De jour en jour, le bestiaire s’agrandit à la Mostra de Venise 71ème édition. Après le pigeon de Roy Andersson, présenté hier aux festivaliers, c’est au tour de Sivas, le chien de combat de montrer les crocs au public du Palazzo del Cinema.

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“Sivas” de Kaan Müjdeci (Compétition Officielle)

Premier long-métrage de Kaan Müjdeci, Sivas nous emmène dans un petit village d’Anatolie, sur les pas d’Aslan, un écolier de dix ans. Plus petit que ses camarades, moins costaud physiquement, le gamin compense en parlant plus fort que les autres, balançant insultes et piques assassines, avec une autorité surprenante. Il faut dire que, dans cette communauté, seuls les forts survivent. Aslan est naturellement en compétition avec les autres enfants, et les choses ne s’arrangent guère quand il s’éprend de la petite Ayse. Quand le professeur annonce à ses élèves qu’ils vont devoir jouer une adaptation de “Blanche Neige” et qu’Ayse va jouer le rôle-titre, il se met à rêver d’être choisi comme prince charmant. Hélas, c’est son voisin Osman qui est choisi pour jouer le Prince, alors qu’Aslan hérite du rôle d’un nain… Il faut dire qu’Osman part avec un certain avantage. C’est le fils du chef du village, et le propriétaire du chien de combat qui fait la fierté des hommes de la communauté.
Un jour, il assiste justement à l’un de ces combats de chiens avec son frère, Sahin. Le chien d’Osman triomphe. Le chien défait, venu de la ville de Sivas, est laissé pour mort par ses propriétaire. Aslan décide de l’adopter et de le soigner, contre l’avis de son frère. Finalement, le chien réussit à se remettre sur patte, grâce à l’affection du petit garçon, et devient même plus imposant que le chien d’Osman. Suffisamment pour que les hommes du village voient en lui leur nouveau champion…

A travers ce récit articulé autour de combats de chiens, c’est surtout la rivalité entre les villages et la lutte pour le leadership des communautés que cherche à évoquer le cinéaste. Sous une apparente neutralité, issue de son passé de documentariste, le cinéaste dénonce la barbarie des combats de chiens, exutoire à la violence de leurs maîtres et leur soif de domination. Une violence atavique, puisque les enfants, sans s’en rendre compte, reproduisent les mêmes comportements que leurs aînés.
Le constat est assez glaçant, même si la réaction d’Aslan, à la fin du récit, peut être vue comme une lueur d’espoir, l’amorce d’une décision de briser ce cercle de violence…
Pour un premier long-métrage,Sivas est une réussite. Le cinéaste impose un style déjà très affirmé, dans la lignée de cinéastes turcs comme Nuri Bilge Ceylan ou Yilmaz Güney, mais néanmoins sensiblement différent, et il opte pour des partis-pris narratifs assez radicaux, comme cette fin abrupte, à un moment où l’on s’attend à rentrer dans le vif du sujet.

Le film a été sifflé à la Mostra, sans doute par des défenseurs des droits des animaux croyant que les chiens ont été maltraités pendant le tournage – ce qui n’est pas le cas à priori, même si le film est réaliste – ou que le cinéaste fait l’apologie des combats de canins  – là encore, tout faux… Mais laissons les aboyer tant qu’ils veulent. On espère juste que le jury ne laissera pas à la niche ce joli premier film.

Notre note :

Woof… Après les éprouvant canins, quoi de mieux qu’un petit film sensible et délicat, plein de poésie et de grande musique. C’est ce que propose Alix Delaporte avec son Dernier coup de marteau.

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“Le Dernier coup de marteau” d’Alix Delaporte (Compétition Officielle)

Non, en dépit de son titre, le second long-métrage d’Alix Delaporte n’est pas un film sur les bricoleurs du dimanche ou un nouveau remake du Old Boy de Park Chan-wook…
Le coup de marteau en question, c’est le troisième et ultime coup de marteau de la sixième symphonie de Mahler. Le compositeur, qui avait été victime de trois coups du destin avant d’écrire cette symphonie, avait souhaité les intégrer à son oeuvre sous forme de trois coups de marteau. Le dernier coup,  symbolisant une maladie incurable, n’est pas systématiquement inséré à la partition, en fonction du degré de superstition des musiciens.

Cette symphonie, Samuel Rovinsky (Grégory Gadebois), chef d’orchestre prestigieux, est justement en train de travailler dessus, pour un concert à l’Opéra de Montpellier. Il revient dans la région après des années d’absence. A l’époque, il était en couple avec  Nadia (Clotilde Hesme), mais il l’a quittée quand il a appris qu’elle était enceinte. Le fruit de leur union, Victor (Romain Paul), a aujourd’hui treize ans et vit avec sa mère dans une caravane. L’adolescent est à la croisée des chemins : Il a l’opportunité de passer un test pour intégrer un centre de formation de football et réaliser ainsi le rêve de sa vie, mais son envie d’ailleurs est contrariée par trois choses : ses sentiments naissants pour sa jeune voisine, fille d’immigrés espagnols, la rencontre avec son père qui va développer peu à peu une belle complicité avec lui, et l’évolution défavorable du cancer dont souffre sa mère. A partir de ces données, il va devoir écrire sa propre partition.

Alix Delaporte, dont on avait beaucoup aimé le premier long-métrage, Angèle et Tony, continue de se démarquer des autres cinéastes art & essai français en racontant une histoire toute simple, tenant essentiellement sur les personnages, croqués avec tendresse et interprétés avec talent par les acteurs. Grégory Gadebois est une nouvelle fois impressionnant en type bourru et autoritaire,qui révèle peu à peu sa sensibilité. Clotilde Hesme est bouleversante dans le rôle de cette mère malade préparant sa sortie, qu’elle interprète en évitant tout pathos, toute surenchère mélodramatique. Et le jeune Romain Paul est une intéressante révélation. Pour son âge, il possède une maturité et une justesse de ton appréciables.
Le reste tient essentiellement sur les émotions que font naître les images et la musique. Le Dernier coup de marteau est truffé de plans absolument sublimes, qui nous laissent pantelants d’émotion. Cela tient à la précision des cadrage, le tempo des mouvements de caméra, la photo somptueuse de Caroline Champetier, au sommet de son art, à  la musique de Michel Legrand, moins envahissante que dans le film de Xavier Beauvois présenté en début de festival, au choix des musiques additionnelles. Ou tout simplement à la délicatesse de l’ensemble.
Cela fait du bien de voir un film épuré, qui ne s’embarrasse pas d’un dispositif narratif complexe ou de retournements de situation ridicules, qui ne cherche pas à mettre plein la vue pour pallier au manque d’inspiration de son auteur, qui provoque l’émotion de façon naturelle, sans sucre ajouté, sans artifices.

Il n’est pas certain que Le Dernier coup de marteau figure au palmarès de cette 71ème Mostra, car la compétition regorge d’oeuvres traitant de sujets plus forts, plus politiques, mais peut-être que le président du jury, le compositeur français Alexandre Desplats, aura été touché par ce beau film, à la petite musique entêtante.

Notre note :

Les trois coups de marteau vont aussi tomber sur le protagoniste principal de Revivre, de Im Kwon-taek, qui va être confronté à la maladie, au stress professionnel et aux brûlures d’un amour impossible.
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“Revivre”  de Im Kwon-taek (Hors Compétition)

Après plusieurs films historiques, Im Kwon-taek revient avec un film plus contemporain, en adaptant le dernier roman d’un de ses écrivains favoris, Kim Hoon.
Revivre est une histoire d’amour et de deuil. Elle tourne autour des tourments de Ho (Ahn Sung-ki), un homme d’une cinquantaine d’années, qui voit sa vie soudain bouleversée par la conjonction de trois évènements. Déjà une importante mission professionnelle, la gestion d’une campagne marketing pour une firme de cosmétiques coréenne. Puis la rencontre avec une nouvelle collaboratrice (Kim Qyuri),  pour qui il éprouve un coup de foudre immédiat. Et enfin et surtout la soudaine maladie incurable dont est frappée son épouse (Kim Ho-jung), condamnée à disparaître à brève échéance.
Comment gérer le travail tout en faisant des allers et retours à l’hôpital? Comment aider son épouse à supporter sa fin de vie? Comment lui être fidèle, sachant qu’elle va inévitablement mourir? Comment résister au charme de la belle Choo Eun-joo? Autant de questions qui constituent des cas de conscience…

Im Kwon-taek a souvent excellé à restituer les affres de la création artistique, et il a voulu, avec ce film, s’attaquer à un nouveau challenge, tout aussi ardu : porter à l’écran une histoire qui repose uniquement sur des sentiments, des frustrations et des fantasmes.
Force est de constater qu’il est ici moins à l’aise que dans ses oeuvres majeures. Si les amours impossibles de Ho et Choo Eun-joo nous touchent, elles ne nous transportent pas d’émotion, en dépit des efforts des deux comédiens, très bons, et de la belle composition musicale de  Soo Chul-kim. Im Kwon-taek ne parvient jamais à transcender son récit, sa mise en scène restant bien trop sage et trop platement illustrative.
Ce n’est  pas honteux, loin de là, mais on s’attendait quand même à mieux de la part d’un cinéaste aussi expérimenté, qui signe là son 101ème long-métrage!

Notre note :

En revanche, “sage” n’est certainement pas l’adjectif que l’on attribuera à Sabina Guzzanti. Quand il s’agit de dénoncer les injustices et les abus de pouvoir dans son pays, la cinéaste ne donne pas des coups de marteau, elle y va carrément au bulldozer. La Trattativa, comme le Belluscone de Franco Maresco est un des films politiques et polémiques de cette Mostra 2014, et semble avoir conquis les festivaliers italiens.

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La Trattativa” de Sabina Guzzanti (Hors Compétition)

Dans La Trattativa, Sabina Guzzanti part des révélations d’un mafioso repenti pour éclairer d’un jour nouveau la période allant de l’assassinat des juges antimafia Falcone et Borsellino jusqu’à la dernière mandature de son ennemi juré, Silvio Berlusconi, et dénoncer les collusions entre le pouvoir et les réseaux mafieux.
Elle met en cause plusieurs hommes politiques haut placés, comme Vito Ciancimino, le maire de Palerme, le préfet Mario Mori, et le chef de la police Michele Riccio, qui ont oeuvré pour que ne soit jamais appliqué réellement l’article 41b autorisant l’isolement total des mafiosi condamnés, et qui ont fait obstruction à des interventions policières qui auraient pu porter des coups fatals à la mafia italienne. Et elle raconte comment l’organisation criminelle a réussi à devenir encore plus puissante à cette période-là, grâce à la bienveillance du président du conseil, Silvio Berlusconi, porté au pouvoir avec l’appui de la mafia sicilienne et de son vieil ami, Marcello Dell’utri, condamné depuis pour activités criminelles.

Il ne s’agit pas, à proprement parler d’un documentaire, même si la cinéaste utilise bon nombre d’images d’archives pour étayer ses propos. C’est plus d’un brûlot polémique dans l’esprit des films de Michael Moore. La cinéaste recoupe les informations et interprète les faits en sa possession, pour livrer sa vérité, bien peu flatteuse pour Silvio Berlusconi et ses fidèles alliés. Certains trouveront qu’elle extrapole beaucoup, sans apporter de preuves concrètes, mais la démonstration est tellement bien argumentée qu’elle ne peut que faire réfléchir les spectateurs, y compris les plus plus fervents partisans de Forza Italia et du Cavaliere.

Le documentaire semblera sans doute un peu confus à tous ceux qui ne sont pas familiers avec le contexte politique et judiciaire de nos voisins italiens, mais cela ne les empêchera pas de trouver brillante la forme employée par la réalisatrice, entre reconstitutions jouées par un collectif d’acteurs, images d’archives et témoignages réels.
Souvent drôle, percutant et troublant, La Trattativa atteint son but, et confirme tout le bien que l’on pensait de la cinéaste, remarquée pour son Draquila, l’Italie qui tremble.

Notre note :

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Dans les sections parallèles, nous avons échappé à l’ennuyeux et abscons The Council of birds de l’Allemand Timm Kröger, à la semaine de la critique, apparemment d’un faible niveau cette année, et à Cymbeline de Michael Almeyreda, dans la section Orizzonti. Une adaptation moderne de Roméo & Juliette qui vire au grotesque et réussit la prouesse de faire déjouer tous ses interprètes, y compris l’excellent Ed Harris. Malgré la présence dans la salle de Milla Jovovich, Ethan Hawke et John Leguizamo, le public de a sifflé, ce qui n’est jamais très bon signe, effectivement…
Nous avons aussi raté le nouveau film de Laurent Cantet, Retour à Ithaque, présenté à Venice Days. Un film qui raconte, avec un dispositif dans l’esprit de Entre les murs, les retrouvailles d’un groupe d’amis, dont un des membres revient à La Havane après des années d’exil. Le temps d’une nuit, ils évoquent le passé, leurs rêves, leurs déceptions, leurs désillusions…

Nous avons en revanche pu découvrir, toujours à Venice Days,  le nouveau long-métrage d’un autre cinéaste français, Christophe Honoré, qui tutoie les Dieux avec Métamorphoses.

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”Métamorphoses” de Christophe Honoré (Venice Days)

Pour sa nouvelle réalisation, Christophe Honoré s’attaque à l’adaptation des “Métamorphoses” d’Ovide, qu’il transpose dans un contexte contemporain.
A vrai dire, en découvrant la bande-annonce du film, on craignait de voir un objet cinématographique assez grotesque, une sorte de sous-Rohmer, façon Les Amours d’Astrée et Céladon, ou une adaptation intello élitiste et pompeuse du texte original. C’est parfois le cas, lors de quelques séquences surjouées ou de sous-parties inutilment alambiquées, mais globalement Métamorphoses constitue plutôt une bonne surprise, offrant une oeuvre souvent drôle, impertinente, subtilement politique et morale, et baignant dans une atmosphère sensuelle, portée par les belles images d’André Chémétoff.

Les premières images correspondent au mythe de Diane et Acthéon. Un chasseur se perd dans les bois et tombe sur la déesse Diane en train de prendre son bain – une rouquine qui se savonne sous la pluie – et celle-ci le punit illico en le transformant en cerf, pour qu’il se fasse tirer par un autre chasseur.
Puis on voit débarquer Jupiter, sous les traits d’un routier sympa. Europe, une adolescente en quête de sensations fortes, décide de faire sa connaissance et s’initie ainsi aux secrets des Dieux. Elle croise Bacchus, frustré que les mortels contestent son statut divin, et Orphée, transformé en icône rebelle traquée par  la police. Au cours de son périple, on lui raconte les histoires de Io, Narcisse, Tirésias, Hermaphrodite ou Pan. Autant de récit qui trouve une résonnance dans les problèmes du monde contemporain :  identité sexuelle, avenir d’une Europe entre modernité et vieilles traditions, montée de la rébellion et répression policière, flambées de violences religieuses et politiques…

Avec sa structure en un prologue et trois chapitres, dans lequel s’imbriquent différentes histoires, sous forme de flashbacks et de contes moraux, Christophe Honoré nous entraîne dans un récit à tiroirs ludique et sensuel, qui émoustillera autant les amateurs de chair fraîche – entre les jeunes éphèbes et les nymphettes aux charmes généreux, il y en a pour tous les goûts – que les cinéphiles – entre les cadres sublimes, les mouvements de caméra élégants et une sublime séquence sous-marine, il y a aussi de quoi faire…

Une belle surprise, qui confirme la vitalité du cinéma français, présent en force dans cette édition de la Mostra

Notre note :

Ciao et à demain pour d’autres coups de marteau, et la suite de nos chroniques vénitiennes.

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Rédacteur en chef de Angle[s] de vue, Boustoune est un cinéphile passionné qui fréquente assidument les salles obscures et les festivals depuis plus de vingt ans (rhôô, le vieux...) Il aime tous les genres cinématographiques, mais il a un faible pour le cinéma alternatif, riche et complexe. Autant dire que les oeuvres de David Lynch ou de Peter Greenaway le mettent littéralement en transe, ce qui le fait passer pour un doux dingue vaguement masochiste auprès des gens dit « normaux »… Ah, et il possède aussi un humour assez particulier, ironique et porté sur, aux choix, le calembour foireux ou le bon mot de génie…

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