aux choix, le calembour foireux ou le bon mot de génie…

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