En 1989, aux Etats-Unis, un cinéaste rondouillard à l’esprit vif et à l’humour cinglant partait en croisade contre Roger Smith, le PDG de General Motors, responsable de la suppression de 30 000 emplois dans l’usine de Flint, Michigan, et des conséquences sociales désastreuses de ce plan de restructuration. Dans Roger & Moi, Michael Moore a réussi à mettre en lumière les dérives du système capitaliste ultralibéral et à dénoncer le mépris de certains grands patrons envers leurs employés. Cela n’a pas changé fondamentalement le sort des ex-employés de General Motors, mais ils ont au moins pu trouver un peu de réconfort et de soutien à travers le succès rencontré par ce film.

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En 2016, en France, François Ruffin marche sur les traces de son homologue Américain, moins rondouillard, certes, mais doté du même culot et de la même conscience politique et sociale acérée. Il s’attaque lui aussi à un grand patron, Français celui-là : Bernard Arnault, propriétaire du groupe de luxe LVMH, Grand Officier de la Légion d’Honneur, deuxième fortune de France, dixième fortune mondiale, avec un patrimoine estimé à plus de 30 milliards de dollars, Une réussite qui s’est faite sur le dos des employés des sociétés qu’il a rachetées puis démantelées, ceux du groupe Boussac ou de la Samaritaine, par exemple. L’ascension fulgurante de Bernard Arnault correspond en effet à la chute de milliers d’ouvriers et d’employés sacrifiés au nom de la rentabilité économique, licenciés comme des malpropres et abandonnés à leur triste sort.

Quand ce brave homme a décidé, en 2012, de prendre la nationalité Belge pour échapper au fisc Français, après avoir déjà délocalisé une bonne partie des activités du groupe LVMH au coeur du “Plat Pays”, cela a occasionné une vive polémique médiatique. On se souvient du titre accrocheur de “Libération” : “Casse-toi , riche con!” et du volte-face du milliardaire, qui a affirmé son attachement à la France pour éviter toute publicité négative pour son groupe.
Cela a donné l’idée à François Ruffin de réaliser un film dans l’esprit de Roger & Moi, avec pour but de contraindre Bernard Arnault à venir se confronter à la misère qu’il a générée dans le Nord de la France, après avoir démantelé, contrairement à ses promesses, les usines du groupe Bouzac, et, plus récemment, après avoir délocalisé les activités de Ecce, une des filiales de LVMH, vers la Pologne et plus loin à l’Est…

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Pour ce faire, Ruffin choisit un angle absurde. Il enfile un T-shirt “I Love Bernard”, se glisse dans la peau d’un adorateur de ce modèle de réussite économique qu’est Bernard Arnault et part en croisade pour réconcilier les gens du Nord avec leur ex-patron.
Evidemment, sa démarche n’est pas très bien accueillie. Une ex-ouvrière s’énerve. Trente ans après, elle est toujours aussi remontée contre ce “prédateur” qui a fait fermer les usines, mis tout le monde à la porte et plongé dans le marasme économique toute une région. Sans parler des dépressions et des suicides que la situation a occasionnés et qui n’apparaissent jamais dans les statistiques officielles…
Les anciens employés de Ecce déplorent de leur côté, que les costumes de la marque, jadis confectionnés en France, soient aujourd’hui produits en Bulgarie, pour une bouchée de pain. Et ceux de la Samaritaine ont en travers de la gorge la transformation d’un grand magasin populaire en galerie marchande de luxe, réservée à quelques touristes friqués. Et tous dénoncent le mépris affiché par l’homme d’affaires à leur égard : “Il nous a considéré comme des moins que rien!”.

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François Ruffin propose à ces réfractaires de faire le premier pas et d’aller à la rencontre de Bernard Arnault pour leur dire ce qu’ils ont sur le coeur. Mais comment approcher le grand homme, enfermé dans sa tour d’ivoire? Rien de plus simple! Il suffit d’acheter une seule action du groupe LVMH pour avoir le droit d’assister à l’assemblée générale de la société et de pouvoir intervenir  auprès du patron. Il suffisait d’y penser…
François Ruffin, les ex-employés du groupe Boussac et de la Samaritaine, mais aussi l’employé du fisc Belge qui a dénoncé la tentative d’évasion fiscale de Bernard Arnault débarquent donc à l’assemblée générale des actionnaires, décidés à faire entendre leur voix.
Hélas, ils doivent vite  déchanter. D’une part car les petits actionnaires doivent assister aux débats dans une salle annexe, loin des “puissants” (Belle conception de la démocratie…). Et d’autre part car Ruffin est expulsé manu militari par les vigiles après avoir tenté de prendre la parole devant cette assemblée bis (Belle conception de la liberté d’expression, également…).

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Qu’à cela ne tienne! S’il ne peut pas dialoguer avec le milliardaire par le biais de l’assemblée générale des actionnaires LVMH, Ruffin va correspondre avec lui par courrier. Et s’il ne peut pas réconcilier tous les employés licenciés avec leur ex-patron, il va au moins tenter de faire remonter Bernard Arnault dans l’estime d’une famille de Chtis, échantillon représentatif de la population sinistrée par l’homme d’affaires.
Jocelyne et Serge Klur étaient tous deux employés par Ecce à Poix-du-Nord, près de Valenciennes, mais ils ont été licenciés en même temps quand leur usine a été délocalisée en Pologne. Certains de leurs collègues ont pu retrouver du travail en se reconvertissant dans d’autres branches professionnelles, mais le couple est toujours au chômage, malgré toutes les démarches entamées pour retrouver du travail. Comme ils ne reçoivent plus que 400 € par mois pour vivre, ils doivent faire quelques économies. Hop! Pas de chauffage! De toute façon, leur vieux poêle menace de rendre l’âme… Hop! Une bonne diète! C’est bon pour la ligne. Mais les jours de fête, ils s’autorisent malgré tout un petit plaisir : une tartine de fromage blanc. Quel luxe! Prends-en de la graine, LVMH!
Finalement, ils ne sont pas si mal que ça… Le problème, c’est qu’ils sont criblés de dettes et qu’un huissier les menace de saisir leur maison, le seul bien qu’ils possèdent après des années de dur labeur. Autant dire qu’ils sont vraiment au fond du trou et qu’ils auraient de bonnes raisons pour haïr leur ex-patron…

Toujours dans son rôle de Candide, François Ruffin défend Bernard Arnault. Il affirme être persuadé que ce brave homme sera sensible à la détresse du couple et saura se montrer généreux au regard de leur états de services irréprochables. Il suffit de lui écrire pour lui expliquer la situation et d’oser lui demander de mettre la main au portefeuille… Bon, peut-être faudra-t-il quand même le secouer un peu, en le menaçant d’aller perturber également le secouer un peu
les journées portes ouvertes des sociétés du groupe LVMH – dont les dates ont été obtenues lors de l’AG des actionnaires, cela aura au moins servi à ça – en compagnie de quelques agitateurs aguerris…

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A ce moment-là, le film prend un tour inattendu. Le  documentaire dénonçant par l’absurde les ravages du capitalisme et les dérives de la mondialisation se mue en comédie policière à l’ancienne. Razzia sur le grisbi. L’Arnaque version Chti. Ruffin des Bois, son couple de chômeurs, une vieille copine syndicaliste et l’équipe de Fakir, le journal alternatif dont le cinéaste est rédacteur en chef montent une incroyable combine pour forcer Bernard Arnault à payer les dettes des Klur, avec un petit bonus en prime, obtenir un CDI pour Serge et se protéger du retour de bâton. Ruffin se grime physiquement pour jouer le rôle du fils du couple et tromper la vigilance du sbire envoyé par LVMH, un ancien barbouze. Il truffe la maison du couple Klur de micros et de caméra cachés. Il intrigue pour diffuser de fausses infos qui sèment la panique chez les grands pontes de LVMH.

La suite est édifiante, car contre toute attente, la démarche de cette bande de joyeux branquignols fait mouche. L’empire LVMH, supposé inébranlable, se met à vaciller, et son patron avec lui. Bernard Arnault, soucieux de ne pas écorner davantage une image écornée depuis son vrai-faux exil belge, va céder au chantage, rembourser les dettes du couple et plus encore. Et il va donner à François Ruffin suffisamment de matière pour charger LVMH tout en ridiculisant son directeur de la sécurité, dépassé par les évènements, et dénoncer la collusion entre le groupe de Bernard Arnault et le pouvoir politique, à travers son secrétaire général, Marc-Antoine Jamet, membre du PS et proche conseiller de Laurent Fabius. Et encore, Ruffin à l’élégance de ne pas rappeler les conditions de l’attribution du groupe Boussac à Bernard Arnault, contestées mais appuyées par le Premier Ministre de l’époque, un certain Laurent F. …

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Evidemment, on peut se dire que la belle histoire de David/Klur contre Goliath/Arnault reste anecdotique. Pour une victoire, il y a eu des milliers de défaites, des individus broyés par la logique capitaliste. Le Nord reste un territoire économiquement sinistré. C’est vrai, mais ce “braquage” rocambolesque marque un tournant de la lutte des classes. A une époque où beaucoup ont renoncé à se battre, se replient sur eux-mêmes et sont tentés de céder au côté obscur de la force politique, cela fait du bien de voir des “petits” chahuter les “puissants”, retrouver du courage et, au final, de la dignité.
Merci Patron ! est un film à l’énergie communicative, qui célèbre les vertus de l’action collective, de l’audace et de la ruse, à bon escient. Il pourrait bien inspirer d’autres victimes de patrons voyous et, qui sait, infléchir un peu cette politique ultralibérale qui, jusqu’à présent, a mené à des conséquences sociales désastreuses.

En tout cas, on ne peut que s’incliner devant le talent de François Ruffin, qui, en faisant mieux que Michael Moore, s’impose comme le nouveau taulier du documentaire engagé et impertinent. Merci, “patron”, pour cette bouffée d’oxygène dans un monde en crise.


Merci patronMerci Patron !
Merci Patron !
Réalisateur : François Ruffin
Avec : François Ruffin, Jocelyne Klur, Serge Klur, Bernard Arnault, Marc-Antoine Jamet
Origine : France
Genre : Chti Guevarra vs le Grand Capital
Durée : 1h24
date de sortie France : 24/02/2016
Contrepoint critique : Studio Ciné-Live

 

REVIEW OVERVIEW
Note :
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Rédacteur en chef de Angle[s] de vue, Boustoune est un cinéphile passionné qui fréquente assidument les salles obscures et les festivals depuis plus de vingt ans (rhôô, le vieux...) Il aime tous les genres cinématographiques, mais il a un faible pour le cinéma alternatif, riche et complexe. Autant dire que les oeuvres de David Lynch ou de Peter Greenaway le mettent littéralement en transe, ce qui le fait passer pour un doux dingue vaguement masochiste auprès des gens dit « normaux »… Ah, et il possède aussi un humour assez particulier, ironique et porté sur, aux choix, le calembour foireux ou le bon mot de génie…

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