Drive my carSi Drive my car, le nouveau long-métrage de Ryusuke Hamaguchi s’inspire de nouvelles écrites par Haruki Murakami, matériau littéraire de haute volée (1), sa forme épouse plutôt celle d’une pièce de théâtre, un drame en trois actes. Et c’est plutôt logique, tant le théâtre est ici au coeur de l’intrigue. Il est den tout cas très important, voire essentiel, pour le personnage principal, Yusuke Kafuku (Hidetoshi Nishijima), un acteur et metteur en scène expérimenté qui se distingue par ses adaptations modernes de grands textes classiques avec des tragédiens de différentes nationalité jouant tous dans leur langue maternelle.

Dans le premier acte, qui peut aussi être vu comme un prologue des deux autres parties, Yusuke découvre que sa femme, Oto (Reika Kirishima), a un amant. Il décide de se taire, faire comme si de rien n’était, pour ne pas mettre en péril son couple. Oto et lui ont déjà réussi à surmonter une première épreuve difficile et il ne veut pas gâcher cela en jouant les maris outragés et jaloux. Mais un matin, alors que le metteur en scène part pour une répétition, Oto lui annonce qu’ils devront avoir une conversation sérieuse à son retour. Elle n’aura pas lieu. L’homme traîne, lambine, repousse l’échéance, et quand il rentre, il découvre, étendu sur le sol, le corps sans vie de son épouse.

Le deuxième acte se déroule deux ans plus tard. Yusuke accepte d’animer un atelier créatif à Hiroshima, avec pour but de monter une adaptation de « Oncle Vania », le classique de Tchékov, avec des acteurs venus du Japon, de Corée ou de Singapour. Parmi eux, il a la surprise de retrouver Kôji (Masaki Okada), un acteur de séries télévisées qu’il soupçonne d’avoir été le fameux amant de sa femme, celui avec qui elle était quand il a découvert son adultère. Bien que sensiblement agacé par ce jeune homme volage et inconséquent, il accepte de lui confier le rôle principal de la pièce et commence le travail de répétitions qui, à la grande surprise des participants, consiste essentiellement en la lecture des scènes de la pièce sans aucune once de jeu ou d’intonation. De la lecture en mode robot, sans sentiments, sans passion, que l’on pense être tout d’abord un moyen de créer de la distance avec son ancien rival, avec qui il est lié par l’amour d’une même femme, ou de l’humilier, puisqu’il a beaucoup de mal à jouer ce jeu – ou plutôt à ne pas jouer du tout. On comprend finalement que cette approche fait partie de sa méthode de travail, permettant de s’approprier le texte en le banalisant, en le dénuant de tout artifice, avant de s’y projeter pleinement, d’y mettre son âme, son vécu, ses émotions ressenties ou non encore exprimées.

Le dernier acte voit Yusuke se rapprocher de Misaki (Toko Miura), la jeune femme qu’on lui a imposée comme chauffeur le temps du festival. Il a perdu sa femme. Elle a perdu sa mère. Deux figures aimées, mais également sources de tourments. Depuis, ces deux âmes en peine se sont murées dans une sorte de silence et de solitude. Leur rencontre les pousse à affronter la douleur qui les ronge et à essayer de faire le deuil de celles qu’ils ont perdu. Ils entament un périple jusqu’à l’île d’Hokkaido, d’où vient Misaki. C’est là, dans cet endroit où, en hiver,  la neige recouvre les choses et les êtres, où le froid engourdi les émotions, que le duo va raviver ses souvenirs, reprendre goût à la chaleur humaine et trouver la paix de l’âme, le repos. C’est justement de ce repos dont il est question dans la dernière réplique de “Oncle Vania” : « Et tous deux nous verrons, cher oncle,  une vie lumineuse, belle, splendide. Nous nous en réjouirons et nous rappellerons avec une humilité souriante nos malheurs d’à présent. Et nous nous reposerons.« (2). Encore et toujours une référence théâtrale…

Pourtant, l’essence de Drive my car est toute cinématographique, car le film est mouvement et, dans cette dernière partie, c’est bien de mouvement dont il est question. Un mouvement physique, du sud vers le nord. Et un mouvement intérieur, qui transforme les personnages, leur permet d’avancer dans leur existence. Avancer ou plutôt reculer. La caméra filme le plus souvent la vue depuis la plage arrière de la voiture. Les personnages progressent bien de Hiroshima vers Hokkaido, mais l’angle de prise de vue donne l’impression d’un voyage à reculons, un retour en arrière, une virée vers le passé pour mieux faire un saut dans le futur. Yusuke et Misaki doivent emprunter un trajet opposé à celui de ceux qui les entourent. Le travail qu’ils doivent accomplir est l’inverse de celui des comédiens. Durant les monotones séquences de lecture, les comédiens doivent abandonner leurs émotions, devenir des réceptacles vides pour mieux trouve leurs masques et incarner des personnages. Yusuke et Misaki, eux, ont adopté au quotidien le masque de l’impassibilité, de l’absence totale d’empathie. Ils doivent au contraire se débarrasser de ces masques, ressentir à nouveau des émotions, retrouver goût au contact humain.
Au départ, ils n’échangent que très peu. Yusuke reste absorbé par son travail et ses pensées. Misaki se contente de conduire sans jamais dire un mot. Elle attend sagement la fin des répétitions pour l’emmener d’un endroit à un autre.
Puis peu à peu, un lien va se faire entre eux. Ils vont apprendre à se découvrir, s’apprécier et surtout se comprendre, chacun étant en mesure d’accepter l’autre dans toute son imperfection, avec ses remords, ses doutes, ses tourments existentiels.

Les deux personnages sont hantés par leurs fantômes personnels, mais chacun à sa manière. Pour Yusuke, c’est la voix d’Oto qui l’empêche de faire le deuil. Il écoute en boucle une cassette qu’Oto a enregistrée, où elle dicte le texte de la pièce. Pour Yusuke, ce texte qu’il connaît par coeur est devenu indissociable de la voix de sa femme et cela l’empêche de jouer à nouveau. Son épouse portait bien son prénom, puisque l’idéogramme “Oto” (音) signifie “son” en japonais. Il doit se défaire de ce son qui le hante, l’oublier pour retrouver le goût du jeu et l’envie de vivre.
Une jeune actrice sud-coréenne va lui donner l’occasion de surmonter ce problème en jouant le texte dans sa propre langue… en langage des signes. Là encore, il y a un lien avec la méthode de mise en scène de Yusuke, qui se défait du texte et des intonations de la voix pour mieux laisser le corps prendre le dessus. C’est d’abord par le geste que les acteurs s’approprient l’espace, incarnent leurs personnages, avant de laisser à nouveau le texte reprendre ses droits et trouver un équilibre plein de grâce.
Pour Misaki, l’absence maternelle se traduit par un grand blanc, une imposante couche neigeuse sous laquelle rien ne passe. Aucune image, aucun son, aucune émotion. Elle doit se rendre sur les lieux pour revivre le drame et exprimer ce qu’elle ressent.
Les deux personnages sont ravagés par le deuil, l’absence d’un être cher, mais en même temps sont gênés par les sentiments ambivalents qu’ils nourrissaient à l’égard des défunts. Il en voulait à sa femme de le tromper avec un acteur plus jeune, à qui il ressemblait probablement quelques années auparavant. Elle haïssait sa mère qui la battait fréquemment, lors d’accès de colère liés à sa maladie. Ils doivent abandonner ces sentiments négatifs pour lesquels ils culpabilisent, abandonner leur chagrin, se vider pour mieux revivre.

Tout en finesse et en délicatesse, Drive my car fait vivre au spectateur un très beau voyage sensoriel et émotionnel, qui réussit à la fois à restituer toute la poésie et l’ambiance des écrits de Murakami, mais aussi de rester fidèles aux thèmes de prédilection du cinéaste. L’usure du couple est l’une des thématiques récurrentes de son oeuvre depuis Passion. Le deuil et la seconde chance étaient au coeur d’Asako I et II, les personnages de Senses devaient aussi trouver une façon d’exprimer leurs émotions face aux tracas du quotidien.
Hamaguchi continue de creuser son sillon et de s’imposer comme un cinéaste important. Il construit film après film une oeuvre cohérente, à la fois simple et complexe, où les émotions se découvrent entre les strates de ses récits, où les non-dits sont aussi importants que les mots, et où les plus infimes mouvements de l’âme sont captés en plan rapprochés. C’est aussi l’un des atouts de l’art cinématographique par rapport à celui du théâtre, et Ryusuke Hamaguchi maîtrise à la perfection ce langage-là.

(1) : “Des hommes sans femmes” de Haruki Murakami – éd. 10/18
(2) : Anton Tchékov – “Oncle Vania”


Drive my car
ドライブ・マイ・カ

Réalisateur : Ryusuke Hamaguchi
Avec : Hidetoshi Nishijima, Toko Miura, Masaki Okada, Reika Kirishima, Satoko Abe, Yoo-rim Park, Dae-young Jin
Genre : Voyage sensoriel et spirituel
Origine : Japon
Durée : 2h59
Date de sortie France : 18/08/2021

Contrepoints critiques :

”Autour du deuil, de la parole vraie, de l’écoute et de la création artistique, Drive My Car de Ryûsuke Hamaguchi fait naître des moments de cinéma d’une grâce absolue. Une merveille de film.”
(Anne-Claire Cieutat – Bande à part)

”Il y a l’ampleur, la profusion, la profondeur de champ d’un grand roman dans le film d’Hamaguchi, épopée en voiture individuelle où s’engouffre bien plus encore, au gré des nombreuses bifurcations dont son récit a le goût, entre lesquelles il fraie peu à peu un dédale de chemins imprévisibles et néanmoins limpides.”
(Julien Gester – Libération)

”Ce road movie, dont le personnage principal est peut-être la SAAB rouge de son héros, m’a laissé sur le bord du chemin.”
(Yves Gounin – Un film un jour)

Crédits photos : copyright The Match Factory

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