A en juger par l’affiche, avec deux jeunes gens enlacés tendrement, le titre écrit en rose bonbon, on pourrait penser que L’Amour c’est surcôté est une énième comédie romantique, pleine de clichés et de bons sentiments. Mais dès le début du film, on comprend qu’il s’agit de quelque chose de différent, plus amer et plus profond.
Déjà, tout commence avec un enterrement. Le personnage principal, Anis (Hakim Jemili) pleure la mort de son meilleur ami, Isma (Alassane Diong), décédé avant même d’atteindre la trentaine, d’un mal dont on découvrira la teneur ultérieurement. Mais, grâce à ses deux autres copains d’enfance, Paulo (Benjamin Tranié) et Sekou (Abdulah Sissoko), la vie et l’humour ne tardent pas à refaire leur apparition. Les trois garçons se chamaillent et se chambrent à propos de leur thématique de prédilection : les meufs. Paulo et Sekou ne manquent pas de faire remarquer à Anis qu’il est totalement nul avec les femmes, qu’ils ne l’ont pas vu faire de conquête depuis Sabine… à l’école primaire. Touché ! Anis n’a jamais été un séducteur et galère en amour. Trois ans après la mort d’Isma, sa vie sentimentale est en cale sèche et sa vie sexuelle est tout aussi moribonde. Il décide qu’il est temps d’avancer et faire de nouvelles rencontres, mais choisit pour cela le pire endroit du monde, une soirée Erasmus fréquentée par des étudiantes étrangères. Le pauvre ! Il a déjà des difficultés à séduire dans la langue de Molière, alors comment communiquer avec toutes ces filles alors qu’il ne parle ni le chinois, ni le suédois, ne connaît que trois mots d’espagnol (“Un, dos, tres”) et baragouine un anglais de cuisine incompréhensible? Alors qu’il s’apprête à quitter les lieux prématurément, il tombe sur Madeleine (Laura Felpin), la jeune femme qui tient le vestiaire. D’accord, elle est assez étrange. Elle semble d’un abord assez revêche, porte des fringues bariolées et lit un livre sur l’affaire du Petit Grégory, mais au moins, elle parle français. Anis, prend donc son courage à deux mains et se décide à l’aborder.
Contre toute attente, Madeleine accepte de le revoir, mais entame un jeu de séduction patient.
Même si on pressent que ces deux-là sont faits l’un pour l’autre, ils vont mettre du temps avant de se l’avouer et de former, enfin, un couple, un peu comme des Harry et Sally d’aujourd’hui. Perdu entre une conception très romantique de l’amour et une conception de la sexualité forgée par la pornographie, une idée de la femme oscillant entre la princesse immaculée et le morceau de viande juteux, Anis se montre malhabile et parfois “relou”. Madeleine s’en amuse et aime à le piéger, testant constamment ses limites. Il est vrai qu’elle ne correspond absolument pas à l’idéal féminin qu’Anis avait en tête. Elle fume comme un pompier, est fascinée par les tueurs en série – qui “l’apaisent” et l’aident à dormir –, pratique les arts martiaux et a une famille assez “spéciale”. Lui a des parents plus ordinaires, mais ses potes sont de vrais cas sociaux. Mention spéciale pour Paulo, constamment bravache et provocateur, affichant sans vergogne son racisme et son antisémitisme, comme un étendard. Et à Doum’s (Steve Tientcheu), le gros dur, capable de péter une durite si quelqu’un ose appeler Gims, “Maître Gims” (1)! Ah, non ! Il y a des choses à respecter, quand même ! Anis apprécie leur soutien, mais craint que tant de bêtise fasse fuir Madeleine.
Pourtant, c’est lui qui freine le plus l’évolution de leur relation. Plein de complexes et de doutes, craignant d’être rejeté par la jeune femme, il passe son temps à lui mentir, à inventer une version factice de lui-même. Comme il ne peut pas lui avouer qu’il a “plus été au chômage qu’il n’a vécu”, il se prétend donc comédien, mais quand elle lui demande de voir des vidéos, il s’enferre dans les bobards, arguant qu’il est surtout connu pour des films en Russie, alors qu’il ne parle pas un mot de la langue de Tchékov. Et à chaque fois qu’il se retrouve dans l’embarras, hop, il raconte un autre mensonge, se compliquant la vie et celle des copains. Cependant, plus que ses mensonges, dont Madeleine n’est sans doute pas dupe, c’est surtout sa difficulté à exprimer ses sentiments qui chagrine la jeune femme. Elle perçoit que derrière l’attitude joviale, le côté un peu macho maladroit, derrière les réparties pleine d’esprit, il y a un blocage psychologique, une blessure qui n’a pas guéri. Elle lui dit d’ailleurs avec une belle réplique : “Tu sais Anis, l’humour est un pansement. On ne soigne pas d’hémorragie interne avec un pansement”.
Tout le coeur du film est effectivement là, dans les non-dits, dans les choses soigneusement cachées. Le récit entier est construit autour de ces douleurs profondes que les personnages tentent de minimiser. Anis a du mal à affirmer sa sensibilité et son côté romantique et surtout, il se refuse à admettre son état dépressif depuis la mort de son ami. Il dissimule son spleen et son mal-être sous son apparente jovialité et ses réparties cinglantes, comme si de rien n’était. Ses amis ne sont guère mieux. Eux aussi camouflent leur fragilité, leur vulnérabilité. Sans doute par peur de devenir des proies dans l’univers dans lequel ils vivent, parfois impitoyable avec les faibles.
S’exposer, parler de soi, « ce n’est pas pour les gens comme nous« , finit par lâcher Anis à la psychologue qui essaie de l’aider (Clotilde Coureau). “Nous”, ce sont les habitants des cités de banlieue, d’où sont apparemment issus Anis et ses copains.
Dans les cités, il faut “être un bonhomme”, afficher de l’assurance, se vanter de ses réussites ou s’en inventer si on n’en a pas. Il y a ceux qui montrent les muscles, parlent d’une voix grave, et ceux qui s’abritent derrière la tchatche et les vannes agressives. Il faut montrer qu’on est fort, mettre sous le tapis tout ce qui pourrait faire douter de sa virilité. Donc cacher ses sentiments et ses faiblesses.
Le titre du film, L’amour c’est surcôté, traduit cette attitude. Cela pourrait très bien être une réplique dite par l’un de nos lascars, pour afficher du dédain envers les sentiments. L’amour ? Pour quoi faire ? Se mettre en couple, c’est se mettre en galère. Pour épater les copains et les types de la cité, il faut surtout « ken », c’est-à-dire conquérir la fille, coucher avec elle et aller voir ailleurs illico presto. Les meufs sont juste des trophées à épingler à un tableau de chasse. Les garçons adoptent naturellement ce comportement macho, même si, au fond, ils aspirent à autre chose. Les “meufs” de leur quartier se sont elles aussi résignées à cette fatalité. Sabine, avec ses nombreux enfants, tous issus de pères différents, en est le meilleur exemple. Il faut dire que dans ces quartiers périphériques, l’horizon semble désespérément figé. Les perspectives d’ascension sociale y sont rares, presque illusoires, tant les habitants cumulent les obstacles : scolarités contrariées, précarité économique, discriminations liées à leurs origines – souvent issues de l’immigration. Tout ceci les incite à rester dans leur quartier d’origine, à fréquenter les mêmes cercles, encore et toujours. Ils cultivent ainsi une identité banlieusarde qui vire au stéréotype négatif, accentuant encore le rejet qu’ils subissent.
Tous les personnages se cachent derrière des masques, jouent des rôles. Sekou joue les séducteurs, affiche une grande assurance, mais est presque pris de panique dès que l’on remet en cause sa virilité. Paulo s’est construit un personnage tête-à-claques de raciste et d’antisémite. Pourtant, ses copains sont tous d’origine africaine ou maghrébine. Il a fait du cabinet de coiffure ethnique local son quartier général. Et il est finalement prêt à se convertir aux traditions hébraïques pour pouvoir vivre pleinement son amour avec Maeva (Marilou Aussilloux), la colocataire Juive de Madeleine. Il est lourdaud et archi-chaud, le Paulo, mais c’est finalement un coeur d’artichaut… Quand à Doum’s, le gros dur, l’ex-taulard, il dissimule aussi des sentiments bien plus profonds et des abîmes de regrets. Quand il s’emporte face à Madeleine et sa gaffe sur Gims, il cherche surtout à protéger son copain Anis. Il a bien compris que la jeune femme n’était pas du même milieu social qu’eux . Elle ne partage pas tout à fait leur culture, leurs codes. Il estime que leur amour ne tiendra pas longtemps, qu’elle finira par percer à jour les mensonges d’Anis et le quitter. Et il pense que cette rupture courue d’avance pourrait plonger son ami dans une dépression encore plus profonde, ou pire. Il a déjà perdu Isma, son protégé. Il ne veut pas perdre un autre de ces mômes qu’il aime bien, au fond, même s’il s’amuse toujours à les bousculer.
Isma était lui aussi fragile, bien sûr, un écorché vif. Et peut-être n’arrivait-il pas, contrairement à ses copains, à porter un masque, à jouer le rôle du type à l’aise et bien dans sa peau.
Ils sont attachants, ces personnages, malgré leurs provocations, leurs défauts, leurs côtés agaçants. C’est tout à l’honneur de Mourad Winter d’arriver à nous les rendre irrésistiblement sympathiques, en les débarrassant des clichés de banlieusards qui leur collent à la peau. Le cinéaste, également auteur du roman éponyme (2), connaît bien le sujet. Il est issu d’un milieu populaire, a grandi entre les quartiers populaires d’Ivry et Alfortville et un lycée catholique du 13ème arrondissement de Paris. Les personnages de ses livres s’inspirent probablement de personnes qu’il a côtoyées et aimées malgré leurs défauts. Il peut continuer à puiser dans ses souvenirs, car si L’Amour c’est surcôté, ce n’est pas du tout le cas de cette oeuvre qui a reçu une Mention spéciale du Jury lors du dernier Festival de l’Alpe d’Huez. C’est un long-métrage réussi, qui s’appuie sur des dialogues ciselés, irrésistibles, une bande-originale inspirée et des comédiens à l’alchimie évidente, Hakim Jemili et Laura Felpin en tête. Le cinéaste dynamite les codes de la comédie romantique tout en respectant les fondamentaux, et aborde avec finesse un sujet de fond plus dramatique, qui touche en plein coeur. Pour une première réalisation, c’est assez remarquable.
(1) : Gims se faisait appeler “Maître Gims” lorsqu’il faisait partie de Sexion d’assaut. Il a depuis quelques années émis le souhait qu’on ne l’appelle plus “maître”, pour plus de simplicité et pour couper avec ce qui était un délire de jeunesse.
(2) : “L’Amour c’est surcôté” de Mourad Winter – 288 p – éd. Pocket
L’Amour c’est surcôté
L’Amour c’est surcôté
Réalisateur : Mourad Winter
Avec : Hakim Jemili, Laura Felpin, Alassane Diong, Benjamin Tranié, Abdulah Sissoko, Steve Tientcheu, Clotilde Coureau, François Damiens, Saïda Jawad, Isabelle Malin, Abbes Zahmani, Marilou Aussilloux
Genre : Comédie mais pas que, Romantique mais soigneusement cachée sous une tchatche corrosive
Origine : France
Durée : 1h38
Date de sortie France : 23/04/2025
Contrepoints critiques :
”Mourad Winter saisit certes quelque chose de cette ambiance cocooning anesthésiante et généralisée qui nous gagne, mais fallait-il s’en accoutumer à ce point ?”
(Nicolas Moreno – Les Inrockuptibles)
”Joliment, par petites touches, le film utilise le canevas de la romcom pour au fond parler de dépression et de deuil. Le monde est nul et c’est tout le trajet du film de faire la paix avec ça.”
(Renan Cros – CinemaTeaser)
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