“Mais que peux faire?”
Le Maire de l’île de Milos, dans l’archipel des Cyclades, est bien embêté. A cause de la crise qui n’en finit pas de frapper son pays, il a dû annuler le traditionnel festival de théâtre franco-grec qui a lieu chaque année sur l’île. Les fonds alloués au festival ont finalement servi à financer des travaux de voirie. Tout cela, il l’avait bien expliqué à ses partenaires français, dans un mail les priant de rester chez eux. Et voilà que débarquent Jo (Nicole Garcia) et son fils aîné Pierre (Eric Caravaca), prêts à monter leur nouveau spectacle.

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En fait, Jo avait bien reçu le mail en question. Simplement, elle aussi est en crise. Elle a pris conscience que ses enfants, qu’elle a tant choyés, protégés, couvés, sont désormais majeurs et vaccinés et n’ont plus vraiment besoin d’elle pour les soutenir. Même le plus jeune, Balthazar (Gaspard Ulliel), le fils préféré, a fini par prendre son envol. Et loin d’elle qui plus est, en terrain hostile. Il est en effet soldat et est fréquemment envoyé dans les zones les plus dangereuses du monde, au grand dam de sa mère…
Ce festival annuel, c’est pour elle l’unique occasion de rassembler toute la tribu autour d’elle, comme autrefois, et de construire quelque chose ensemble tout en prenant du bon temps au soleil. Aussi, il était hors de question de rater ce rendez-vous, pour rien au monde! Maintenant qu’elle est sur place et que le reste de la troupe doit arriver par le ferry suivant, ils vont la monter, cette nouvelle création scénique familiale. Pour leurs amis grecs, pour le public, et surtout pour le plus grand plaisir de Jo.
Mais évidemment, ce n’est pas gagné, car les obstacles ne manquent pas.

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Pas de logement? Mais que peux faire? Hé bien squatter la propriété des anglais. Ils ne sont pas là cet été, alors autant profiter de leur bien. Bon, ça complique un peu pour faire les courses, puisque, faute de clés, il faut escalader le mur pour rentrer à l’intérieur. C’est aussi compliqué pour porter les enfants de Pierre, Lucas (Patrick Mille) et Fabien (Michaël Abiteboul), qui ne tardent pas à les rejoindre.
Pas de festival? Mais que peux faire? Hé bien une création allégée, réalisée avec les moyens du bord.
Pas de scène pour jouer? Mais que peux faire? Hé bien, le pré, en haut de la colline, fera parfaitement l’affaire. Bon d’accord, il faudra d’abord évacuer les dizaines de brebis qui y gambadent paisiblement. Et en monospace, ce n’est pas ce qu’il y a de plus pratique… Et puis il faut nettoyer, aplanir, construire l’estrade…Mais c’est jouable.
Surtout que cette année, les adultes peuvent se concentrer sur ces tâches matérielles, les clés de la création maison ayant été confiées aux plus jeunes. Au programme, une parade de phallus géants – pour honorer Dionysos, le dieu grec du théâtre – du rap contestataire et des morceaux choisis de pièces classiques…

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Mais la vraie pièce, elle, se joue au sein de la famille. En effet, tout est réuni pour donner une vraie tragédie grecque. Une famille où le complexe d’Oedipe est extrêmement fort, une mère à l’affection étouffante, des fistons décidés à couper le cordon, mais également rivaux, d’une certaine façon, pour s’attirer les faveurs maternelles, un climat de crise économique, un contexte guerrier, des passions amoureuses, des rivalités – celle de la compagne de Pierre, une irlandaise qui chante de l’opéra quand elle est en colère, et de son ex-femme, invitée surprise du séjour – des revers de fortune…
Les problèmes qui agitent les personnages sont les mêmes que ceux qui, jadis, tourmentaient les héros des pièces antiques. Les références à la mythologie ne manquent d’ailleurs pas. Jo, le prénom de la matriarche, est le diminutif de Jocaste, la mère d’Oedipe. Pierre, dans un accès de colère et de rébellion contre son encombrante génitrice, se fera mal au pied et redonnera tout son sens etymologique au nom Oedipe… “pieds enflés”. On y évoque symboliquement le fratricide – un bébé mis dans une valise – ou le matricide – le jeu du “pousse-maman”.
Il y a même une Pythie, en la personne de la mère de Jo, Granny (Emmanuelle Riva), qui ne cesse de prédire le malheur : “Il va y avoir de la casse avant la fin du séjour”. Euh, oui… un pied et un placard… Ma que peut faire?

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Cela dit, Tu honoreras ta mère et ta mère s’apparente plus à une comédie qu’à une tragédie. Sur cette trame narrative, Brigitte Roüan a concocté un film enlevé, joyeux et solaire. Les répliques, souvent drôles, font mouche, les musiques sont entraînantes et les décors naturels nous donnent envie de prendre illico des vacances pour partir en Grèce rouler des pelles aux ponnèses, comme le disait Desproges.
On aime cette atmosphère chaleureuse, cette construction scénaristique généreuse et joyeusement bordélique, en apparence du moins.
Car derrière cette appréciable légèreté, la cinéaste va au bout de son sujet et de son idée. Elle aborde les relations parents-enfants sous tous les angles, à travers la relation tantôt complice, tantôt conflictuelle de la mère avec ses quatre rejetons, mais aussi ses belles-filles, ses petits-enfants. Elle montre bien le lien affectif qui les unit, le sentiment d’abandon qui envahit le personnage quand elle réalise que ses enfants vivent leur propre vie et n’ont plus besoin d’elle. Du moins plus comme avant. Et en même temps, elle a autant besoin de couper le cordon qu’eux, pour pouvoir s’intéresser d’un peu plus près à sa vie de femme, à sa vie à elle, qu’elle a mis entre parenthèses pendant trop longtemps pour s’occuper de ses quatre gaillards. Elle envisage pour la première fois un autre rôle que celui de Reine-Mère régnant sans partage sur son petit microcosme, en passant quelques moments de pur plaisir auprès du poissonnier du village. Et elle se dit que la prochaine fois, elle partira peut-être seule pour s’abandonner pleinement aux bras de son vieil Apollon. 

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L’autre grande thématique du film, c’est évidemment le théâtre. Ou plutôt, la création scénique. Ce qui rejoint un peu l’idée de la maternité, de gestation. Une oeuvre, c’est comme un enfant. Il y a d’abord l’idée qui germe, puis qui grandit de plus en plus, jusqu’à ce que cela accouche d’un scénario, d’une distribution, d’un décor. Il faut ensuite protéger l’oeuvre contre les coups d’épée du destin, la nourrir, l’habiller, l’aider à bien grandir. Elle passe par une phase d’apprentissage – les acteurs qui apprennent leur texte par coeur – et de maturation, jusqu’à ce qu’elle vole de ses propres ailes, prête à conquérir le coeur du public…       
Tu honoreras ta mère et ta mère  est une ode à la création théâtrale, un bel hommage à tous ceux qui s’investissent dans leur art, qui se battent pour créer quelque chose. C’est aussi une invitation à l’audace et à la fantaisie, salutaires pour égayer un quotidien marqué par la crise et les problèmes en tout genre. On s’amuse, ici, de voir une procession de phallus géants croiser la procession religieuse du Pope du village (Demis Roussos), dans un gag que n’aurait pas renié un Jacques Tati, ou de voir un policier s’exaspérer devant cette famille de doux dingues français adeptes du jeu du “pousse-maman”.
Certaines idées sont plus hasardeuses et risquent de faire tiquer quelques spectateurs, comme cette scène où le bonheur de Jo est symbolisé par un char volant vers l’Olympe Céleste, mais globalement, il est difficile de ne pas succomber au charme de cette comédie, enivrante comme une bouteille d’Ouzo.

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D’autant que Brigitte Rouan sait s’entourer. Outre l’excellente Nicole Garcia, à qui elle offre à nouveau un rôle fascinant, vingt-trois ans après Outremer, on retrouve avec plaisir Eric Caravaca, Patrick Mille, Michaël Abiteboul et Gaspard Ulliel, mais aussi Sandrine Dumas, Elisa Tovati et la nommée à l’Oscar de la meilleure actrice 2013, Emmanuelle Riva.

”Mais que peux faire?” demande le lecteur d’Angle[s] de vue…
Hé bien, c’est simple, aller voir ce film fort sympathique, aussi revigorant qu’une semaine de vacances en Grèce, la pollution en moins.

        

 

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Tu honoreras ta mère et ta mère Tu honoreras ta mère et ta mère
Tu honoreras ta mère et ta mère

Réalisatrice : Brigitte Roüan 
Avec : Nicole Garcia, Eric Caravaca, Patrick Mille, Michaël Abiteboul, Gaspard Ulliel, Emmanuelle Riva.
Origine : France
Genre : Oedipe et compagnie
Durée : 1h32

Date de sortie France : 06/02/2013
Note pour ce film : ●●●●●
Contrepoint critique : Télérama (Critique Contre)

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