Tre PianiIl y a une seule bonne idée dans Tre piani : Un cortège d’anarchistes dansants, amateurs de tango, prend d’assaut les rues de Rome pour une démonstration de force pacifiste, un moment de grâce et de légèreté faisant oublier temporairement la douleur et la pesanteur du monde dans lequel nous vivons.

Quelques années plus tôt, cette scène aurait été l’une des péripéties d’un récit de Nanni Moretti, une parmi tant d’autres du même calibre. Aujourd’hui, c’est le seul morceau de bravoure du film et il est complètement décorrélé du reste du récit…

Quelques années plus tôt, le cinéaste italien aurait aussi joué lui-même le protagoniste principal, son propre-rôle ou son alter-ego de cinéma, Michele Apicella. Il aurait observé cette curieuse séquence avec son regard toujours critique, mais plein de tendresse, et l’aurait commenté avec son verbe acéré, impitoyable et drôle. Aujourd’hui, il joue bien dans son film, mais un rôle très secondaire, celui d’un juge bourgeois psychorigide et taiseux, qui n’apparaît que le temps d’une ou deux scènes très brèves…

Quelques années plus tôt, Moretti aurait écrit un scénario original, à la fois autobiographique et finement politique, brocardant les aléas de la vie moderne en Italie. Aujourd’hui, et pour la première fois de sa carrière, il signe une adaptation de roman, celui de l’auteur israélien Eshkol Nevo, “Trois étages” (1). On peut comprendre ce qui a pu l’attirer dans le texte original : la construction d’un récit choral autour de trois familles habitant des étages différents d’un même immeuble, symbolisant chacune un des aspects de la psyché de l’auteur, le moi, le ça et le surmoi, et au-delà, le bouillonnement intérieur d’un pays complexe. Un formidable matériau de fiction cinématographique. Le problème, c’est que tout cela ne transparaît plus vraiment à l’écran.
En transposant l’intrigue en Italie, le cinéaste a sans doute un peu perdu l’âme de cette histoire et il n’est pas parvenu, malgré les possibilités offertes par le contexte politique transalpin, parfois chaotique, à lui insuffler de sa propre personnalité. Tout juste arrive-t-on à relier les trois histoires entre elles, à l’aide du fait divers qui sert d’introduction au film, et à identifier un fil conducteur qui serait une vision multiple de la famille italienne et de sa figure centrale, la “mamma”.

Il y a déjà Dora (Margherita Buy), qui, avec son mari Vittorio (Nanni Moretti), essaie de donner à leur fils une éducation bourgeoise stricte et autoritaire, sévère mais juste. Leur fils, hélas, accumule les provocations et les bêtises. Quand il finit par commettre une erreur irréparable – un homicide involontaire, mais où sa responsabilité est totalement engagée – le père et le fils décident de couper définitivement les ponts qui les unissent et ils imposent tous deux cette décision à Dora, totalement perdue.
Il y a ensuite Sara (Elena Lietti), qui essaie de cumuler sa vie de famille et son activité professionnelle. Au début, tout se passe relativement bien car elle peut compter sur le soutien de son mari Lucio (Riccardo Scamarcio) et l’aide de leurs voisins retraités, toujours prêts à garder leur fille en cas de besoin.
Mais un soir, ils réalisent que la fillette et le vieil homme ont disparu. Quand on les retrouve, dans le parc voisin, le vieil homme est retrouvé allongé sur le sol la tête sur les genoux de la jeune fille. Lucio s’imagine illico le pire et se laisse gagner par la colère. Il se persuade que l’aimable grand-père, qui semble surtout frappé par un début de sénilité, a abusé de son enfant. Impossible à raisonner, Lucio finit par perdre pied et se mettre en péril, entraînant son couple dans sa chute. Sara doit alors puiser dans ses ressources morales et son sens de la famille pour essayer de sauver ce qui peut encore l’être.
Enfin, il y a Monica (Alba Rohrwacher), une femme qui vient tout juste d’accoucher et appréhende ses premiers jours avec l’enfant. Elle appréhende surtout de ne pas être à la hauteur et d’être atteinte de la même maladie que sa propre mère, en proie à de fréquentes hallucinations. Elle n’est pas vraiment aidée par son mari, constamment absent et incapable de la rassurer.
Trois femmes essayant de rester fortes et dignes malgré les épreuves, les difficultés du quotidien et les errances de leurs hommes. C’est probablement cela qui a le plus intéressé Nanni Moretti dans ce mélodrame choral. Son précédent long-métrage, Mia Madre, avait marqué un glissement sensible du côté des femmes. Le cinéaste avait fait pour la première fois d’un personnage féminin son porte-parole, son alter-ego de fiction, tout en livrant un récit très personnel sur les liens l’unissant à sa propre mère. Ici, il se place encore du côté des femmes, véritables héroïnes de son récit, tandis que les hommes sont soient absents, soit erratiques. C’est hélas insuffisant pour porter le film, malgré le talent des interprètes, toutes remarquables.

Déjà, il y a un problème inhérent à la structure du récit. Un film-choral exige un rythme particulier, une dynamique qui repose sur l’équilibre entre chacune des sous-parties. Ce n’est hélas pas le cas. L’histoire de Sara et Lucio étant plus développée que celle de Dora, qui est elle-même traitée avec plus de soin que celle de Monica, un peu sacrifiée. Il y a aussi la difficulté de s’identifier aux personnages, pour la plupart assez froids et antipathiques, et de s’intéresser aux enjeux, faute d’un mystère suffisamment préservé. Le film manque d’ambiguïté, de relief, de chair et de souffle.
Quelques années plus tôt, Moretti aurait trouvé le moyen de dynamiser sa mise en scène avec quelques jolis moments de folie douce. Aujourd’hui, sa réalisation est appliquée, mais sans génie. On ne retrouve plus sa patte…

Espérons qu’il ne s’agisse que d’un coup de mou passager et que Nanni Moretti ne soit pas, comme le pauvre vieillard dans le parc, en train de décliner doucement… On a encore besoin de son cinéma et de sa ferveur politique, surtout en ces temps troublés…

(1) : “Trois étages” d’Eshkol Nevo – coll. Folio – éd. Gallimard


Tre piani
Tre piani

Réalisateur ; Nanni Moretti
Avec : Margherita Buy, Nanni Moretti, Ricardo Scamarcio, Elena Lietti, Alba Rohrwacher
Origine : Italie
Genre : Adaptation sans âme et film choral bancal
Durée : 1h59

Contrepoints critiques :

”Nanni Moretti est là pour livrer un geste où l’écriture règne toujours en reine, dans un sillon que lui seul était capable de creuser.”
( Florent Boutet – Le Bleu du miroir)

”Il senso profondo del film è la necessità di tornare a volte indietro nel tempo, anche con l’aiuto di un’anacronistica segreteria telefonica (idea che viene dal romanzo) per riagganciarsi al proprio Io di un tempo, per rivedere giudizi, errori, opinioni. Per la densità emotiva delle storie, sembra un film di Bergman. È un film antico (attenzione, non vecchio: proprio ANTICO) anche per come è girato, con un’economia espressiva assoluta, mai un’inquadratura fuori posto, mai un ghiribizzo della macchina da presa.”
(“Le sens profond du film est la nécessité de remonter parfois dans le temps, même à l’aide d’une messagerie vocale anachronique (idée qui vient du roman) pour se raccrocher à son moi d’autrefois, pour examiner les jugements, les erreurs, les opinions. Pour la densité émotionnelle des histoires, il ressemble à un film de Bergman. C’est un film “ancien” (attention : pas vieux, seulement ancien), aussi pour la façon dont il est tourné, avec une économie expressive absolue, jamais un cadrage déplacé, jamais une sursaut de la caméra”)
(Alberto Crespi – Striscia rossa)

Crédits photos : copyright Alberto Novelli & Sacher Films

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Note :
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Rédacteur en chef de Angle[s] de vue, Boustoune est un cinéphile passionné qui fréquente assidument les salles obscures et les festivals depuis plus de vingt ans (rhôô, le vieux...) Il aime tous les genres cinématographiques, mais il a un faible pour le cinéma alternatif, riche et complexe. Autant dire que les oeuvres de David Lynch ou de Peter Greenaway le mettent littéralement en transe, ce qui le fait passer pour un doux dingue vaguement masochiste auprès des gens dit « normaux »… Ah, et il possède aussi un humour assez particulier, ironique et porté sur, aux choix, le calembour foireux ou le bon mot de génie…

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