Quand le dramaturge Tracy Letts et le cinéaste William Friedkin livrent leur vision  de la famille américaine moyenne, on ne s’attend pas vraiment à ce que l’on nous serve les habituels clichés autour du havre de paix et de félicité, du cocon protecteur où tous les membres de la famille sont unis par des liens indéfectibles. Effectivement, Killer Joe s’ingénie à démonter, durant près de deux heures, les stéréotypes autour de la famille modèle, pilier du rêve américain, et le résultat est un joli jeu de massacre.

Dans la famille Smith, on demande le fils, Chris (Emile Hirsch), un garçon pas très futé qui trempe dans plein de petits trafics et a le chic pour se fourrer dans des situations impossibles. En attendant de toucher un hypothétique jackpot aux courses, il habite chez sa maman.

Dans la famille Smith, on demande la mère en question, Adèle (Julia Adams). On la voit peu à l’écran, mais le portrait dressé est peu flatteur. Alcoolique et traînée notoire, elle a volé la cocaïne de son fiston chéri pour payer les réparations de sa voiture et est parti dépenser le reste en boissons alcoolisées.
Du coup, le garçon, dans l’impossibilité de revendre la came, ne peut plus payer ses dettes et se retrouve harcelé par des prêteurs sur gage peu engageants…

Dans la famille Smith, on demande le père, Ansel (Thomas Haden Church), un redneck bas du casque et abruti par les litres de bière qu’il ingurgite, et la belle-mère, Sharla (Gina Gershon), une garce qui n’a pas l’air plus fidèle que son épouse précédente. C’est chez eux que Chris court se réfugier, le temps de mettre sur pied un plan pour résoudre ses problèmes financiers.

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Dans la famille Smith, on demande la fille, Dottie (Juno Temple), une jeune femme sexy qui a l’air un peu attardée, ou du moins candide et innocente. C’est peut-être parce que c’est la seule à être à peu près “normale” dans cette famille de tordus – ou parce qu’elle éprouve des remords pour avoir un jour tenté de la faire disparaître – que Maman l’a citée comme bénéficiaire de sa police d’assurance-vie. S’il arrivait quelque chose à sa mère, Dottie toucherait la somme rondelette de 50000 $.
Evidemment, quand Chris apprend ce petit détail, il lui vient une idée pas très catholique. Et si on supprimait la mère indigne pour toucher le jackpot? Il ne lui faut pas longtemps pour réussir à convaincre tout le reste de la famille des avantages que procurerait cet assassinat. Seul problème, personne d’entre eux ne veut se charger de la basse besogne, et il leur faut de toute façon faire croire à un accident, histoire de ne pas éveiller les soupçons… Il faut donc engager un professionnel, quitte à sacrifier une partie de la somme gagnée pour payer ses gages.

Dans la famille Smith, on demande l’oncle Joe (Matthew McConaughey), un flic charismatique, mais complètement pourri et corrompu. Enfin… Il n’est pas vraiment de la famille. C’est lui qui a été contacté pour se charger du sale travail.
Normalement, le type, en bon professionnel, aurait dû décliner la proposition de ces bouseux qui puent la loose à plein nez, surtout quand ils lui ont annoncé qu’ils ne pouvaient payer ses gages à l’avance. Mais la petite Dottie lui a tapé dans l’oeil, et il a négocié de la prendre “en caution”. Du coup, il s’installe chez les Smith en prenant ses aises. Il apprend la vie à la demoiselle en attendant d’effectuer sa mission…

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C’est ce personnage de cowboy ambigu qui est la clé de voûte du film. Son comportement tranche avec celui des tueurs de série B usuels. Oui, le type est monolithique, reste froid – pour ne pas dire glacial – et possède un regard d’acier (“des yeux qui font mal”, comme lui dit Dottie). Et on sent bien qu’il ne faut pas trop le chercher, à moins de vouloir absolument reposer à six pieds sous terre après avoir pris une balle entre les yeux. Mais il y a aussi chez lui une certaine amabilité et un comportement de gentleman que n’ont pas les autres personnages. Et aussi un petit côté “fleur bleue” assez surprenant.
En fait, l’homme, que l’on devine volontiers solitaire et taciturne, est tout heureux d’avoir trouvé une famille soudée – enfin, plutôt unie pour la même cause crapuleuse – et a envie d’appartenir à ce groupe-là, cette famille, et tant pis si ses membres sont des débiles profonds, des loosers indécrottables, des ploucs pas bons à grand-chose, si ce n’est se mettre dans la panade. Il veut être avec eux, et surtout avec Dottie, sa belle ingénue, une lolita malgré elle, terriblement désirable mais également totalement candide. Peut-être est-ce son innocence qui le touche à ce point, lui qui a l’âme complètement noircie par des années de crimes. En tout cas, pour elle, il prêt à supporter tous les détails agaçants de l’affaire qui les a réunis, comme le fait de ne pas être payé à l’avance, de supporter les gesticulations du frangin de Dottie ou, pire, de voir les choses ne pas se dérouler tout à fait comme prévu…

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La situation crée, au final, une ambiance particulière. Il règne une certaine tension car on sait que Joe a tous les motifs de péter un câble, à moins que ce ne soit Chris qui craque le premier, ou bien n’importe quel autre membre de cette famille de cinglés où seul le chien semble être à peu près normal. En même temps, ils se préparent comme si de rien n’était à partager un bon dîner familial texan, avec bénédicité et retrouvailles chaleureuses autour d’un thé glacé maison et de petits plats cuisinés par Sharla.
Bon d’accord, la façon de déguster ce repas est des plus insolites, surtout lors d’une scène potentiellement culte qui changera à jamais votre regard sur les pilons de poulet panés et frits, mais chacun fait comme il veut, hein…
C’est un peu ça l’Amérique moderne selon Letts et Friedkin : une folie furieuse dissimulée sous une apparente normalité.

Dans Bug, leur précédente collaboration, ils parlaient d’une Amérique post-11 septembre en pleine paranoïa et en plein délire sécuritaire. Ils en faisait un vase clos où germe la folie, jusqu’à l’explosion de la violence.
C’est un peu pareil ici, puisqu’on assiste bien à une lente progression de la tension, jusqu’à l’explosion finale, un peu comme une cocote-minute sous pression. Mais cette-fois, le contexte est celui de la crise économique et du déclin de l’empire américain.

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Ah! Elle n’est pas brillante, la société américaine vue par les auteurs : des dégénérés, des psychopathes, des exploiteurs, des arrivistes et des innocents qui ne le restent pas bien longtemps, des petites magouilles et des grands crimes, des vices et des désirs quasi-incestueux, de la misère sociale et des perspectives d’avenir inexistantes, des valeurs bafouées et des rêves brisés…

Ca pourrait être sordide et déprimant, mais ce Killer Joe, grâce à la mise en scène de Friedkin, aux dialogues de Letts et aux performances des acteurs principaux, devient vite un réjouissant exutoire, dont on sort à la fois estomaqués et ravis. Comme diraient les jeunes “une vraie tuerie!”
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Killer JoeKiller Joe
Killer Joe

Réalisateur : William Friedkin
Avec : Matthew McConaughey, Juno Temple, Emile Hirsch, Thomas Haden Church, Gina Gershon
Origine : Etats-Unis
Genre : jeu de massacre pané à la sauce texane
Durée : 1h42

Date de sortie France : 05/09/2012
Note pour ce film :

contrepoint critique chez : L’Humanité
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