Marcello mio[Compétition Officielle]

De quoi ça parle?

De Marcello Mastroianni et son oeuvre, mais revisités par sa fille.
De Chiara Mastroianni, revisitée par elle-même, confrontée à une crise identitaire, cherchant sa place entre père et mère.
D’une façon plus générale, de la famille, celle dans laquelle on naît et de celle que l’on se crée.

Tout commence par un cauchemar. Chiara Mastroianni, affublée d’une perruque blonde, d’une robe légère blanche et d’immondes bottes en caoutchouc, doit tourner ce qui semble être le remake de cette fameuse scène de La Dolce Vita où Anita Ekberg appelait “Marcello! Marcello!” en se baignant dans un ersatz de fontaine de Trévi. La cinéaste, frappée et tyrannique, lui beugle des instructions absurdes pendant que l’actrice franco-italienne, peu à l’aise, tente de se mouvoir dans l’eau glacée. Elle finit par fuir le plateau, agacée par l’absurdité de la scène. Puis, en se démaquillant dans le miroir, elle voit la tête de son père apparaître. Comme si elle était “devenue le fantôme de [son] père”…  Ce n’était qu’un rêve, mais suffisamment précis pour secouer la comédienne. Aussi, quand, lors d’une audition pour un film de Nicole Garcia, elle se voit reprocher son côté “Deneuve” et pas assez “Mastroianni”, elle finit par craquer et se dit que, puisque tout le monde veut voir Marcello, elle va devenir lui le temps de quelques jours, afin de laisser Chiara souffler et régler ce rapport compliqué au père (et à la mère).
Autour d’elle, ses proches (dont ses ex-compagnons Benjamin Biolay et Melvil Poupaud) réagissent de façon mi-amusée, mi-consternée, puis s’inquiètent forcément un peu de la voir persévérer dans son délire. Ils se demandent comment réussir à la ramener à la raison.
Seul Fabrice Luchini, son partenaire lors de l’audition ratée, accepte de jouer son jeu, par esprit de bonne camaraderie et sans doute par fierté personnelle, trop heureux de pouvoir fréquenter un acteur de cette trempe, après avoir déjà connu Louis Jouvet et Michel Bouquet. Cela lui donnera encore quelque matière pour pouvoir faire le paon sur scène (c’est quand même mieux d’être “en mode love” avec Marcello qu’avec les Marseillais…).
Quand Chiara/Marcello part en Italie pour une sorte de road-movie fellinien sur le territoire des souvenirs, il n’hésite pas à la suivre pour l’aider à accomplir sa mue.

Ecco perché amiamo :

C’est d’abord un film sur la famille. Sur les relations entre ses différents membres, sur l’héritage que les parents laissent à leurs enfants – le patrimoine génétique, mais aussi culturel. Ici, bien évidemment, les parents sont assez particuliers, puisque tous deux monstres sacrés du cinéma. Mais Christophe Honoré, par le biais de cette histoire, entend aussi rendre hommage à ses propres parents, et notamment à son père, décédé quand il n’était encore qu’un adolescent,  mais qui a eu le temps de lui inculquer le goût du cinéma. Il a raconté les conséquences de la mort de son père dans son précédent film, Le Lycéen. Ici, il semble vouloir tisser un récit plus apaisé autour de la relation au père défunt, transcendant le temps et l’espace, réunissant les âmes vivantes et celles qui ont franchi le voile pour un instant de communion lumineux. Il le fait en s’appuyant sur l’actrice qu’il a choisie pour incarner sa tante, dans sa pièce “Le ciel de Nantes” et qu’il a déjà employée à six reprises dans ses films. On peut dire que Chiara Mastroianni fait un peu partie de sa famille, comme il fait partie de la sienne. Parce qu’une famille, c’est aussi celle que l’on se construit. Ce sont les gens dont on s’entoure. Et c’est peut-être encore plus vrai dans cet univers du 7ème Art que l’on présente souvent comme “une grande famille”. En tout cas, Marcello mio s’amuse à relier les différents protagonistes, les différents cercles de proches, les liens familiaux réels et fictifs, en un drôle de jeu. 

Catherine Deneuve s’amuse du fait que Marcello et elle n’ont jamais été mariés dans la vie, mais l’ont été trois fois à l’écran. Chiara a joué la fille de Catherine à l’écran quatre fois également (dont Ma saison préférée et Les Biens-aimés, de Christophe Honoré, tous deux présentés à Cannes) et une fois celle de Marcello (dans Les Yeux noirs). Melvil Poupaud, ancien camarade de classe de Chiara et ex-petit-ami, a fait partie de la famille de cinéma de Raoul Ruiz, qui a également inclus, sur le tard, Marcello Mastroianni. Ils ont joué ensemble dans Trois vie et une seule mort. Raoul Ruiz a également associé Catherine Deneuve et Melvil Poupaud dans Généalogies d’un crime. Et ajouté Chiara dans Le Temps retrouvé puis Les Lignes de Wellington. Melvil et Chiara ont aussi tourné plusieurs fois ensemble : Il ont été amants dans Le Journal du Séducteur et Les Lignes de Wellington, époux chez Arnaud Desplechin (Un Conte de Noël où Melvil est le fils de… Catherine Deneuve) et Pascal Thomas (L’Heure zéro), frère et soeur dans Le Crime est notre affaire… Ils ont aussi joué dans A la belle étoile d’Antoine Desrosières, en compagnie de Mathieu Demy, autre “fils de” célèbre. Ca tombe bien, pour ce jeu de coq-à-l’âne ou ces moins de six degrés de séparation : Honoré est un admirateur du cinéma “en chanté” de Jacques Demy – en témoignent Les Chansons d’amour et Les Biens-aimés – qui a lui-même donné quelques beaux rôles à Catherine Deneuve (Les Parapluies de Cherbourg, Les Demoiselles de Rochefort) et fait tourné le couple Deneuve/Mastroianni (L’Événement le plus important depuis que l’homme a marché sur la Lune). Agnès Varda, l’épouse du cinéaste nantais, avait elle aussi fait tourner Marcello Mastroianni et Catherine Deneuve dans Les Cent et une nuits de Simon Cinéma, son hommage au centenaire du cinéma… Enfin, Benjamin Biolay a joué le mari de Chiara dans Chambre 212, toujours de Christophe Honoré.
Et Nicole Garcia? Et Fabrice Luchini? Les deux sont liés à Catherine Deneuve. L’actrice a joué dans Place Vendôme, réalisé par Nicole Garcia en et Potiche, de François Ozon, avec Fabrice Luchini. Ozon fait aussi le lien avec Melvil Poupaud, qui a joué plusieurs fois sous sa direction. Et en poussant le jeu encore plus loin, on peut s’amuser à trouver un lien plus inattendu en la personne de Johnny Hallyday. Yarol Poupaud, le frère de Melvil, musicien, a en effet été le guitariste du chanteur qu’il aurait rencontré sur le tournage de Jean-Philippe, dont le personnage principal était joué par Luchini. Enfin, ce-dernier, comme il l’explique dans le film, s’occupait vraiment de Chantal Poupaud, la mère de Melvil et Yarol, lorsqu’il était coiffeur chez Lorca, dans les années 1960. C’est un petit monde où, en faisant une cartographie plus détaillée, on trouverait beaucoup de connexions amusantes, avec d’autres familles, d’autres microcosmes (les Fillières/Bonitzer, les acteurs de Téchiné, le duo Kervern/Delépine…).

Mais le côté ludique de Marcello mio ne s’arrête pas là, puisque le film est une sorte de voyage onirique entre France et Italie, principalement autour de la filmographie de Marcello Mastroianni, évidemment, mais aussi celles de Christophe Honoré et de Chiara Mastroianni, pour un portrait à trois bandes.
Le puzzle passe par plein de petites références. On reconnaît ici le costume que Marcello portait dans 8 1/2 de Fellini, là, la moustache du Fred de Ginger et Fred. Une péripétie du scénario évoque Les Nuits blanches de Visconti. Par ici, une petite référence au locataire du 6ème étage d’Une journée particulière et une petite pique pour le pouvoir italien en place, affilié au fascisme. Par là, une Intervista absurde et des danseuses à l’allure toute fellinienne. Certaines des références font partie de l’imaginaire collectif et sont reconnaissables (du moins par les cinéphiles), d’autres sont plus subtiles… Celles concernant le cinéma de Christophe Honoré, par exemple. La discussion, lors du casting, évoque une rivalité entre Léa Seydoux (qui fut la Belle Personne en 2008) et Chiara Mastroianni (à qui il a donné le rôle principal de Non ma fille tu n‘iras pas danser un an plus tard). La rencontre avec le soldat anglais basé en France est un peu inverse à la virée londonienne du personnage joué par Chiara dans Les Biens aimés. La scène des retrouvailles entre Chiara/Marcello et Catherine Deneuve, dans l’ancien immeuble parisien où ils ont vécu, fait aussi penser à des scènes du même film où Madeleine et Jaromil se retrouvaient, toujours amoureux, des années après leur liaison. Le dispositif global évoque aussi Chambre 212, sans doute lui-même été inspiré par 8 1/2… Il faudrait sûrement revoir les films du cinéaste et de l’acteur pour pouvoir trouver toutes les clés du film.

Concernant Chiara, l’une des références est assez évidente. La scène se déroule vers la fin du film. Si son père avait la réputation de ramasser tous les chiens errants, Chiara Mastroianni, toujours grimée en Marcello, recueille, elle, un chaton, fait quelques pas avec lui et se retrouve au pied de la fontaine de Trévi, comme pour boucler la boucle, revenir au point de départ de ce voyage. Mais cette fois-ci, la scène n’est plus du tout cauchemardesque. Apaisée, elle se baigne et danse dans les eaux du célèbre monument, beaucoup plus libre et joyeuse qu’au début du film, en étant seulement interrompue par des carabinieri furibards. Ceci marque la sortie de sa crise identitaire. Comme si l’actrice avait pu se réconcilier avec ses racines et retrouver, enfin, sa place, sa propre identité. Dans sa carrière, justement, c’est Un Chat un chat de Sophie Fillières qui lui a offert son premier grand rôle principal et l’a rassurée sur sa légitimité en tant que comédienne. Au même moment, Christophe Honoré lui avait aussi confié le rôle principal de Non ma fille tu n’iras pas danser. Ce sont les deux films qui l’ont définitivement imposée comme une actrice de premier plan, même si elle avait déjà tenu le haut de l’affiche avant cela (chez Manoel De Oliveira, dans La Lettre et chez Benoît Cohen dans Caméléone). En tout cas, c’est à ce moment-là que Christophe Honoré en a fait l’une de ses actrices de prédilection et de ses muses.

Le film est moins une ode à Marcello qu’à Chiara Mastroianni. Chiara la timide, la discrète, longtemps victime du “syndrome de l’imposteur”, gênée par son statut de “fille de” et des attentes des réalisateurs par rapport à cela, étonnée quand elle avait remporté un prix d’interprétation à Un Certain Regard, justement pour Chambre 212 de Christophe Honoré. Et pourtant, quelle actrice, capable de faire passer des émotions à l’aide d’un simple regard, d’un tremblement de lèvres, de variations de sa voix ! Une interprète remarquable, réussissant à faire exister des personnages secondaires en très peu de scènes, comme dans ce petit rôle dans Les Chansons d’amour. Il lui a fallu du temps pour se sentir légitime et elle reste encore très pudique, très en retrait par rapport à son talent, préférant louer celui de ses partenaires et de ses metteurs en scène. Mais c’est bien elle, au moins autant que la musique de Benjamin Biolay, qui réussit à nous donner le frisson quand elle entonne “La Ballade du mois de juin”, grâce à sa voix douce et légèrement mélancolique. C’est elle qui porte ce film et l’entraîne dans cet élégant mélange de poésie et de fantaisie, qui fait de ce Marcello mio bien plus qu’un hommage, un biopic ou un jeu de piste pour cinéphiles érudits. Elle réussit à voler la vedette à un Fabrice Luchini pourtant survolté. L’acteur, en autoparodie savoureuse de lui-même autant qu’en une sorte d’alter-ego du cinéaste, semble totalement sous le charme de sa partenaire. Nous aussi. En Chiara, en Marcello, en fille de, femme de, en actrice ou en chanteuse, elle est magnifique.

Evidemment, certains vont critiquer le film en appuyant sur ce côté “familial”, en fustigeant un milieu fermé et autocentré. Mais le film est tout le contraire. Il ne voit pas la famille comme une entité hermétique mais comme quelque chose d’ouvert et de mouvant, qui s’agrandit, accueille de nouveaux membres au gré des rencontres et des coups de coeur, des affinités. Nul doute que ce long-métrage pourra séduire des personnes jusque-là étrangères au cinéma de Christophe Honoré.
Par ailleurs, derrière cette histoire de relation entre un père et une fille célèbre, il y a un récit, beaucoup plus universel, sur la façon de surmonter l’absence de personnes proches et de continuer à avancer dans l’existence sans leur présence physique, mais avec leur souvenir inspirant.
Marcello mio n’est donc pas une oeuvre anecdotique. C’est un beau voyage cinématographique et intime, drôle, mélancolique et plein de douceur. Une belle réussite.

Contrepoints critiques

”Christophe Honoré essaie d’inventer une forme au fond impossible. Marcello Mio ressemble à une fausse autofiction où tout le monde fictionnaliserait sa propre vie, sauf l’auteur du scénario et de la mise en scène. Ou autrement dit : Honoré signe une autofiction à partir d’une histoire qui n’est pas la sienne.”
(Josué Morel – Critikat)

”Marcello mio de Christophe Honoré est la caricature absolue de l’entre-soi, celui du petit monde du cinéma. L’histoire : Chiara Mastroianni fait revivre son papa, Marcello, croise des acteurs ici-et-là, navigue dans un milieu intello (tendance rive gauche)… Ça voudrait parler d’héritage, de filiation, de deuil et de fantôme. Mais tous ces thèmes sont aspirés par la puissance d’un nombril trop gourmand pour laisser de la place à autre chose que lui-même. Désespérant.”
(Mehdi Omaïs – @MehdiOmais sur X)

”On est constamment étonné, ému, enchanté de ce que ce film réussit à convoquer, avec l’élégance de l’humour, le charme de la beauté, sur l’écran”
(Renan Cros – Cinemateaser)

Crédits photos : copyright Les Films Pelleas

REVIEW OVERVIEW
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Rédacteur en chef de Angle[s] de vue, Boustoune est un cinéphile passionné qui fréquente assidument les salles obscures et les festivals depuis plus de vingt ans (rhôô, le vieux...) Il aime tous les genres cinématographiques, mais il a un faible pour le cinéma alternatif, riche et complexe. Autant dire que les oeuvres de David Lynch ou de Peter Greenaway le mettent littéralement en transe, ce qui le fait passer pour un doux dingue vaguement masochiste auprès des gens dit « normaux »… Ah, et il possède aussi un humour assez particulier, ironique et porté sur, aux choix, le calembour foireux ou le bon mot de génie…

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