Gérer un trafic de drogues, c’est un peu comme gérer une entreprise : il faut tout d’abord monter son projet, mais sans l’aide des banques, évidemment, choisir des matières premières à haut rendement, des employés fiables, aménager correctement ses installations et prévoir le matériel nécessaire, soigner ses réseaux de distribution, de protection (un flic véreux ou deux, ça peut servir), de blanchiment d’argent.
L’analogie ne s’arrête pas là, puisque comme dans le monde du business traditionnel, on trouve aussi bien de grosses et puissantes entreprises (les cartels), parfois multinationales, qui produisent beaucoup, à moindre coût, des produites assez médiocres, et des petits artisans qui se distinguent avec des produits haut-de-gamme, bien plus purs. Et évidemment, il arrive un moment où le gros poisson essaie d’absorber le petit, histoire d’accroître et diversifier sa clientèle. La différence, c’est que là, les OPA sont un peu plus “sauvages”. Certes, les négociations peuvent bien commencer de façon très cordiale, mais au bout d’un moment, elles se font de façon plus radicale, à renfort d’armes lourdes, d’enlèvements, séquestrations, tortures et décapitations. Charmant programme…

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C’est un peu ce qu’il se passe dans Savages, le nouveau film d’Oliver Stone.
Les héros sont deux copains d’enfance, Ben & Chon (Aaron Taylor johnson et Taylor Kitsch) qui ont créé et fait prospérer leur petite entreprise. Un peu comme Ben & Jerry. A cette différence près qu’avec leur expérience de botaniste pour l’un et d’ex-soldat/snipper pour l’autre, ils ont trouvé plus raisonnable de se lancer dans le trafic de cannabis plutôt que dans le commerce de crème glacée…
Leur grande idée, importer directement leurs graines d’Afghanistan, où Chon a été plusieurs fois envoyé en mission, et les faire pousser dans des serres parfaitement aménagées, Ben s’occupant de choyer ses plantations et de créer des hybrides aux propriétés psychotropes plus efficaces. C’est bien la qualité de leur herbe qui a fait le succès de leur petite affaire. Plus une façon très sereine d’effectuer les transactions, avec Ben en soutien pour les rares cas où les clients refusent de payer.
Tout se passe pour le mieux pour eux. Ils se sont arrangés avec un agent fédéral véreux (John Travolta) pour qu’il couvre leurs petites magouilles en échange d’un pourcentage des ventes, et mis en place un réseau discret tant pour la production et la livraison des produits que pour le blanchiment de l’argent gagné.
Chon peut essayer d’évacuer ses vieux traumas de soldat en soignant le mal par le mal – et par une bonne dose de marijuana. Ben peut investir sa part de bénéfice dans des actions humanitaires à l’autre bout du globe. Une vraie entreprise estampillée “développement durable”.
Et comble de bonheur, les deux copains se partagent la même femme, une bombe sexuelle répondant au nom de O pour Ophelia (Blake Lively) dans la plus parfaite harmonie.

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Seulement voilà, leur petite affaire, devenue rentable et assez réputée, attire la convoitise du cartel d’Elena (Salma Hayek). On leur propose une sorte de “joint venture”, un terme bien approprié pour désigner l’absorption du petit trafic artisanal haut de gamme de Ben & Chon par le géant mexicain du mass market cannabique. Pendant trois ans, le duo doit accepter de former le personnel de à la culture de la marijuana deluxe, livrer ses secrets de production et de distribution. En échange, ils passent sous la protection du cartel, voient leur chiffre d’affaire augmenter et continuent de toucher 80% du montant des ventes. Un deal gagnant-gagnant…
… qu’ils refusent pourtant.
Hors de question pour eux de s’associer avec un groupe de “sauvages” qui n’a rien trouvé de mieux, pour les convier à la table des négociations, que l’envoi d’une vidéo sadique où cinq gars se font décapiter par des tueurs impitoyables. Faut les comprendre, ça ne met pas vraiment en confiance, un truc comme ça…  Chon refuse de partager sa part du gâteau avec ces énergumènes, Ben, conscient que les mexicains d’en face ne sont pas vraiment des enfants de choeur, aimerait, de son côté, leur céder purement et simplement l’affaire et partir ailleurs se lancer dans un business plus légal et plus bénéfique pour la planète.
Mais chez les truands, on le sait depuis Le Parrain, il y a “des offres qu’on ne peut pas refuser”. Elena estime avoir fait une proposition généreuse. Elle est fermement décidée à intégrer le duo à son cartel, le temps d’assimiler tout leur savoir-faire et elle est prête à tout pour y arriver, y compris à kidnapper O et à la séquestrer pour forcer ses amants à coopérer…

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Coincés, les deux garçons n’ont guère d’autre option que de coopérer, en attendant de trouver une solution pour récupérer leur fiancée. Car, malgré la supériorité militaire du cartel, il y a quelques points faibles dans la cuirasse, à commencer par le rival d’Elena, El Azul, qui entend bien la faire chuter pour prendre le pouvoir au Mexique. Débute alors une dangereuse partie d’échecs où les prises de pions se font de façon plutôt violente et spectaculaire…

L’un des intérêts du film est assurément son intrigue, tirée du roman éponyme de Don Winslow (1), qui ménage bon nombre de rebondissements assez surprenants – de plans d’action audacieux en raids désespérés, de trahisons en alliances contre nature. Un peu trop, sans doute, à l’image du dénouement inutilement alambiqué. Mais le récit, d’abord relativement sage, devient de plus en plus fou au fil des minutes, et offre le prétexte à quelques scènes spectaculaires, joliment menées.
Il y a également le cheminement qui mène les deux héros jusqu’à leur dulcinée, des plus cahoteux. Les évènements  vont les amener à profondément remettre en question leur identité, leur caractère, leur rapport à la violence. Chon le gros dur va être contraint de ravaler sa fierté (et un revolver en prime). Ben le non-violent va devoir se faire violence, justement, pour commettre des actes brutaux et sacrifier son innocence pour sauver la fille qu’il aime.

Hélas, si Oliver Stone réussit correctement les scènes d’action et les scènes de dialogues décalées, un peu dans la lignée de films comme Pulp fiction ou son Tueurs nés, il n’insiste pas assez sur cet aspect du récit, qui est pourtant ce qu’il y a de plus passionnant dans le film noir, cette transformation d’un personnage bien sous tous rapports, humaniste, généreux et pacifiste, en un “sauvage” capable du pire pour se tirer d’un mauvais pas. Bien qu’il s’appuie sur le talent d’Aaron Taylor-Johnson, aussi bon en garçon maladroit dans Kick-ass qu’en psychopathe inquiétant dans Chatroom, il ne parvient pas à montrer suffisamment la métamorphose du personnage.
A l’inverse, il insiste trop sur la transformation inverse, celle d’Elena, chef de gang barbare qui s’humanise au fil du récit. Du coup, le personnage peine à nous inspirer de l’effroi. Là encore, le talent de Salma Hayek n’est pas en cause. C’est juste qu’il manque une ou deux scènes-choc capables de nous remuer et nous convaincre de la folie de cette meneuse d’hommes cruelle et sans pitié.

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A ce petit jeu-là, c’est plus Benicio Del Toro qui tire son épingle du jeu. Il campe impeccablement Lago, un homme de main sadique, aussi vicieux qu’intelligent. Là, on sent parfaitement dans ses regards la folie du personnage, sa noirceur d’âme, ses désirs les plus sombres…
Il crève l’écran à chacune de ses apparitions, présence forte qui évoque un peu le Bobby Peru de Sailor & Lula, pour le côté malsain, ou celle du Mickey Knox de Tueurs nés, pour la nonchalance du personnage.
Autre acteur remarquable dans ce récit, John Travolta, assez irrésistible en agent du FBI tordu et plus malin qu’il n’en a l’air. Là aussi, chacune de ses apparitions donne lieu à des dialogues assez savoureux.
Pour le reste, Taylor Kitsch est toujours aussi monolithique et inexpressif, le minois de Blake Lively est suffisamment joli pour rendre crédible la croisade des deux trafiquants indie, même si celui de Salma Hayek est tout aussi séduisant (voire plus, avis éminemment personnel…) et on constate qu’Emile Hirsch file un mauvais coton puisque, après Alpha dogs, Les seigneurs de dogtown et Killer Joe, il se retrouve encore embringué dans une affaire illégale…
Tous, en tout cas, semblent beaucoup s’amuser à jouer dans ce petit film noir qui fait la part belle aux personnages, et donc aux acteurs.

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La mise en scène d’Oliver Stone, elle, manque un peu de piment, à l’image de ses dernières réalisations. Le cinéaste n’a jamais vraiment retrouvé le style flamboyant de ses premiers succès, Salvador, Wall street et surtout Platoon. Mais au moins, il assure correctement le travail en livrant une réalisation efficace et dynamique, qui rythme bien le récit.

Il est certain que Savages ne révolutionnera ni le cinéma, ni le polar sur grand écran, mais c’est un divertissement assez sympathique, de facture bien supérieure à ce que peut nous proposer habituellement le cinéma hollywoodien. Et puis, on pourra apprécier le message social du film, qui vante les mérites des petites entreprises qui ne connaissent pas la crise face aux holding surpuissantes, fragilisées par des années de course au profit au détriment de la qualité de leurs produits. Il faudra attendre encore un peu pour savoir si ce film va relancer la carrière d’Oliver Stone, mais en tout cas, le vieux lion, à défaut de rugir, sait encore donner des coups de pattes à ce système ultralibéral qu’il abhorre…

(1) : “Savages” de Don Winslow – éd. Le Masque

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Savages

Réalisateur : Oliver Stone
Avec : Taylor Kitsch, Aaron Taylor-Johnson, Blake Lively, Salma Hayek, Benicio Del Toro, John Travolta, Emile Hirsch
Origine : Etats-Unis
Genre : herbe bleue, film noir
Durée : 2h10

Date de sortie France : 26/09/2012
Note pour ce film :

contrepoint critique chez : L’Humanité
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