Quand Jacques Audiard avait annoncé la  mise en chantier de Dheepan, il avait évoqué plusieurs pistes. Une adaptation contemporaine des “Lettres Persanes”, une “comédie de remariage” et un remake des Chiens de paille. Un curieux cocktail qui laissait penser que le cinéaste brouillait les pistes. Pourtant, on retrouve bien, d’une certaine façon, ces trois éléments dans le long-métrage achevé.

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Une adaptation moderne des “Lettres Persanes”

S’il s’agit d’une adaptation, elle est très libre… Audiard utilise surtout le même procédé que Montesquieu. Il fait observer la société française par le regard innocent de personnages étrangers. Mais le contexte est évidemment très différent.  Les trois personnages principaux, Dheepan (Antonythasan Jesuthasan), Yalini (Kalieaswari Srinivasan) et Illayaal (Claudine Vinasithalby) ne sont pas perses, mais sri-lankais. Ils ne sont pas philosophes, mais fuient leur pays après une guerre civile dévastatrice. Ils ont dû prendre une fausse identité pour arriver en France et se faire passer pour une famille, alors qu’ils ne se connaissent absolument pas.
Enfin, contrairement aux héros du roman de Montesquieu, qui découvraient un pays en train d’entrer dans le Siècle des Lumières, les personnages d’Audiard découvrent une France sur le déclin, qui menace de plus en plus de sombrer dans l’obscurantisme. La seule lumière qui brille au début de Dheepan est celle émise par les serre-têtes lumineux et autres babioles bon marché que les immigrés clandestins essaient de fourguer aux touristes sur les Champs-Elysées ou près de la Tout Eiffel, seul gagne-pain possiblepour les sans-papiers.

Dheepan, Yalini et Illayaal réussissent heureusement leur examen d’entrée sur le territoire. Même si leur famille factice ne dupe pas le compatriote engagé pour servir d’interprète auprès des forces de l’ordre, ils obtiennent le statut de réfugiés politique. Ce qui veut dire qu’ils ont droit à un logement et à du travail.
On les envoie dans une ville appelée Le Pré, en Seine Saint-Denis. En consultant le dictionnaire, Dheepan pense arriver dans une sorte de pâturage verdoyant. A la place, ils découvrent une gigantesque barre de béton défraîchie, typique des cités HLM de banlieue, où se condense toute la misère du monde.
Pour les trois réfugiés, cela ressemble pourtant au Paradis, comparé à l’enfer qu’ils ont vécu au pays. Ils se satisfont de ce minuscule trois pièces équipé d’électricité et d’eau courante. Dheepan obtient le poste de gardien de l’immeuble. Yalini doit s’occuper de faire le ménage d’un vieil homme impotent dans l’immeuble d’en-face. Le salaire proposé, 500 Euros, la comble de bonheur. Converti en monnaie de son pays, cela fait plus de 70 000 roupies, dix fois plus que ce qu’elle gagnait là-bas.
Quant à Illayaal, elle est envoyée à l’école. Au pays, elle n’allait pas en classe. L’école avait été brûlée…

Evidemment, même si les trois sri-lankais sont heureux d’être là, tout n’est pas rose. Ils se heurtent au regard hostile de la population locale. Dheepan subit les insultes et le manque de respect des jeunes du quartier et il doit obéir aux ordres des dealers qui squattent les parties communes. Yalini est obligée de porter le foulard pour se fondre dans la masse et ne se sent pas à l’aise dans cet environnement. Illayaal est rejetée par les gamines de sa classe, qui la trouvent trop différente.
Mais là encore, la situation est moins pénible qu’au pays.

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Une comédie de remariage

Au fil des jours, le trio s’intègre de mieux en mieux. Illayaal étudie sérieusement et peut intégrer une classe normale. Yalini ne cherche plus à fuir vers l’Angleterre et prend aussi du plaisir dans son travail, notamment au contact de Brahim (Vincent Rottier), un jeune voyou au coeur tendre qui habite l’immeuble où elle travaille.
Dheepan aussi se sent bien. Il se débrouille un peu plus en français et son travail est apprécié.
Pour la première fois depuis la guerre civile, il envisage de retrouver une vie normale. La cohabitation forcée et heurtée avec Yalini et Illayaal se transforme en vie de famille ordinaire. Ils veillent les uns sur les autres, développent des relations complices.
La tentation est grande, alors, de vouloir transformer ce faux mariage en vrai couple et de métamorphoser cette fausse famille en véritable cellule familiale.
Audiard filme l’évolution de la relation des personnages, l’attendrissement de ces coeurs secs, fermés, en restant toujours à bonne distance pour ne pas verser dans les bons sentiments ou la mièvrerie. Comme à son habitude, sa mise en scène est élégante, discrète et pudique.

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Un remake des “Chiens de Pailles”

Elle instille aussi une certaine tension au récit. Car chez Audiard, on n’est jamais très loin du film noir. On sent que l’espoir né de ce nouveau départ va vite être remis en question, que la violence et la noirceur vont faire irruption dans le récit, que la comédie dramatique va virer au tragique.
En effet, la cité HLM dans laquelle on les a envoyés est loin d’être un havre de paix. Elle est le théâtre d’un conflit ouvert entre trafiquants de drogue rivaux. Il n’est pas rare de voir des balles fuser au pied des immeubles et près des appartements.
Cette violence réveille les souvenirs de Dheepan, rouvre les blessures psychologiques qui n’ont pas encore eu le temps de cicatriser. L’homme est très marqué par les horreurs qu’il a pu voir au Sri Lanka, lors du conflits entre les Cingalais et les indépendantistes Tamouls.
Il essaie d’intervenir pour éviter l’escalade de la violence. Ceci lui vaut immédiatement une nette perte de popularité auprès de certains habitants et met son foyer en danger.
Effectivement, le dispositif utilisé par Audiard est proche de celui du film de Sam Peckinpah. Un personnage pacifique se voit contraint de répondre par la violence à l’hostilité de plus en plus manifeste d’un groupe d’individus. Pour sauver sa peau et défendre sa famille – ou ce qu’il considère comme tel.

Ce virage narratif brutal risque de diviser les spectateurs.
Certains seront désarçonnés par ce brusque changement de ton du film ou fustigeront un mélange de genres hétéroclite. Les autres trouveront au contraire l’évolution du récit cohérente et trouveront que ces composantes mises bout à bout confèrent à l’oeuvre toute son ampleur.

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Un film portant la patte de Jacques Audiard

Il ne faut pas perdre de vue ce que raconte Jacques Audiard. Dheepan, c’est le parcours d’un homme brisé qui, pour se reconstruire, doit exorciser ses démons et trouver une nouvelle raison de vivre, une nouvelle cause à défendre. En optant pour cette construction complexe, chaotique, le cinéaste nous fait passer par les mêmes états émotionnels que son personnage principal.

Evidemment, cela ne fonctionnerait pas si on ne pouvait s’attacher immédiatement aux protagonistes. On entre tout de suite dans le film grâce au brio de la mise en scène, puis grâce à la direction d’acteurs exceptionnelle d’Audiard. Antonythasan Jesuthasan, Kalieaswari Srinivasan et Claudine Vinasithalby, trois acteurs non-professionnels sont impressionnants de justesse devant la caméra du cinéaste français. On partage tout au long du film leur douleur d’être arrachés à leur pays d’origine, leurs doutes quand ils s’installent dans un nouvel environnement très différent de ce qu’ils ont connu jusque-là, leurs peurs quand retentissent les premiers échanges de coups de feu entre les dealers, mais surtout leur confiance en un avenir meilleur.
Car si, chez Audiard, le récit baigne dans une certaine noirceur, cette dernière est toujours contrebalancée par une foi profonde en l’être humain.
e ses collègues ont  déçu en livrant des oeuvres moins abouties que leurs oeuvres précédentes, Jacques Audiard propose un long-métrage du même niveau que le reste de sa filmographie, en innovant avec bonheur sur le fond comme sur la forme. Lui aussi mériterait une petite (voire une grande) place au palmarès…

On a pu entendre, ça et là, que Dheepan  est très inférieur aux précédents films de Jacques Audiard. Nous ne sommes pas d’accord. Il est certes moins flamboyant que son chef d’oeuvre, Un Prophète, mais au moins du même calibre que De battre mon coeur s’est arrêté ou De Rouille et d’os. C’est un imposant morceau de cinéma, superbement mis en scène, magistralement interprété, portant des valeurs humanistes fortes.

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Rédacteur en chef de Angle[s] de vue, Boustoune est un cinéphile passionné qui fréquente assidument les salles obscures et les festivals depuis plus de vingt ans (rhôô, le vieux...) Il aime tous les genres cinématographiques, mais il a un faible pour le cinéma alternatif, riche et complexe. Autant dire que les oeuvres de David Lynch ou de Peter Greenaway le mettent littéralement en transe, ce qui le fait passer pour un doux dingue vaguement masochiste auprès des gens dit « normaux »… Ah, et il possède aussi un humour assez particulier, ironique et porté sur, aux choix, le calembour foireux ou le bon mot de génie…

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