Le genou d-ahed affproY. (Avshalom Pollak), cinéaste israélien reconnu internationalement mais moins dans son pays natal, se rend dans la zone désertique de l’Arabah, où il doit assister à la projection d’un de ses films et à un débat avec la population locale.
Bien que cette zone quasi-désertique à la frontière entre la Jordanie et Israël, entre la Mer Morte et le golfe d’Aqaba, soit un drôle d’endroit pour une rencontre cinématographique, le cinéaste accepte de s’y rendre pour y défendre son art et exposer une vision de la société israélienne bien différente de la pensée dominante du pays. Y, opposé au gouvernement de coalition ultra-conservateur qui dirige le pays, entend sensibiliser son auditoire aux méfaits de la mentalité colonialiste et pointer la responsabilité collective dans l’incapacité à faire la paix avec le voisin palestinien.

Au début, tout se passe plutôt bien. Il est accueilli chaleureusement par l’attachée du ministère de la culture, Yahalom (Nur Fibak), une jeune femme avenante qui semble connaître et même apprécier son travail. À vrai dire, Y ne pensait même pas la rencontrer, car ce genre de fonctionnaire quitte rarement les bureaux du ministère à Jérusalem et ne se préoccupe généralement pas du tout des artistes. Mais Yahalom a grandi dans les environs. Elle y a sa famille, ses amis. Avant d’être promue Directrice des Bibliothèques – qui en dépit de son nom très littéraire, pilote l’ensemble des activités culturelles du pays – elle s’occupait de promouvoir la culture dans ce coin reculé du pays. Alors, elle se fait une joie d’accompagner le cinéaste à la projection. Y devrait donc séduit par cette amatrice éclairée, qui est aussi, pour ne rien gâcher, une femme très attirante. Mais quand la jeune femme lui demande de signer un document pour s’engager sur les sujets qui seront abordé lors du débat, il se crispe brusquement.

Pourquoi aurait-il besoin de préciser à l’avance les sujets dont il va parler? En jetant un oeil sur les sujets proposés, il réalise qu’il n’y a que les thématiques préférées du pouvoir ultra-conservateur : l’ ordre, la famille, l’armée, la grandeur de la cause sioniste… En somme tout ce dont il n’a absolument pas envie de parler, pas plus qu’il n’a envie de servir la cause gouvernementale en lui permettant de mettre ses mesures en exergue. La bureaucrate, gênée, lui explique qu’il peut bien sûr proposer d’autres sujets, si son film l’impose. Il faut juste préciser lesquels sur le document, qui sera ensuite validé par le ministère. C’est la condition sine qua non pour que le débat puisse avoir lieu et que Y soit rétribué.

Le cinéaste n’ est pas dupe. Il s’agit ici, soit de jouer le jeu et prêter allégeance au gouvernement, soit de risquer de se retrouver dans la case des cinéastes bannis, empêchés d’exercer leur art dans leur pays. Il se sent pris au piège et regrette d’avoir accepté cette invitation qui a tout du cadeau empoisonné.
Furieux, il retarde l’échéance en allant se promener dans le désert. Mais quand la jeune femme revient à la charge avec ses papiers à signer, il laisse exploser sa colère et se lance dans un impressionnant monologue où il crache son venin contre ces gouvernants qu’il abhorre, ce pays qui cherche à tout prix à écraser et opprimer ses voisins arabes, à l’instar de la jeune Ahed Tamini, militante palestinienne qui donne son titre au film (1). Y hurle sa détestation du nationalisme qui ronge son pays, des querelles religieuses qui minent Jérusalem depuis des décennies, d’un pouvoir politique corrompu et autoritaire, cherchant à asservir le peuple en l’abêtissant, en l’appauvrissant sur le plan culturel, en mettant en avant certains auteurs et en censurant les autres. Il crache son mépris à la face de Yahalom, infortunée ambassadrice du ministère qui ne s’attendait pas à tant de violence.

Cette rage vient peut-être des souvenirs que ce désert a fait émerger chez le cinéaste. Peu avant sa longue tirade, Y. avait évoqué son service militaire, à un moment de tension avec le voisin jordanien, et une histoire impliquant trois soldats, deux jeunes appelés et un officier à peine plus âgé qu’eux. En cas d’alerte, les soldats avaient pour ordre d’avaler une capsule de poison, pour ne pas risquer d’être pris par l’ennemi. Alors que leurs camarades ont tous pris les cachets sans rechigner, les deux jeunes appelés retenaient leur geste. Sous la pression de l’officier, le premier a fini par prendre son médicament tandis que l’autre, apeuré, n’a jamais réussi à l’ingérer. Il s’agissait en fait d’une blague, un bizutage de mauvais goût, mais qui, pour Y. est emblématique de la situation d’un pays divisé entre ceux qui sont chargé de faire appliquer des mesures absurdes, ceux qui obéissent aveuglément aux ordres, convaincus par le discours ou craintifs des conséquences en cas de désobéissance, et ceux qui refusent de suivre la masse, devant faire face à leur lâcheté ou aux représailles de leurs camarades. Tout cela pendant que le vrai pouvoir donne les ordres loin du champ de bataille, à l’abri. Et tout cela pour quoi? Un bout de désert? Quelques mètres de frontière à grapiller?

Y. est à bout. Il est à un moment de sa vie où il est à la croisée des chemins, comme l’indique cette lettre qui lui sert de prénom (2). Son talent a été reconnu à l’étranger et il pourrait avoir l’opportunité de tourner en exil, mais son coeur est toujours là, plus précisément à Tel-Aviv, ville un peu plus ouverte sur le monde et sur les autres que le reste du pays. Mais cela signifie supporter de travailler dans des conditions de plus en plus compliquées, sous le joug de la censure et la menace d’extrémistes appréciant peu sa liberté de ton.  Pour compliquer encore les choses, le cinéaste est confronté à la maladie de sa mère, également sa plus proche collaboratrice. Elle est condamnée à plus ou moins brève échéance et cette perte programmée de ses racines le pousse évidemment à s’interroger sur l’opportunité d’un exil. La solution est peut-être dans un nouveau départ, loin de la Mer Morte et de la mère défunte.

Y., évidemment, c’est Nadav Lapid lui-même. Outre la ressemblance physique avec son acteur Avshalom Pollak, le cinéaste israélien a lui aussi connu la reconnaissance internationale avec Synonymes, Ours d’Or à Berlin en 2019, et il a lui aussi perdu sa mère très récemment. Difficile, donc, de faire un film plus personnel que celui-ci. Era Lapid était la monteuse de tous ses précédents films. Le montage, c’est l’étape où on l’on met de l’ordre dans le film, où on relie les séquences entre elles. C’est sans doute pourquoi Le Genou d’Ahed semble constamment en proie au chaos. Entre la mise en scène qui déraille, divague – la caméra fait de curieuses embardées, indépendamment des accès de rage du personnage principal – le montage qui juxtapose à l’intrigue, des images de la jeune Ahed, des éléments de clips et de curieuses envolées fantasmagoriques comme la scène où Y. passe du désert à la ville en écoutant Vanessa Paradis, et la violence des propos du cinéaste lors de sa grande scène de colère, on a l’impression d’être embarqués dans un maelström d’émotions contraires, entre ironie et amertume, amour et haine, désir et dégoût. Ce côté bancal et chaotique, volontaire, mais probablement aussi amplifié par l’urgence de rendre une copie à temps pour la projection cannoise, rend plutôt service à ce récit viscéral. Son cri de colère nous touche en plein coeur, nous secoue et nous bouleverse. La douleur du déracinement a rarement été aussi bien exprimée au cinéma.

Le Genou d’Ahed est assurément un grand film. Malade, certes, et déconcertant, mais l’une des  émotions fortes de ce 74ème Festival de Cannes.

(1) : Ahed Tamini est une militante palestinienne qui a été arrêtée et assignée à résidence par les autorités israéliennes suite à une vidéo devenue virale où elle giflait un soldat. Un homme politique israélien a dit qu’il aurait mieux valu lui tirer dans le genou, pour l’exemple, afin qu’elle soit assignée à résidence pour le reste de sa vie. Le genou d’Ahed est donc un symbole de haine, d’oppression et de liberté d’expression menacée.

(2) : C’est Y. pour la version internationale, mais  י’  dans son hébreu original.


Le Genou d’Ahed
הברך

Réalisateur : Nadav Lapid
Avec : Avshalom Pollak, Nur Fibak
Origine : France, Israël
Genre : Cri de colère et de douleur
Durée : 1h40

Contrepoints critiques :

Du cinéma coup de boule, virtuose et très en colère.”
(Renan Cros – Trois couleurs)

”Malgré ses aspects parfois brouillons, son trop-plein d’images et de plans, ses ruptures de ton baroques, Le Genou d’Ahed parvient à articuler brillamment ce mélange de fureur et d’angoisse qui est le moteur du récit”
( MpM – Ecran Noir)

Crédits photos : copyright Pyramide Films

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Rédacteur en chef de Angle[s] de vue, Boustoune est un cinéphile passionné qui fréquente assidument les salles obscures et les festivals depuis plus de vingt ans (rhôô, le vieux...) Il aime tous les genres cinématographiques, mais il a un faible pour le cinéma alternatif, riche et complexe. Autant dire que les oeuvres de David Lynch ou de Peter Greenaway le mettent littéralement en transe, ce qui le fait passer pour un doux dingue vaguement masochiste auprès des gens dit « normaux »… Ah, et il possède aussi un humour assez particulier, ironique et porté sur, aux choix, le calembour foireux ou le bon mot de génie…

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