En 2007, les cinéphiles assistaient à la naissance d’une cinéaste – Céline Sciamma – en même temps qu’à La Naissance des pieuvres, son premier long-métrage. Une oeuvre intelligente et subtile sur la période compliquée de l’adolescence, entre besoin d’émancipation, recherche d’une identité sexuelle et premiers émois sentimentaux.

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Pour son second film, Tomboy, Céline Sciamma choisit de creuser le même sillon, mais avec une approche sensiblement différente.
La Naissance des pieuvres était un film très “écrit”. A l’origine, il s’agissait du script que la jeune femme a rédigé lors de sa formation de scénariste à la Fémis. Elle y employait des symboles audacieux, autour de l’élément aquatique et de la natation synchronisée, opposait la surface – calme et lisse – aux profondeurs – tumultueuses – pour signifier les transformations à l’oeuvre chez ses jeunes protagonistes, à l’aube de l’adolescence. Esthétiquement, c’était un film aux dominantes bleutées et aux lumières éthérées.
Tomboy est un film solaire, aux lumières très crues. C’est une oeuvre plus “simple”, plus brute, tournée dans l’urgence avec une économie de plans volontaires et une narration resserrée autour d’une trame beaucoup plus basique. Ce qui ne veut pas dire qu’il s’agit d’un film moins abouti, loin de là…

Le point de départ de l’histoire est un malentendu.
Au coeur de l’été, un couple, qui attend un heureux événement, emménage avec ses deux enfants dans un nouvel appartement, dans une petite ville de Seine-et-Marne. L’aînée, Laure, une fillette de dix ans, s’aventure hors de l’appartement, espérant pouvoir s’intégrer à un groupe de jeunes de son âge qui profite du beau temps pour jouer en plein air. Lisa, une jeune voisine vient à sa rencontre et la prend pour un garçon. Il est vrai que la gamine a une allure de garçon manqué (“Tomboy” en anglais) : cheveux blond coupés courts, visage androgyne, short et vêtements peu féminins.

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Est-ce par honte d’être prise pour un garçon, par crainte d’être rejetée pour ce qu’elle est ou par défi ? Toujours est-il que Laure ne relève pas cette erreur de jugement. Au contraire, elle en joue et décide de se faire passer pour MIchael…
La supercherie n’est décelée par aucun des enfants du voisinage, qui acceptent volontiers ce “petit nouveau” dans la bande. Grisée par cette possibilité de se glisser dans la peau d’un garçon, d’être quelqu’un d’autre, de s’affirmer dans cette différence, Laure s’enferre peu à peu dans le mensonge. Elle doit déployer des trésors d’imagination pour que les autres enfants ne découvrent pas sa véritable nature et pour que ses parents ne se rendent pas compte de son petit manège. Mais les choses se compliquent d’une drôle de façon quand Lisa tombe amoureuse de Michael, ce garçon pas comme le autres. Laure prend du plaisir à ce jeu de séduction, à la beauté fragile de ces sentiments…

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Le film est alimenté par une tension grandissante, une forme de suspense. La découverte du secret de Laure/Michael est inéluctable. Au plus tard, elle n’interviendra qu’à  la fin de l’été, quand il faudra retourner à l’école. Dans ce quartier isolé, tous les enfants de la bande se retrouveront dans la même classe et Laure ne pourra alors plus cacher sa véritable identité, son véritable sexe…
Mais avant cela, les occasions d’être démasquée ne manqueront pas. A quel moment la vérité éclatera-t-elle? Dans quelles conditions? Et avec quelles conséquences pour la jeune fille? Pour son rapport avec les autres enfants? Pour son rapport avec Lisa? Tels sont les enjeux dramatiques de l’oeuvre.

Cette construction permet à Céline Sciamma l’univers de l’enfance – léger et aérien, fantasme d’un été qui ne s’arrêtera jamais et où tout est permis – à celui des adultes – beaucoup plus brut et cruel, retour à la réalité et au respect des normes… Simpliste? Non, car la cinéaste ne raconte pas, comme tant d’autres, une histoire de perte d’innocence et d’acquisition de la maturité. Elle traite d’un véritable trouble identitaire et existentiel qui va au-delà de son personnage, avec, au coeur du propos, une question passionnante : Qu’est-ce qui façonne un individu, qui détermine ses préférences, ses goûts individuels, qui forge son caractère ?

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Dans le cas de Laure, pourquoi est-elle plus attirée par les jeux de garçons, par les vêtements de garçon ? Pourquoi n’est-elle pas aussi féminine que sa petite soeur ?
On penche, un temps, pour l’environnement familial. Mais Céline Sciamma a bien pris garde de lui donner des parents on ne peut plus ordinaires, un couple uni et offrant à ses enfants un environnement stable et serein, et toute l’affection dont ils ont besoin. A la rigueur, on peut se dire que le père aurait rêvé avoir un fils et l’a élevée comme un garçon, mais l’hypothèse est un peu tirée par les cheveux… Non, on ne peut pas dire que son côté ‘”garçon manqué” soit lié à des problèmes familiaux…
De toute façon, au début du film, Laure ne s’est jamais vraiment posé de question quant à son sexe. Elle est une fille, point. Et elle aime les jeux de garçon, point. Elle est comme elle est…

Ce qui va changer la donne, c’est le quiproquo qui survient lors de la rencontre avec Lisa. Et le fait que personne ne remette en question que Laure/Michael soit un garçon. C’est le regard des autres qui la place dans un genre plutôt qu’un autre. Et ce regard est biaisé par des idées reçues, des stéréotypes, des normes…
Au départ, on ne connaît pas le sexe de cet enfant au visage androgyne. Jusqu’à la rencontre avec la jeune voisine, la cinéaste ne donnera aucune information sur son sexe, et ne révèlera le pot-au-roses que dans l’une des scènes suivantes. Pourtant, on parie plus facilement pour un garçon. Pourquoi? Parce que Laure porte un short et un débardeur. Parce qu’elle a les cheveux courts. Parce qu’elle prend du plaisir à conduire la voiture de son père, assise sur ses genoux. Un look de garçon, une attitude de garçon. Du moins, selon l’imagerie classique du petit garçon…

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Pour une petite fille, la norme, c’est de porter une robe, d’avoir des cheveux longs et de jouer à la poupée.
D’ailleurs, quand la mère de Laure apprendra la supercherie de sa fille, elle s’empressera de lui faire porter une robe avant de la contraindre à avouer la vérité à ses petits camarades. Une façon de la remettre dans le droit chemin pour la mère, une humiliation pour la fillette…

La question de la “normalité” se pose aussi – et surtout – pour la nature de la relation entre Laure/Michael et Lisa.
Les deux fillettes tombent clairement amoureuses l’une de l’autre, prennent du plaisir à ces sentiments partagés. Tant que Lisa est amoureuse de Michael, tout va bien. Le reste du groupe cautionne cette idylle, hormis quelques jaloux eux-même amoureux de Lisa. Mais dès que le secret de Laure est dévoilé, le groupe presse les deux fillettes d’y mettre un terme : “deux filles ensemble, c’est mal”, dira l’un des garçons. Là encore, c’est une question de norme, d’éducation selon des critères moraux déterminés.
Ce sont pourtant les mêmes individus, les mêmes sensibilités, les mêmes sentiments sans doute, mais un simple changement de prénom modifie toute la perspective. N’est-ce pas là quelque chose d’absurde?
Evidemment, si Laure n’avait pas menti sur son sexe, Lisa n’aurait probablement pas nourri les mêmes sentiments vis à vis d’elle. La barrière de la norme, de l’éducation, aurait modifié leur relation. Mais Laure – voire peut-être LIsa – aurait probablement pris conscience plus tard de son homosexualité. Car c’est bien de cela qu’il s’agit…

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L’histoire toute “simple” d’une supercherie identitaire se transforme en véritable plaidoyer pour le droit à la différence et l’abolition des préjugés, des normes étouffantes et réductrices.
Le sujet tient à coeur à la cinéaste. Elle s’est probablement beaucoup livrée dans cette histoire que l’on devine inspirée d’éléments autobiographiques. Et son film n’en est que plus touchant.

Outre son propos, le film brille de par son environnement esthétique. Céline Sciamma a conservé la même équipe technique que pour La Naissance des pieuvres.
Pour la partie image, l’excellente Crystel Fournier exploite au mieux les fonctionnalités de sa caméra – un appareil photo Canon 7D – livrant une superbe composition, colorée, lumineuse, solaire, et confirme au passage qu’elle est l’une des meilleures chefs-op’ de l’hexagone.
Le film est dépourvu de musique, afin de ne pas surligner inutilement les émotions des personnages, mais la cinéaste a néanmoins tenu à marquer l’amour naissant des deux jeunes filles par un morceau musical, une chanson dynamique avec un fond de mélancolie. Elle a confié le travail à Para One, déjà responsable de la bande-originale de son précédent film…

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Mais malgré la finesse du propos, malgré les qualités artistiques déployées, le film n’aurait pas été aussi enthousiasmant sans d’excellents acteurs. Et sur ce plan-là, il n’y a rien à redire non plus.
Après La Naissance des pieuvres et son joli trio de jeunes actrices, Céline Sciamma confirme ici qu’elle est une formidable découvreuse de talents, doublée d’une directrice d’acteurs surdouée.
Il n’est jamais facile de travailler avec des enfants. Souvent, ils ont tendance à surjouer leurs scènes, à manquer de naturel. Ici, tous, sans exception,  sont d’une justesse absolue.
Mettons quand même en avant la performance de Zoé Héran, remarquable dans le rôle de Laure/Michael. Malgré son jeune âge, la jeune fille réussit à retranscrire à la perfection les doutes et les questionnements qui agitent son personnage, tout en intériorité et en finesse.
Et aussi celle de Jeanne Disson, troublante et toublée Lisa, en pleine confusion des sentiments.
Ou encore celle, irrésistible de la très jeune Malonn Lévana. Espiègle, malicieuse, pleine de vie et confondante de naturel. Dieu que cette gamine est attachante! Si elle continue de fréquenter les plateaux de tournages, nul doute que cette petite actrice est promise à une belle carrière. On parie ? Premiers éléments de réponse dans le Polisse de Maïwenn, dans lequel elle joue un petit rôle…

Résumons un peu… Une histoire épurée de tout artifice mélodramatique, un propos intelligent et subtil, des comédiens attachants et bouleversants, un environnement esthétique de haute tenue et une mise en scène qui fonctionne à l’énergie brute, terriblement efficace. Toutes ces qualités font de Tomboy une vraie réussite, qui impose Céline Sciamma comme une des cinéastes qui comptent dans le paysage audiovisuel français. On attend son prochain film avec impatience…

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Tomboy

Réalisatrice : Céline Sciamma
Avec : Zoé Héran, Jeanne Disson, Malonn Lévana, Mathieu Demy, Sophie Cattani, Yohan Ventre, Noah Ventre
Origine : France
Genre : usurpation d’identité
Durée : 1h24
Date de sortie France : 20/04/2011
Note pour ce film :

contrepoint critique chez :  Ptitpraince (sens critique)

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