El Conde affpro[Compétition Officielle ]

De quoi ça parle ?

Du régime tyrannique qu’Augusto Pinochet a instauré au Chili suite à un coup d’état en 1973, et qui a duré officiellement jusqu’en 1990, avec son cortège de tortures, de disparitions et d’exécutions sommaires. Mais aussi de ceux qui ont participé de près ou de loin à cette dictature et son héritage aujourd’hui.
Enfin, pas vraiment… Le sujet du film est bien là, mais le cinéaste considère tout ceci comme acquis par le spectateur. Aujourd’hui, les actes barbares des années de dictature sont connus et bien documentés. En revanche, le public ne savait pas forcément que Pinochet était… un vampire. Oui, un vampire, comme Dracula. Un monstre se nourrissant du sang des jeunes femmes, quasi-increvable, sauf si on lui enfonce un pieu en bois dans le coeur…
Dans ce récit, entre farce caustique et fable fantastique, Pablo Larrain imagine que Pinochet (Jaime Vadell) n’est pas mort. Il a simulé sa mort pour pouvoir recommencer ailleurs son règne de terreur et son exploitation des plus faibles, comme il l’a déjà fait par le passé.
Il revient sur ses origines françaises, au milieu des années 1700, lorsqu’il se faisait appeler Claude Pinoche, puis sur ses exils successifs, de révolution en révolution, où, en tant que soldat, il était toujours du côté de l’oppresseur du peuple, jusqu’à sa prise de pouvoir sanglante au Chili. Affaibli à force de ne s’abreuver que du sang des chiliens les plus démunis, le Général, qui se fait appeler “Comte” (El Conde) en privé, avait décidé de simuler sa mort afin de pouvoir repartir pour un autre cycle, en Amérique du Sud ou ailleurs. Mais il commence à se lasser de l’éternité, sans doute blasé par les nombreuses années de règne où il a pu exercer un contrôle absolu sur la population. Alors, il a décidé de se laisser mourir en cessant de s’abreuver du sang de nouvelles victimes. Il s’apprête donc à partir, au soulagement de ses enfants, désireux de toucher enfin l’héritage du bonhomme, assez conséquent puisqu’il n’a jamais été inquiété pour ses nombreux crimes et ses extorsions, et celui de sa femme, Lucía Hiriart (Gloria Münchmeyer), qui commence à se lasser de son refus de la transformer à son tour en vampire.
Avant de quitter ce monde, le vieux dictateur aimerait rétablir un peu son honneur. Pinochet a constaté avec dépit que sa mort simulée avait provoqué plus de réactions enthousiastes que de larmes et il est vexé que le peuple, ingrat, ne lui ait toujours pas érigé la statue qu’il mérite. Il est aussi vexé d’être traité de “voleur” par certains média. Aussi, il accepte de faire auditer ses comptes par une jeune femme à la beauté angélique (Paula Luchsinger), qui se propose d’aider à remettre de l’ordre dans ses finances. Pour mieux faire l’inventaire des biens de Pinochet, elle interroge ses enfants, révélant de nombreuses magouilles et un nombre incalculable de comptes cachés dans des paradis fiscaux. Le vampire laisse faire, apparemment séduit par la jeune femme. Mais l’irruption de cette jeune femme en apparence innocente et pure est de nature à réveiller les instincts sanguinaires du vampire…

Pourquoi notre critique est Rhésus + ?

El Conde est une “farce” assumée – c’est du moins ainsi que la voix-off décrit l’intrigue. C’est une comédie souvent drôle qui décrit Augusto Pinochet comme un vieux monstre fatigué, dévirilisé, dont le pouvoir est fortement atténué, et ses proches comme une bande de parasites qui vit à ses crochets, des vilains bas de gamme, des escrocs à la petite semaine. L’idée de Pablo Larrain est de reléguer toute cette clique au rang de simples personnages de fiction, de silhouettes grotesques, en niant ainsi leur importance historique.
Mais c’est aussi un vrai film d’épouvante à l’ancienne, dans la tradition de la Hammer et des vieux films muets, comme le Nosferatu de Murnau : noir & blanc vaporeux, titres écrits en caractères gothiques, musique et bruitages angoissants, décors impressionnants (ici un manoir délabré, perdu en Patagonie, sans oublier quelques effets gore saisissants.  Le cinéaste cherche bien à faire frissonner le spectateur, à l’aide de ce personnage terrifiant, sorte d’entité maléfique indestructible, qui peut disparaître provisoirement mais refaire surface de temps en temps, pour sacrifier d’autres individus. Il veut ainsi rappeler que même si Pinochet est aujourd’hui mort et enterré, tout ce qu’il a incarné reste en sommeil, prêt à frapper à nouveau le peuple chilien ou un autre, ailleurs sur la planète.

Certains trouveront probablement l’idée trop audacieuse, mais il faut reconnaître que le parallèle entre Pinochet et le Comte Dracula est bien trouvé. C’était une sorte d’aristocrate dominateur – ou du moins s’autoproclamant leader d’une caste sociale dominante –, méprisant ses sujets, doublé d’un monstre insaisissable qui aura pu non seulement agir en toute impunité pendant 17 ans, mais a aussi réussi à échapper à tout procès après sa chute, grâce à l’appui de ses puissants alliés, des deux côtés de l’océan Atlantique, et au magot accumulé sur le dos des chiliens. La différence, c’est que Vlad Tepes, le personnage historique qui a inspiré le personnage de Dracula à Bram Stocker, n’est crédité que de 1000 à 2000 victimes en vingt ans de règne, un bilan finalement moins performant, au hit-parade de la barbarie, que celui de Pinochet.
Au cours des années passées par Pinochet au pouvoir, on compte plus de 3000 disparitions d’opposants au régime et près de 40 000 personnes torturées par la junte militaire. Il a aussi mis en place une politique économique ultralibérale qui a largement profité aux classes les plus aisées du pays et aux militaires de la junte, mais a rendu exsangues les classes populaires, près de 40% de la population chilienne vivant en dessous du seuil de pauvreté à la fin de la dictature.
Le parallèle avec le vampirisme est assez évident. Le surnom donné à Pinochet (“El Conde”) rappelle aussi le condor, animal emblématique du Chili et du programme de lutte contre les mouvements anti-révolutionnaires en Amérique Latine, dans les années 1970, qui a aidé le régime de Pinochet à s’installer au pouvoir et à le garder. Un rapace charognard, ce qui colle tout à fait à la mentalité du vieux despote et de ses héritiers. Et la façon dont le vampire plane sur le pays, déployant ses ailes – en fait la cape de son uniforme – évoque aussi bien le vol d’une chauve-souris que celui d’un rapace.

L’image de cette menace planant au-dessus de nos têtes, prête à foncer sur nous est assez saisissante. On peut effectivement considérer que le retour de Pinochet, ou du moins des idées fascistes qu’il représentait, est un danger à prendre au sérieux, et pas uniquement de l’autre côté de la planète. Il est bien évidemment impossible de restituer à l’écran la violence des tortures et des exécutions du régime de Pinochet. Ce serait assez insoutenable. Le format du film d’horreur permet d’évoquer la brutalité sanguinaire du personnage et de ses sbires, en y ajoutant un peu de distanciation, mais le message relayé est parfaitement clair. Le cinéaste indique que l’horreur des années Pinochet n’est pas du cinéma et qu’il faut impérativement éviter qu’un tel drame humain se reproduise.

Au-delà de cette menace, le film traite aussi des fonds détournés par les plus puissants, et notamment les personnes proches du régime militaire chilien. La fortune amassée par les grands bourgeois favorisés par la dictature ou par les militaires, qui ont pris des participations majoritaires dans les principales sources de revenus du pays, n’a jamais été remise dans les caisses du pays. Ceux qui ont succédé à Pinochet au pouvoir – et qui sont ici symbolisés par les “enfants” du vampire – ont fait perdurer ce système économique inégalitaire et fait disparaître des fonds dans des paradis fiscaux, comme ceux de nombreuses personnalités de tous pays. Le cinéaste n’épargne pas grand monde et met tout le monde face à ses responsabilités : les dirigeants du pays, les élites chiliennes, la finance internationale, mais aussi tous les gouvernements qui ont appuyé le régime de Pinochet, pour protéger certains intérêts politiques et financiers, à commencer par le Royaume-Uni, alors dirigé par Margareth Thatcher. Un vrai jeu de massacre, férocement drôle et drôlement féroce, qui place Pablo Larrain parmi les concurrents sérieux au Lion d’Or 2023.

Contrepoints critiques

”[Pablo Larrain] manie un humour pince sans rire à la perfection, (…) pointant l’absence de morale de dirigeants avant tout avides et avares, même avec leur propre progéniture.”
(Olivier Bachelard – Abus de ciné)

”The film can’t fix on a tone, an uneasy blend of fangless satire and flightless horror, by the time the film’s big joke arrives near the end (…), it barely warrants a gasp.”
(John Bleadsdale – Cine-vue)


Crédits photos : Copyright Netflix – Images fournies par La Biennale

REVIEW OVERVIEW
Note :
SHARE
Previous article[Venise 2023] “L’Ordine del tempo” de Liliana Cavani
Next article[Venise 2023] “Ferrari” de Michael Mann
Rédacteur en chef de Angle[s] de vue, Boustoune est un cinéphile passionné qui fréquente assidument les salles obscures et les festivals depuis plus de vingt ans (rhôô, le vieux...) Il aime tous les genres cinématographiques, mais il a un faible pour le cinéma alternatif, riche et complexe. Autant dire que les oeuvres de David Lynch ou de Peter Greenaway le mettent littéralement en transe, ce qui le fait passer pour un doux dingue vaguement masochiste auprès des gens dit « normaux »… Ah, et il possède aussi un humour assez particulier, ironique et porté sur, aux choix, le calembour foireux ou le bon mot de génie…

LEAVE A REPLY