A Venise, la faune est composée de lions – principalement en bronze ou en pierre, à l’entrée des palais et des résidences bourgeoises – et de pigeons – principalement sur la Place San Marco, qui a sans nul doute inspiré à Hitchcock son angoissant chef d’oeuvre, Les Oiseaux.
Mais, au moment de donner un nom aux trophées récompensant les meilleurs films de la Mostra, ils ont choisi de l’appeler “Lion d’Or” ou “Lion d’Argent”, excluant de façon dédaigneuse les bons gros volatiles. Pourtant, un “Pigeon d’Or”, ça aurait eu de l’allure, non?
Aussi, ce serait une belle revanche que de voir un pigeon remporter le Lion d’or du meilleur film, samedi prochain, sur la scène de la Sala Grande. Et c’est peut-être ce qui va se produire, puisque A pigeon sat on a branch reflecting on existence, le nouveau long-métrage de Roy Andersson est un candidat très sérieux dans la lutte à la récompense suprême…

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A Pigeon sat on a branch reflecting on existence” de Roy Andersson  (Compétition Officielle)

Avec ce film, Roy Andersson boucle une trilogie sur la condition humaine, amorcée avec Chansons du deuxième étage et poursuivie avec Nous, les vivants. Il nous invite à adopter la même posture que le pigeon du titre, à nous asseoir confortablement pour pouvoir observer avec distanciation et curiosité les moeurs des êtres humains, avant de réfléchir au sens de la vie.
Comme les autres oeuvres de Roy Andersson, ce nouvel opus est constitué d’une suite de courtes vignettes tragi-comiques, n’ayant pas forcément de lien les unes avec les autres, mais faisant se croiser les différents protagonistes du récit : un duo de VRP sinistres, qui essaient tant bien que mal  de refourguer des articles de Farces & Attrapes ringards, une danseuse de flamenco aux mains baladeuses, une femme de ménage fatiguée, un pilier de bar fidèle au même café depuis un demi-siècle, des marins chantants, un concierge à cheval sur le règlement, un roi à cheval tout court, des soldats du XVIIème siècle,…

Chaque séquence aborde de façon humoristique des sujets finalement assez graves et profonds : le manque d’amour, le manque d’argent, la perte des repères, la cupidité des Hommes, les dérives du pouvoir,  l’usure du couple, l’usure du temps… et même la mort. Le film commence d’ailleurs par trois “confrontations avec la mort”. Un vieil homme meurt d’une attaque cardiaque en essayant de déboucher une bouteille de vin pendant que sa femme est en train de chanter dans la cuisine; un type décède à la cafétéria d’un paquebot et la serveuse se demande ce qu’il faut faire de la nourriture, que l’homme a eu l’obligeance de payer avant de décéder; et deux frères essaient de contraindre leur mère, agonisante, à ne pas emmener dans la tombe son sac à main, qui contient toutes ses économies et ses bijoux…
Le rire et l’absurde permettent de supporter les sujets abordés, qui autrement, seraient assez insupportables, à l’instar de cette séquence onirique où des esclaves Noirs sont enfermés dans un gigantesque cylindre sous lequel les soldats allument un important brasier. Pour éviter de brûler, les malheureux n’ont d’autre option que de courir dans le même sens pour faire tourner le cylindre. Leurs cris de douleur et de panique sont transformés en sons harmonieux en passant par les soupapes du cylindre. “Personne n’a rien fait pour arrêter cela” souligne un personnage.

Au fond, nous dit Roy Andersson, on ne fait que cela, assister impuissants et pire, indifférents, à la souffrance des autres, top occupés que nous sommes à nous plaindre de nos propres malheurs. Le running-gag du film va dans ce sens :  On voit des personnes en train d’écouter machinalement leur interlocuteur au téléphone, ponctuant la discussion de quelques onomatopées et la concluant d’un peu convaincant “Je suis heureux que tu ailles bien”. Même le patron ruiné, au bord du suicide, prononce la phrase fatidique, alors qu’il a clairement l’esprit ailleurs…
De toute façon, nous ne sommes que des morts en sursis. Tous les personnages ont d’ailleurs la mine livide et l’air hagard, déambulent au ralenti comme des zombies ou des fantômes. Il convient donc de profiter au maximum de la vie et des plaisirs qu’elle offre, à l’image de cette scène de bar qui vire à la comédie musicale.

Le film est à la fois drôle et tragique, enthousiasmant et glaçant, apaisant et glaçant. Il incite à la réflexion autant qu’il n’offre un divertissement de haut vol – normal, pour un pigeon…  Enfin, il est soigné tant sur le fond  que sur la forme, la plupart des plans ressemblant à des toiles d’Edward Hopper revues et corrigés par Jacques Tati. Bref, il possède toutes les qualités d’un film de festival réussi, et mériterait grandement de figurer au palmarès de cette 71ème Mostra.

Notre note :

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Le pigeon assis sur sa branche sera sûrement déplumé avant que Manoel de Oliveira ne quitte la scène. A 107 ans, le cinéaste portugais continue de réaliser des films! Il a présenté The Old man of Belem, un court-métrage de vingt minutes sur une rencontre d’anciens combattants un peu particuliers, puisqu’on trouve parmi eux Don Quichotte de la Mancha, Luis de Camoes et d’autres figures historiques portugaises, qui discutent de la gloire et du destin…
Nous n’avons pas pu voir ce film, pas plus que les deux autres films présentés ce-jour en sélection officielle, Italy in a day, film collectif et coopératif, correspondant au montage de milliers de photos, vidéos, témoignages, enregistrés par des citoyens italiens, au cours d’une même journée en octobre 2013, et La Zuppa del demonio, un documentaire mêlant images d’archives et textes de grands auteurs transalpins, sur l’utopie d’une révolution industrielle et technologique qui réglerait tous les problèmes de l’humanité.
En revanche, nous avons pu découvrir deux films dans la section Orizzonti, un bon Hong Sang-soo et un mauvais film noir expérimental gallois.

Hill of Freedom - 2

”Hill of freedom” de Hong Sang-soo (Orizzonti)

Une histoire sentimentale compliquée, une figure de triangle amoureux, des personnages ayant un rapport avec l’Art et/ou le cinéma, des scènes de repas ou de beuveries cadrées en plan large. Pas de doute, on est chez Hong Sangsoo…
Son nouveau film est dans la lignée de ses films précédents : Mori, un enseignant japonais revient dans une petite ville de Corée du Sud où il a vécu, quelques années auparavant, pour retrouver Kwon, la femme de sa vie. Celle-ci étant absente pour quelques semaines, il décide de l’attendre et prend une chambre dans une pension de famille. Là, il se lie d’amitié avec Sangwon, le neveu de sa propriétaire, mais aussi avec Youngsun, la serveuse du café voisin, avec qui il va entretenir une relation un peu plus qu’amicale……
Résumée comme cela, il s’agit d’une intrigue on ne peut plus banale. Mais le cinéaste coréen la pimente avec un bel artifice de narration. L’histoire est racontée dans une lettre que le personnage principal, sur le point de lâcher prise et de repartir au Japon, adresse à son Grand Amour. Quand cette dernière revient, elle fait malencontreusement tomber les feuillets, et les reclasse, dans le désordre. D’où une narration en forme de puzzle, que le spectateur est invité à reconstituer. Cela nécessite un petit effort, mais au moins, cela change des histoires qui progressent de façon linéaire, sans surprise.
A un moment, le cinéma de Hong Sangsoo était tombé dans ce travers. Ses films étaient trop longs et manquaient de rythme, et comme il racontait toujours à peu près la même chose, on s’ennuyait ferme. Désormais, il semble chercher à épurer au maximum ses récits, à s’amuser avec le langage cinématographique pour faire passer les émotions en un minimum de plans. La Vierge mise à nu par ses prétendants ou Woman on the beach duraient plus de deux heures, Hill of freedom, dont les enjeux narratifs sont certes plus faibles, se contente d’une durée de 66 minutes, suffisante pour nous permettre de nous attacher aux personnages et nous faire passer un agréable moment de cinéma.

Notre note :

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”Bypass” de Duane Hopkins (Orizzonti)

Greg, un ancien footballeur dont la carrière a été brisée par une grave blessure, a du mal à s’en sortir financièrement, surtout qu’il doit s’occuper de son frère et de sa soeur, encore mineurs, et de sa mère, gravement malade. Son père, lui, a quitté depuis longtemps le domicile familial. Dans l’impasse, il accepte de commettre quelques cambriolages pour le compte d’un caïd local. Mais un soir, il se fait arrêter par la police. Il est condamné à plus d’un an de prison. C’est à son frère Tim (George McKay), que revient désormais la charge de s’occuper de sa petite soeur. Mais lui aussi a du mal à assumer ce rôle. Il est encore très jeune et n’est pas préparé à éduquer une adolescente rebelle. Les problèmes s’accumulent : Les huissiers le harcèlent, les prêteurs sur gage également, et le chef de gang essaie de le convaincre de prendre la relève de son frère et de travailler pour lui. Pour couronner le tout, sa petite amie est enceinte et il se met à souffrir de maux de têtes et d’éruptions cutanées qui pourraient correspondre aux symptômes d’une maladie mortelle…
Ca, c’est ce qu’on a compris du scénario de Bypass, de Duane Hopkins, en essayant de remettre un peu d’ordre dans le magma d’images floues, de ralentis inutiles, de plans expérimentaux qui sont jetés à l’écran au petit bonheur la chance. On comprend que le cinéaste ait cherché à camoufler le manque d’originalité de son intrigue, qui cumule les poncifs du thriller social anglo-saxon et ceux du mélodrame familial larmoyant, mais la méthode utilisée n’est pas très subtile. Des films comme celui-ci, on en voit au moins un par festival. Même musique plombante, mêmes cadrages, même esthétique grise/bleutée déprimante, même tempo lancinant, mêmes types de personnages, mêmes types de situation… Les premiers films utilisant ces artifices de mise en scène étaient originaux et inspirés, mais là, il n’y a plus d’effet de surprise. Et, dans le cas de Bypass, ces choix artistiques ne se justifient d’aucune façon. Il complexifie juste inutilement la narration, semant au passage confusion et ennui profond.
Le titre nous permet de vous offrir le mauvais jeu de mot du jour : Bypass ne vaut pas le détour…

Notre note :

Dans les autres sections, les festivaliers ont pu voir Flapping in the middle of nowhere, un film vietnamien, à la Semaine de la Critique, et Labour of love, un film indien, à Venice Days. Dans les deux cas, l’accueil semble avoir été assez frais…
En revanche, l’ambiance était bien plus chaleureuse pour saluer Thelma Schoomaker, la monteuse attitrée de Martin Scorsese, qui a reçu un Lion d’Or d’honneur pour l’ensemble de sa carrière. Le public a applaudi. Les pigeons, eux, ont battu fortement des ailes, avant de se remettre à réfléchir à la condition humaine, très supportable grâce aux chefs d’oeuvres que concoctent les grands artistes et assez intolérable quand les médiocres nous infligent d’infâmes nanars…
Ciao et à demain pour d’autres pensées philosophiques profondes, ainsi que la suite de nos chroniques vénitiennes.

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Rédacteur en chef de Angle[s] de vue, Boustoune est un cinéphile passionné qui fréquente assidument les salles obscures et les festivals depuis plus de vingt ans (rhôô, le vieux...) Il aime tous les genres cinématographiques, mais il a un faible pour le cinéma alternatif, riche et complexe. Autant dire que les oeuvres de David Lynch ou de Peter Greenaway le mettent littéralement en transe, ce qui le fait passer pour un doux dingue vaguement masochiste auprès des gens dit « normaux »… Ah, et il possède aussi un humour assez particulier, ironique et porté sur, aux choix, le calembour foireux ou le bon mot de génie…

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