Cela faisait bien longtemps que l’on n’avait pas eu de nouvelles de Jaco Van Dormael. Treize ans entre le triomphe du Huitième jour et la sortie de Mr. Nobody, et près de vingt ans après son premier et brillant long-métrage, Toto le héros.
C’est le temps qu’il a fallu au cinéaste belge pour écrire, réaliser et monter son film. Un véritable parcours du combattant, qui s’est poursuivi après la finalisation de l’œuvre. Mr. Nobody devait être présenté en sélection officielle à Cannes l’an passé, mais il se murmure que Thierry Frémaux n’aurait pas vraiment aimé le film et l’a du coup relégué à une présentation hors compétition, ce que le cinéaste a refusé. Finalement présenté à la Mostra de Venise, l’œuvre a reçu un accueil mitigé, mais y a glané un prix technique.

Rien de bien étonnant : Mr. Nobody est typiquement le genre d’œuvre qui divise public et critiques. Récit foisonnant, narration fragmentée, partis-pris esthétiques audacieux, thématiques ambitieuses sont des armes double tranchant. Soit on adhère immédiatement à l’univers qui nous est proposé, soit on le rejette totalement.

Déjà, cartésiens et amateurs d’intrigues simples et linéaires et spectateurs fatigués peuvent passer leur chemin. Le film est une sorte de puzzle imbriquant plusieurs niveaux de réalité, racontés de façon non-chronologique. Autant dire qu’il ne faut pas relâcher son attention et qu’il faut s’accrocher pour tenter d’y comprendre quelque chose. 

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Tentative de résumé… : 
Disons qu’il s’agit de l’histoire du dernier mortel de la planète, Nemo Nobody, centenaire sur le point de rendre l’âme, et qui revient sur ce qu’a été sa vie. Mais son récit est confus, chaotique. Le vieillard parle d’une femme, puis d’une autre et d’une troisième. Il a eu des enfants, ou non. Il a vécu en Angleterre, au Canada, aux Etats-Unis ou… sur la planète Mars. Il est mort plus d’une fois… Comment est-ce possible ?
En fait, il raconte les différentes vies qu’il a ou aurait vécues en fonction de certains choix cruciaux qu’il a été amené à effectuer au cours de son existence. Avec pour point de départ un épisode traumatisant, douloureux : la séparation de ses parents sur un quai de gare, en Angleterre, avec, pour le gamin de dix ans qu’il était, un choix impossible. Partir avec sa mère au Canada ou rester avec son père…

Cette scène vient tout droit d’un des courts-métrages du cinéaste, E pericoloso sporgersi, qui mettait un gamin dans une situation similaire et racontait les deux destins différents qu’il menait à partir de sa décision. Et c’était aussi le sujet principal au cœur du magnifique Toto le héros.
Ici, il va bien plus loin, son personnage n’est évidemment pas confronté qu’à un seul choix. Chacun de ses actes à des conséquences. La vie se façonne au gré des rencontres, des hasards, mais aussi des attitudes que l’on adopte, des décisions que l’on prend. A partir de là, une multitude de possibilités s’ouvrent au personnage.

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Impossible, évidemment, de les énumérer toutes. Alors Jaco Van Dormael se focalise sur les décisions ayant trait à l’amour. A la rencontre amoureuse et à la vie de couple.
Si Nemo a réussi à attraper le train qui emportait sa mère au loin, il a passé son adolescence au Canada, avec la fille de l’amant de sa mère, Anna. Et ils sont alors tombés follement amoureux l’un de l’autre.
S’il est resté avec son père, il a grandi en Angleterre et est tombé amoureux de la jeune Elise. S’il a été assez convaincant pour gagner son cœur, il a vécu avec elle une relation tourmentée, douloureuse. Si elle a repoussé ses avances, alors il s’est rabattu sur Jeanne, une fille dont il n’est pas amoureux, mais avec qui il a construit une vie bien rangée…

Quel chemin a réellement suivi Nemo ? Avec qui a-t-il passé toutes ces années ? A chaque spectateur de se forger sa propre opinion, en fonction du point de repère adopté. Cependant, Jaco Van Dormael semble proposer une piste au spectateur égaré, en axant le récit sur le personnage du vieillard. Si ce personnage est le narrateur du film, alors Nemo est resté en vie et cela élimine donc tous les destins à l’issue fatale – et ils sont assez nombreux pour limiter le champ des possibles !
Cela dit, il est aussi possible de changer de perspective et de voir dans le récit un mélange de fantasmes, de rêves, de réalité. Par exemple, le point de vue peut être celui, entièrement rêvé, du jeune homme dans le coma, suite à son accident de moto. Ou celui du gamin imaginant son avenir…
De toute façon, comme le dit le personnage, « Chaque choix était le bon choix, chaque chemin était le bon chemin ». Chaque vie mérite d’être vécue pleinement, malgré ses nombreux aléas et son issue forcément fatale.

Alors oublions un peu le cadre restrictif de la narration classique. Ce que propose le film, c’est un maelström d’émotions, d’impressions, des morceaux de vie joyeux ou au contraire tragiques, des petits bonheurs et des deuils douloureux, des petites et grandes morts, des vies tranquilles ou excitantes. Un peu tout ce que chacun d’entre nous est amené à rencontrer dans sa propre existence, ou dans celle de ses proches : mariage, naissances, maladie, vieillesse, usure du couple, séparations, accidents…

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Ce n’est pas un hasard si le personnage s’appelle Nemo Nobody. Le premier terme signifie « personne » en latin, le second veut dire la même chose, en anglais. Mr. Nobody, c’est personne et tout le monde à la fois. Un être aussi insignifiant qu’une feuille sur un arbre, semblable à des milliers d’autres, perdu dans l’immensité de la forêt, elle-même minuscule au regard de la planète, elle-même minuscule au regard de l’univers… Et en même temps un être plein de sens, symbolisant universellement la beauté et la douleur de la condition humaine.

Mr. Nobody n’est personne puisqu’il est aussi, évidemment, un être fictif, un personnage inventé, issu de l’imagination de son auteur, qui y projette un peu de sa propre existence, de ses propres angoisses. L’un des autres niveaux de lecture de l’œuvre serait de la voir comme l’imaginaire de l’auteur en train de l’écrire, obligé de faire des choix narratifs, de faire bifurquer son récit vers un genre ou un autre. Ce que pourraient laisser supposer certaines séquences assez curieuses où Van Dormael nous entraîne vers le polar ou la science-fiction.

Car le film est avant tout un vrai plaisir de cinéma, une volonté, certes très (trop ?) ambitieuse, de repousser les limites du septième art, de s’affranchir des contraintes imposées par un scénario linéaire, une tentative d’expérimenter de nouvelles formes narratives et visuelles, de traiter de sujets peu novateurs en surprenant son audience.
La structure ramifiée de l’œuvre permet à Jaco Van Dormael de segmenter l’œuvre en ambiances distinctes et d’utiliser toute l’étendue de la grammaire cinématographique pour distinguer les principaux fils narratifs de son récit. Trois dominantes couleur, une pour chaque femme de la vie de Nemo : rouge, bleu et jaune, et une touche de noir pour tous les destins dramatiques.
Et différentes façons de filmer : la partie avec Anna est faite de gros plans, pour montrer la relation fusionnelle entre les deux jeunes gens ; celle avec Elise joue sur la distance entre les personnages, montrant le fossé qui se creuse peu à peu entre Nemo et sa femme, qui ne l’aime pas ou plus assez ; celle avec Jeanne, enfin, qui mise sur le hors champ, pour signifier le désintérêt éprouvé par Nemo face à cette femme que lui n’aime pas ou plus assez… Et chacune des autres vies possibles du personnage est ainsi caractérisée par une méthode de mise en scène, un cadrage particulier, une luminosité particulière, un type de mouvement de caméra. Tout en conservant l’idée de base : faire de l’œuvre la restitution d’un univers mental, qui possède la construction anarchique des souvenirs et la texture ouatée des rêves.

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La dimension psychanalytique de Mr. Nobody est très marquée. On pourrait passer des heures à interpréter les différents éléments qui composent le film : le rôle de l’eau, par exemple, élément récurrent, souvent porteur ici, de mauvais augures, ou le motif de la roue, ou encore, les étranges dessins (un test de Rorschach ?) sur le visage de ce psychiatre du futur qui examine Nemo. D’ailleurs, le prénom du personnage fait aussi penser à la bande dessinée de Winsor McCay, « Little Nemo in Slumberland ». Une œuvre également onirique et psychanalytique se déroulant dans plusieurs univers différents, qui a probablement compté parmi les influences du dessinateur belge François Schuiten, ami de longue date de Jaco Van Dormael et responsable de la conception visuelle du film.

Œuvre foisonnante, complexe, thématiquement très riche, Mr. Nobody est un pari cinématographique impressionnant et fou. Techniquement, il n’y a rien à dire, tout s’enchaîne avec fluidité, il y a des trouvailles visuelles à foison. C’est splendide, lumineux et chamarré. Le casting international du film tient son rang avec panache : lunaire, volatil, Jared Leto est un Nemo idéal. Face à lui, trois actrices magnifiques – Diane Kruger (Anna), Sarah Polley (Elise) et Linh-Dan Pham (Jeanne) – incarnent respectivement la passion, la dépression et la raison. Ajoutons à ce beau casting Rhys Ifans et Natasha Little – les parents de Nemo – et une ribambelle de jeune comédiens très justes, Juno Temple et Toby Regbo en tête. Enfin, artistiquement, le projet est cohérent et abouti.

Les seules choses que l’on puisse vraiment reprocher à Mr. Nobody, ce sont d’une part son rythme, parfois un peu trop rapide, parfois un peu trop lent et, d’autre part, la distance qu’il maintient involontairement avec le spectateur. Car curieusement l’émotion ne passe pas toujours, alors qu’elle devrait nous submerger, nous emporter totalement. C’est le seul véritable défaut du film, mineur pour ceux qui accepteront de se laisser porter par cette ambiance sensorielle incroyable, rédhibitoire pour ceux qui n’accrocheront pas au principe, ou qui résisteront à sa structure scénaristique complexe.

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Il est évident qu’une œuvre aussi ambitieuse et aussi étrange que Mr. Nobody va susciter un vif rejet de la part de spectateurs habitués à un cinéma hollywoodien formaté et prémâché, et irriter tous ceux qui se perdront dans ce labyrinthe narratif. Il est également certain que le style chatoyant de Van Dormael va hérisser le poil de quelques cinéphiles allergiques aux trop belles images, et que son ambition démesurée va lui valoir les foudres de certains critiques.
De fait, nombreux ceux qui fustigent une œuvre « prétentieuse », « boursouflée », « pompeuse ». Les mêmes qualificatifs qui furent utilisés, en leur temps, pour critiquer Mulholland drive, Requiem for a dream ou Magnolia, aujourd’hui considérées par beaucoup comme des œuvre majeures du début du XXIème siècle.
Attention, loin de moi l’idée de comparer ces chefs d’œuvres avec le film qui nous intéresse aujourd’hui. Ils n’ont de toute façon rien de commun entre eux, si ce n’est leur originalité, et ils possèdent sans doute le petit supplément d’âme qui leur permet d’accéder à une toute autre dimension artistique.
Il convient cependant de saluer le travail fourni par Jaco Van Dormael, qui de par son style unique, ses thématiques récurrentes et son envie d’explorer les nouvelles formes d’expression cinématographique, est l’un des auteurs en exercice les plus audacieux.

A Angle(s) de vue, on réfute tous les qualificatifs indignes qui ont injustement été collés au film et on le soutient très fort. Nous vous invitons donc chaleureusement à vous rendre dans la salle de cinéma la plus proche pour faire connaissance avec ce fascinant Mr. Nobody

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Mr. NobodyMr. Nobody
Mr. Nobody

Réalisateur : Jaco Van Dormael
Avec : Jared Leto, Sarah Polley, Diane Kruger, Linh-Dan Pham, Rhys Ifans, Natasha Little, Juno Temple
Origine : Belgique, France, Royaume-Uni, Canada
Genre : puzzle métaphysique
Durée : 2h17
Date de sortie France : 13/01/2010

Note pour ce film : ●●●●●○

contrepoint critique chez : kub3
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