Le titre du film fait référence à une phrase d’Aimé Césaire, tirée de ‘”Cahier d’un retour au pays natal”  : “(…) Car la vie n’est pas un spectacle, car une mer de douleurs n’est pas un pro-scenium, car un homme qui crie n’est pas un ours qui danse.
Il annonce la couleur de l’histoire qui va nous être contée. Noire, comme la peau des hommes d’Afrique, où se déroule l’intrigue. Noire comme l’âme humaine. Noire comme une tragédie, bien que le film se déroule essentiellement sous une lumière solaire vive, très crue…

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Oui, Un homme qui crie est une tragédie. Celle d’Adam, ancien champion tchadien de natation, qui continue d’entretenir sa petite notoriété en servant comme maître–nageur dans l’un des rares hôtels de luxe de N’Djamena.
Il est assisté par son fils, Abdel, un jeune homme plein de vie, passionné de photographie avec qui il entretient une belle complicité.
Cette belle entente va se retrouver contrariée quand l’hôtel est repris par un nouveau propriétaire, qui, pour rationnaliser les coûts, fait des coupes franches dans les effectifs. Plusieurs employés sont licenciés et Adam, jugé trop vieux pour continuer de s’occuper de la piscine, est prié de laisser la place à son fils.
A la place, on lui propose d’occuper le poste de gardien qui a été retiré à l’un de ses meilleurs amis…
Adam ne peut pas refuser. Il a besoin de son salaire – même très maigre – pour subvenir aux besoins de sa famille. Mais il vit très mal la situation, vue comme une déchéance sociale, et éprouve un certain ressentiment à l’égard de son fils qui l’a poussé, malgré lui, vers la sortie. Abdel aurait pu refuser le poste, mais lui aussi a besoin de garder son emploi. Sa fiancée, Djénéba, attend un enfant… Et de toute façon, il était inéluctable qu’Adam soit remplacé par quelqu’un de plus jeune, alors autant que ce soit lui qui en profite…
Un silence pesant s’installe entre les deux hommes.
Un jour, Adam est approché par le chef de quartier, qui lui demande de participer d’une façon ou d’une autre à la défense du pays, menacé par des rebelles armés hostiles au gouvernement. Le pays est au bord de la guerre civile et le pouvoir en place réclame soit une contribution financière à l’effort de guerre, soit la mise à disposition d’hommes en âge de défendre la patrie. En clair, Adam doit payer un impôt ou donner son fils à l’armée, comme chair à canon, sous peine d’être considéré comme un mauvais patriote, un traître…
Cruel dilemme. Si Adam refuse le marché, il met en péril sa vie et celle des siens. S’il accepte de payer – et s’il en a les moyens – il ruine son foyer.
S’il donne son fils à l’armée, il retrouve son emploi, sa dignité sociale, mais prend le risque de perdre définitivement son fils et sa dignité humaine…

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Tout l’enjeu dramatique du film repose sur la décision que va prendre Adam et les tourments moraux qu’elle va occasionner.
Mais, de notre position de spectateur,  on comprend que le vieil homme n’avait guère le choix. Sa décision était inéluctable, guidée par sa condition…
C’est là qu’on ressent l’ombre d’Aimé Césaire, chantre de la “négritude”, qui par ses écrits combattait l’idée d’un homme noir esclave du pouvoir colonial blanc et dénonçait cette oppression, ce bafouage de la liberté élémentaire. Adam est toujours esclave des autres, il n’a pas la possibilité de prendre son destin en main.
Evidemment, le monde a changé depuis l’époque où Césaire, mais aussi d’autres auteurs noirs, comme Léopold Sédar Senghor, écrivait leurs poèmes contestataires. Les pays d’Afrique ont obtenu leur indépendance politique en payant un tribut plus ou moins élevé, en ressources humaines et financières. Mais ceux qui ont pris les commandes des pays africains ont, trop souvent, choisi la voie de la dictature ou du totalitarisme, ouvrant la voie à de fratricides combats pour le pouvoir ou ravivant les conflits entre ethnies différentes… Maintenant, les noirs se battent entre eux, pour obtenir une vie à peine meilleure que celle qu’ils ont déjà…
Car le vrai pouvoir, aujourd’hui, est ailleurs… Pendant que les guerres civiles déciment les états africains, les entreprises occidentales exploitent les ressources et les richesses de ces pays. L’impérialisme économique a supplanté l’impérialisme des nations…
Le peuple noir est toujours esclave des blancs les plus fortunés. Les africains, confrontés à la misère, la famine, l’instabilité politique, n’ont pas d’autre choix que d’accepter de travailler pour de riches occidentaux, en échange d’un salaire dérisoire. Et, comme dans tout système libéral, ils sont sacrifiés dès qu’ils ne sont plus assez rentables ou dès qu’ils s’élèvent contre ce système injuste…
Finalement, cette forme de domination est plus pernicieuse, car elle laisse croire aux africains qu’ils sont libres, qu’ils ont le choix de peser sur leur propre destinée…

De la tragédie individuelle d’un homme, on passe au drame collectif d’un pays, d’un continent même…
Le film, axé sur une relation père-fils tumultueuse, se transforme en parabole politique : le gouvernement/le père s’avère incapable de protéger le peuple/son enfant de la guerre et des menaces qui pèsent sur la société. Et notamment de la globalisation de l’économie, symbolisée par cette directrice d’hôtel asiatique…

L’autre lecture possible du film est religieuse.
En effet, les symboles bibliques et spirituels abondent dans cette histoire tragique.
Déjà, par le nom du protagoniste principal, Adam. Le premier homme, le premier pécheur, à l’origine des malheurs du genre humain et géniteur des premiers enfants, Caïn et Abel, dont le destin a été marqué, déjà, par une lutte fratricide…
Le péché d’Adam, le personnage du film de Mahamat-Saleh Haroun, s’apparente à celui qu’aurait commis Abraham, dans la genèse, en sacrifiant en holocauste son fils Isaac (ou Ismaël, dans la version du Coran) si Dieu n’avait pas retenu son bras.
Sauf qu’ici, en terre africaine, de nos jours, Dieu semble avoir oublié les hommes. Il n’y a plus de présence divine, juste un homme qui crie de douleur…
Pour bien appuyer le propos, l’un des personnages du film, cuisinier de l’hôtel et vieil ami d’Adam – qui se nomme David, autre référence biblique au mythe de David (le petit peuple) contre Goliath (les grosses entreprises mondiales) – déclare “Notre malheur, c’est que nous avons confié notre destin entre les mains de Dieu”.

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En fait, le message du film est clair. C’est aux hommes et aux femmes d’Afrique de prendre leur destin en mains, d’arrêter de croire qu’un sauveur viendra les aider à s’en sortir, qu’il soit de nature divine ou humaine…
Dans la deuxième partie du film, Adam reprend les commandes de sa destinée. Il évolue à contre-courant du reste de la population, pour tenter de réparer sa faute. Ce faisant, même si sa situation reste dramatique, il retrouve sa dignité perdue, son humanité. Il cesse d’être le spectateur de son existence pour en devenir le héros.
On en revient à la phrase d’Aimé Césaire, que nous pouvons enfin vous livrer en entier : “ Et surtout mon corps aussi bien que mon âme, gardez-vous de vous croiser les bras en l’attitude stérile du spectateur, car la vie n’est pas un spectacle, car une mer de douleurs n’est pas un proscenium, car un homme qui crie n’est pas un ours qui danse…
Ce beau film appelle à l’éveil des conscience, à la révolte contre les chaînes qui entravent les peuples d’Afrique – et par extension, tous ceux qui sont opprimés.

Mais il serait réducteur de ne considérer Un homme qui crie que comme un film à charge ou un brûlot politique. C’est aussi oeuvre cinématographique parfaitement maîtrisée.
On peut déjà saluer la performance des comédiens, tous très justes, bouleversants, à commencer par Youssouf Djaoro, l’acteur fétiche du cinéaste, excellent dans le rôle de ce père tourmenté, rongé par la culpabilité mais prêt à tout pour racheter ses erreurs et retrouver son honneur, mais aussi Diouc Koma (Abdel) ou Marius Yelolo (David).

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On peut ensuite louer la mise en scène de Mahamat-Saleh Haroun qui transforme le handicap de son film –  un manque de moyens évident – en force.
Incapable de reconstituer la violence des combats, il choisit de se centrer sur son personnage principal et son cheminement intime, philosophique et humain. Il évite ainsi le côté spectaculaire qui aurait fait basculer le film dans l’horreur facile, factice. La violence de la guerre, finalement, est tout aussi bien évoquée hors champ, par la bande-son, très soignée, par ailleurs – bruits d’avions, de tirs, de cris, de sirènes, messages diffusés par la radio…
La caméra colle de plus près aux émotions d’Adam. Le cinéaste le filme d’abord en plans larges, en extérieurs, au tout début de l’histoire, au moment où il coule des jours à peu près heureux avec son fils. Puis la caméra se rapproche de lui, on le voit de plus en plus dans des intérieurs exigus, comme si un étau se resserrait sur lui à mesure qu’il se retrouve acculé à une terrible décision.
Puis, finalement, il retrouve peu à peu les extérieurs, et même les grands espaces dans la dernière partie, puisque son périple lui ouvre de nouveaux horizons, une paix relative. Le champ s’agrandit, passant du destin de l’individu à celui d’un pays.
Cela donne des scènes de toutes beauté, et le rythme très lent invite à la méditation, à la réflexion,

Evidemment ce rythme contemplatif ne plaira pas à tout le monde, mais Un homme qui crie n’est jamais ennuyeux tant le destin de cet homme nous émeut, nous révolte, nous fait réagir.
Le prix du Jury obtenu lors du dernier festival de Cannes n’a rien de scandaleux ou d’usurpé. Il récompense le travail remarquable d’un réalisateur engagé et généreux, et met en lumière un cinéma africain qui, malgré des difficultés structurelles évidentes, continue d’exister et de proposer des oeuvres de haute tenue, qui n’ont rien à envier aux productions occidentales…

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Un homme qui crie Un homme qui crie
Un homme qui crie

Réalisateur : Mahamat-Saleh Haroun
Avec : Youssouf Djaoro, Diouc Koma, Marius Yelolo, Emile Abossolo M’bo, Djénéba Koné
Origine : Tchad, France, Belgique
Genre : tragédie individuelle et drame collectif
Durée : 1h32
Date de sortie France : 29/09/2010
Note pour ce film :

contrepoint critique chez :  Filmosphère
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