Chapitre 1 : Le paria et le pyromane

Au début, vu la date de l’entretien, je crus à un poisson d’avril. Mais, assis en face de moi, le Commissaire-divisionnaire et le Préfet n’avaient pas l’air d’avoir très envie de rigoler.
Mon patron me répéta  les mots fatidiques :
Capitaine Boustoune, suite à une enquête de l’IGS concernant votre dernière affaire, vous êtes rétrogradé et muté au commissariat de Beaune, où vous intègrerez la Brigade Cinéphile. La décision prend effet immédiatement. Au revoir et bonne chance!”.
En me levant, je sentis mes jambes flageoler – et sans gigot pour les accompagner. Ainsi, je payais les pots cassés pour la dernière mission que j’avais accomplie au sein de la Brigade de surveillance de la police parisienne, plus connue sous l’appellation  “Angles de vue”. Apparemment, le type que j’étais chargé de mettre sous vidéo-surveillance n’avait pas tellement apprécié la chose, et avait suffisamment de pouvoir auprès de ma hiérarchie pour organiser ma mise à l’écart. Je ne protestai même pas – c’eût été totalement inutile – et quittai la pièce, dépité.

Le lendemain, j’étais dans le train en direction de Beaune, profitant du voyage pour reprendre mes esprits après ce coup du sort, et essayant de positiver. Après tout, Beaune, fleuron de la Bourgogne, était une jolie ville. Une terre de gastronomie et de vignobles exquis. Et un coin relativement tranquille. Cela aurait pu être pire. J’aurais très bien pu être envoyé au fins fonds de la Creuse ou dans un quartier sensible de banlieue parisienne. Et la Brigade cinéphile était quand même plus sympathique que la brigade cynophile. Les amateurs de 7ème art ont beau être un peu étranges, ils sont quand même globalement plus fréquentables que des pitbulls ou des bergers allemands.

Beaune

Dès mon arrivée, je tombai sous le charme de la ville. Ses toits si typiques de la Bourgogne, ses ruelles pavées chargées de mystère, ses remparts majestueux… Des bars à vins partout, des restaurants aux cartes alléchantes, et des autochtones plus zen que les parisiens. Mais je n’étais certainement pas là pour faire du tourisme.  Je me rendis donc très vite dans les locaux de mon unité, installés au coeur de la Chapelle Saint-Etienne.
Là, un planton ressemblant au cinéaste Serge Bozon – Brigade cinéphile oblige – me remit mon insigne orangé et rose, laisser-passer qui me permettrait d’accéder sans encombres à tous les lieux interlopes de la ville, notamment les salles obscures – du moins  celles où l’on fait autre chose que déguster du raisin fermenté – et aux locaux annexes de la brigade, comme le Palais des Congrès, utilisé pour les interrogatoires musclés. Je pus enfin rencontrer mon nouveau supérieur, qui m’attendait de pied ferme, avec mes premiers ordres de mission.

Le Capitaine Bordat, était un homme de stature imposante, qui avait visiblement bien profité des spécialités locales au fil des années. De prime abord, il me parut être un type plutôt bourru, avare en paroles superflues. Mais, au fil de la conversation, je découvris un homme passionné par son travail et sa mission, assez drôle, malgré une propension à l’utilisation de calembours et de jeux de mots d’un autre âge.
Il me confia illico une première enquête pour tester ma valeur. Mais il me précisa que j’allais devoir marcher sur des oeufs :
”Lieutenant Boustoune, vous allez devoir enquêter sur un acteur étrange, une sorte de gourou pyromane qui, partout où il passe, demande à ses disciples – je cite – d’allumer le feu. Attention, le type est apparemment dans les petits papiers du maire et de la hiérarchie. Et il est assez populaire. Vous devez le surveiller étroitement, mais sans faire de vagues. Vous me ferez votre rapport personnellement, mais officiellement, je ne vous ai jamais confié cette mission. Compris?  Si vous vous plantez sur ce coup-là, je ne pourrai rien faire pour vous”.
Aïe, à peine muté, je me trouvais déjà dans une position délicate. Une erreur et hop, j’allais me retrouver à visionner du cinéma expérimental polonais pour le restant de mes jours ou être envoyé à Gerardmer, chez les psychopathes à la tronçonneuse et autres démons des enfers.

Avant de partir enquêter au Cap Cinéma, où tout le gratin devait assister à l’ouverture du 6ème festival du film policier de Beaune, je fis connaissance de deux de mes collègues.
Déjà Mehdi Omaïs, surnommé “Cèdre & baobab” en raison de sa double origine libano-sénégalaise. De son flot incessant de paroles, je compris qu’il était à la fois le responsable de la sécurité du Métro (ce qui était déjà très curieux, vu qu’à Beaune, il n’y a pas de métro…) et un justicier pourfendant de sa plume assassine les “cyniques-iniques” (sic).
Ensuite, Marc-Georges Boulenger, un vieux de la vieille qui avait jadis tenu de main de fer les Brigades du Tigre de la ville du Havre et qui n’était jamais avare en anecdotes sur le cinéma.

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Arrivé sur place, je fus surpris par la cohue qui régnait aux alentours du cinéma. Des confrères policiers, des curieux venus voir les stars, des festivaliers faisant patiemment la queue pour espérer assister à la cérémonie d’ouverture et même des bikers venus faire une haie d’honneur au suspect n°1 de mon affaire, un certain Johnny Hallyday. Je commençais à me demander ce que je faisais là, car un type aussi adulé, aussi aimé ne pouvait pas être un criminel. En même temps, le titre du film qu’il venait présenter au festival était paradoxal : Salaud, on t’aime. Et le réalisateur était Claude Lelouch. Le louche? De quoi aiguiser un peu plus ma curiosité de flic.

J’attendis patiemment le moment propice pour poser un micro espion sur le bonhomme. Hélas, à peine Johnny arrivé, la foule autour de moi se mit littéralement en transe, les femmes hurlèrent comme des pucelles à un concert de Justin Bieber, les hommes jouèrent des coudes pour essayer de glaner un autographe. Trop de monde, trop de mouvement. Impossible d’approcher le suspect. Il allait me falloir entrer dans la salle de cinéma. Et pour cela, mon badge ne suffisait pas. Soirée de gala oblige, une invitation était requise pour assister à l’évènement. Je tentai ma chance auprès d’un attaché de presse, qui m’envoya paître gentiment mais fermement. “Si vous n’êtes pas sur nos listes, on ne peut rien pour vous. Et de toute façon, on n’invite pas n’importe qui à ce genre d’évènement”. L’envie de lui faire bouffer son listing feuille par feuille m’effleura l’esprit un moment, mais je pensai à un exil lointain et aux recommandations du capitaine, et essayai auprès d’un confrère policier. Le résultat ne fut guère plus concluant. L’homme me regarda avec un sourire sardonique – c’est-à-dire un sourire de Michel Sardou – et me balança en pleine gueule : “Dégage, looser! On sait qui tu es! Tu es persona non grata ici!”. Charmant…

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Finalement, je tombai sur Clément, un de mes anciens indics reconverti dans les relations presse. Il m’accorda une invitation de seconde catégorie, mais qui allait pouvoir m’aider à passer les cordons de sécurité. “Ecoute, Boustoune, avec ça, tu peux accéder à la seconde salle. La cérémonie est diffusée en direct et normalement, Johnny et Claude viendront vous présenter le film en cinq ou dix minutes”
C’était toujours mieux que rien. Si j’avais du me contenter de la troisième salle, je n’aurais jamais pu croiser Hallyday et en serais sûrement sorti frustré, comme les spectateurs payants qui ont été relégués dans cette salle-là.
Il ne me restait plus qu’une étape pour accéder à la salle : l’ultime contrôle à l’entrée. Une hôtesse me demanda mon nom et consulta son listing. Je n’étais pas dessus. Etais-je de la mairie? Un sponsor, peut-être? Là, mon sang ne fit qu’un tour. Je la choppai par le colbac et lui murmurai à l’oreille que si elle ne me laissait pas entrer fissa, je lui soignerais le sourire ultra-brite à coups de phalanges. La méthode fonctionna et elle m’installa à la dernière rangée. Argh! Ce n’était pas comme cela que j’allais pouvoir approcher ma cible.

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Marc-Georges était déjà installé dans un siège. Il me rassura en me disant que je n’avais pas obligatoirement à approcher le suspect pour résoudre l’enquête. Il me suffirait d’ouvrir mes esgourdes pendant la cérémonie, de voir le film, l’analyser et regarder le type droit dans les yeux pour savoir s’il est ou non un criminel pyromane.
La cérémonie commença. Tout d’abord, un vieux type au regard bleu-glacier vint sur scène. Lionel Chouchan, le président du festival. Il fit un jeu de mots que j’aurais pu croire écrite par mon nouveau patron : “J’ai perdu ma verve d’antan. Maintenant, je suis plutôt verveine…”. Mais la suite du discours, entre remerciements appuyés et gaffes grossières sur le patronyme des invités, m’inclina à penser que le bonhomme sucrait complètement les fraises. Néanmoins, je me tus, conscient de l’importance de ce Monsieur dans l’organisation du festival. Pas de vagues… Surtout pas de vagues…

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Vint ensuite Alain Suguenot, le Maire de la ville. Lui était plutôt en forme, avec son tout récent triomphe électoral. Mais son discours, sans doute inspiré par la mise à l’honneur du polar mexicain au cours de la manifestation, fut tout aussi délirant. Il parla de Corona, de Mescal et autres spécialités mexicaines. Mais, dans son flot de paroles, il parla aussi de son invité d’honneur du jour, Johnny Hallyday, confirmant que celui-ci  allait “allumer le feu”. Ca se corsait. Si même le maire était partie prenante de ces actes pyromanes, cela allait être coton d’intervenir… D’autant que, dans les différents jurys présentés aux spectateurs, celui de la compétition officielle emmené par  Cédric Klapisch, celui Sang-Neuf de Jacques Maillot et celui “Spécial police”, se trouvaient l’élite de la police étrangère et la Commissaire-divisionnaire honorifique Danièle Thiéry. Une bourde, et je finirais probablement en poste aux fins-fonds de l’Antarctique…

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Mais Claude Lelouch vint rendre hommage à l’acteur principal de son dernier film et lui faire une vraie déclaration d’amour et d’amitié. Ses comédiennes, Irène Jacob, Pauline Lefèvre et Isabelle de Herthog , firent également l’éloge de leur partenaire, “un grand Monsieur” selon leurs dires. Difficile de ne pas croire en leur sincérité…
Et quand Johnny Hallyday monta enfin sur scène, il se contenta de quelques mots pleins de modestie. Même chose quand l’équipe du film vint saluer les spectateurs dans notre salle. L’homme resta très humble, très simple, saluant le public de petits gestes amicaux. Mon regard capta le sien et ne perçus rien d’autre qu’une grande sincérité. A ce moment là, je ne pouvais pas imaginer cet homme dans la peau d’un dangereux pyromane. Je décidai quand même de visionner l’oeuvre, histoire d’en avoir le coeur net.

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Mais très vite, je fus intrigué par tout autre chose. Que faisait ce film dans un festival de films policiers? D’accord, Claude Lelouch était un ami du festival, un beaunois d’adoption, un cinéaste intéressant, mais cette oeuvre-là n’avait rien d’un polar. Au vu des premières minutes,  Salaud on t’aime était plus un film sur la famille et sur le couple, axé autour des relations entre un père et ses filles, entre un homme meurtri par l’échec de ses unions successives et une veuve de vingt ans sa cadette, entre deux vieux amis. Johnny Hallyday y incarnait un photographe de renom doublé d’un indécrottable coureur de jupons, qui avait eu quatre filles, de quatre femmes différentes et qui, pour la première fois, parvenait à les réunir toutes auprès de lui, grâce à une ruse de son ami médecin, laissant croire à sa santé déclinante.
Dans cette première partie, le seul vrai suspense, en dehors de la réalité – ou non – de cette maladie en phase terminale dont était supposé être atteint le personnage, était de savoir si Lelouch allait tomber dans ses travers récurrents et faire basculer l’histoire dans le mélodrame philosophico-mystique. L’omniprésence des partitions musicales, et les quelques tentatives de passages chantés laissaient craindre le pire, mais curieusement, l’ensemble était totalement canalisé, maîtrisé, faisant osciller le film entre comédie légère et drame crépusculaire larvé.   joué par  passages chantés. Pas un mauvais film, loin de là,
Finalement, le côté polar intervint au bout de longues minutes, par l’intermédiaire d’éléments très légers – un casse spectaculaire dont les auteurs restent impunis, un crime déguisé – et dans les aspects très noirs de cette histoire hantée par la maladie, la mort et le mensonge. Et Lelouch en donna la clé dans une des répliques du film, posant que la vie est un polar permanent.
Mais le coeur du film était tout autre. Je fus subjugué par ce récit constamment surprenant, qui emprunte un peu au polar, un peu au western et beaucoup à l’univers habituel de Claude Lelouch. Presque au point d’en oublier ma mission. Et je fus même submergé d’émotion au moment de la scène finale, qui transforme toute l’oeuvre en un vibrant film d’amour et de pardon.
Et Johnny Hallyday dans tout cela? Je le trouvai très impressionnant dans ce film. Emouvant, fragile, sensible… Le seul incendie que le bonhomme provoqua fut l’embrasement du coeur des spectateurs, bouleversés par ce curieux récit et par sa performance, toute en retenue. Il y avait plus en lui quelque chose de Tennessee Williams, un petit côté fou d’amour, que je t’aime que je t’aime…

Salaud on t'aime - 2

A mes côtés, Marc-Georges était tout aussi conquis. Un peu surpris de nos réactions face à ce charismatique suspect, je décidai de continuer l’enquête lors du cocktail qui suivait la cérémonie, la “Paulée du Polar”, comme l’appelaient les gens du cru. Las, il me fallait encore une invitation pour cet évènement. Je tentai encore de solliciter le brave Clément, qui me fit comprendre que si j’avais été toléré à la cérémonie d’ouverture bis, il n’en serait pas de même à ce cocktail VIP. Décidément, j’étais véritablement devenu un paria dans le milieu, un persona non grata qu’il fallait tenir loin du gratin.
Je laissai donc mon confrère, le Lieutenant Omaïs, se charger de la fin de l’enquête. Son rapport conforta  mon opinion. Ce Johnny était totalement innocent. Il aurait été injuste de laisser se refermer sur lui les portes du pénitencier.
J’en avisai illico le Capitaine. Celui-ci me regarda avec une moue sceptique.

– Mais enfin, vous êtes certain de votre jugement? Vous avez vu sa gueule? Il n’a pas une tête d’enfant de choeur…
– Quoi sa gueule? Qu’est-ce qu’elle a sa gueule? Chef, je pense que si vous avez un problème, c’est que vous avez toujours préféré Eddy Mitchell, le chanteur-cinéphile. Je me trompe? Eh bien, sachez que dans le film de Lelouch, il est également de la partie, et reprend même, en duo avec son copain Johnny, la chanson de Dean Martin et de Ricky Nelson. Ca devrait vous plaire…
Ah, chef, je vous promets que le type est totalement innocent. Et il n’est pas que l’idole des jeunes. Il est aussi celui de toutes les générations, de toutes les classes sociales. La présence d’une foule aussi importante autour du cinéma en atteste. Et puis, il est dans les petits papiers du maire, de la commissaire-divisionnaire…
– Mouais. Je vous fais confiance. Et puis, au moins, on n’aura pas de problèmes en classant l’affaire. De toutes façon, si les beaunois se sont embrasés, la ville, elle, n’a pas brûlé. Bon travail, lieutenant!

Ces compliments me réchauffèrent le coeur. Je venais de réussir parfaitement mon intégration au sein de la brigade. Mais bien d’autres enquêtes m’attendaient. Beaune la mystérieuse n’avait pas fini de me livrer tous ses secrets

(A suivre)

Beaune 2014 bandeau

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Rédacteur en chef de Angle[s] de vue, Boustoune est un cinéphile passionné qui fréquente assidument les salles obscures et les festivals depuis plus de vingt ans (rhôô, le vieux...) Il aime tous les genres cinématographiques, mais il a un faible pour le cinéma alternatif, riche et complexe. Autant dire que les oeuvres de David Lynch ou de Peter Greenaway le mettent littéralement en transe, ce qui le fait passer pour un doux dingue vaguement masochiste auprès des gens dit « normaux »… Ah, et il possède aussi un humour assez particulier, ironique et porté sur, aux choix, le calembour foireux ou le bon mot de génie…

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