MaigretLe commissaire Maigret ne va pas fort… Certes, il n’a pas encore “cassé sa pipe”, mais il en a été privé par son médecin. Inquiet pour sa santé, ce dernier lui a interdit de fumer le temps de vérifier l’état de ses poumons. Mais son mal semble avoir une autre source, plus cérébrale. Le policier s’enfonce en effet dans une sorte de dépression. Il semble usé, fatigué, au bout du rouleau. Son travail routinier l’ennuie, comme ses nombreux allers et retours dans les rues de Paris. Même la fameuse blanquette de veau préparée par sa femme ou la tarte tatin du bistro où il a ses habitudes ne réussissent pas à lui redonner le sourire. La seule chose qui semble le maintenir encore en alerte semble être l’alcool, qu’il consomme sans joie, mais avec une certaine régularité, comme pour oublier ses soucis.
Une nouvelle enquête, sur le meurtre d’une jeune fille, va lui permettre de se confronter à ses vieux démons et de redonner un sens à son existence.

Pour cette nouvelle incursion au cinéma du personnage créé par George Simenon, Patrice Leconte a choisi d’adapter le roman “Maigret et la jeune morte” (1), mais il n’en a repris que très vaguement l’intrigue criminelle, en ne conservant son point de départ, la découverte du cadavre d’une jeune fille sans identité, gisant sur le trottoir dans une robe de soirée tâchée de sang, et quelques-uns des personnages principaux. Par rapport au texte original, il a même modifié l’identité de l’assassin et le mobile du meurtre. Il a aussi modifié le nom de la victime, Louise Laboine, en Louise Louvière, un détail qui pourrait sembler anodin, s’il n’évoquait une figure cinématographique mythique, celle de Loulou, l’héroïne du film de Pabst. Dans ce chef d’oeuvre de l’expressionnisme allemand, le personnage central était une jeune femme aux moeurs dissolues, contrainte à devenir entraîneuse, puis prostituée, avant de connaître un destin tragique. Le premier réflexe, pour le spectateur comme pour les enquêteurs du 36, quai des Orfèvres, serait donc de voir la jeune morte comme une fille facile qui aurait fait une mauvaise rencontre, victime d’un client sadique ou d’un homme soucieux de sa réputation ayant décidé de se débarrasser d’elle. Mais, comme Maigret le découvre, Louise n’était pas une prostituée, ni une entraîneuse. Elle ne fréquentait pas les bars ou les soirées mondaines, sauf cette nuit-là. Il s’interroge donc sur son parcours, sa relation aux autres, son histoire familiale, et ce qui a bien pu la mener jusqu’à cette mort horrible. Essayer de retrouver l’identité de la jeune femme et à comprendre son parcours le place sur le chemin d’une autre jeune fille paumée, Betty (jouée par Jade Lebeste, une belle révélation), qu’il va chercher à aider. Cela va aussi l’inviter à se replonger dans son propre passé, et à se remémorer sa fille unique, elle aussi disparue trop jeune.
C’est là que se situe le coeur de ce long-métrage, dans cette lente et douloureuse introspection. L’intrigue criminelle en elle-même n’a aucune importance. Leconte la relègue au second plan et ne cherche absolument pas à brouiller les cartes avec des rebondissements spectaculaires, pas plus qu’il ne tente de la dynamiser avec des courses-poursuites ou des scènes d’action. Ici, presque tout repose sur la personnalité de Maigret, ses doutes et ses blessures, ses fantômes intimes. C’est sans doute pourquoi le film ne reprend pas le titre du roman original mais s’intitule sobrement Maigret.

Pour incarner ce policier fatigué, las de ses longues années passées à côtoyer des âmes noircies et corrompues, mais aussi hanté par ses erreurs, Patrice Leconte a eu l’idée splendide de confier le rôle à Gérard Depardieu. Déjà parce qu’il possède l’âge et la carrure adéquates pour incarner le personnage, reprenant le flambeau d’autres monstres sacrés du septième art, de Pierre Renoir à Jean Gabin, en passant par Harry Baur ou Charles Laughton. Aussi parce que l’acteur est, de par sa vie personnelle (2), apte à comprendre les tourments du personnage et son deuil impossible. Et enfin parce que Depardieu, quand il ne se perd pas dans les excès en tout genre et les provocations, est l’un des meilleurs comédiens français, capable de faire passer des émotions formidables avec une économie de mots et de gestes impressionnante.
Il est ici absolument magnifique, conférant une aura incroyable au personnage de Maigret, dévoilant des facettes inédites de sa personnalité, plus sombres, plus graves, que n’aurait sans doute pas reniées George Simenon. Ce qui est remarquable, c’est que tout en cannibalisant l’écran, Gérard Depardieu laisse de la place à ses partenaires pour s’exprimer. Comme le commissaire Maigret dans ses enquêtes, il est dans l’interaction, l’échange, l’écoute des autres. Chacun de ses partenaires à l’occasion de jouer sa partition, qui permet à Patrice Leconte de composer une belle variation autour de ce qu’est l’humanité, ses failles, sa folie et sa décadence, mais aussi ce qui fait sa grandeur et sa beauté.

Maigret est également un superbe hommage au septième art. Outre la référence indirecte au Loulou de Pabst, et au cinéma expressionniste allemand dont le réalisateur avoue s’être inspiré pour composer son ambiance visuelle, toute en clair-obscur, et le lien, par ricochet, avec un autre Loulou, celui de Pialat, dont le rôle-titre était incarné justement par un Gérard Depardieu encore juvénile, le scénario tisse d’autres liens plus flagrants avec l’univers du cinématographe. Patrice Leconte fait du personnage de Jeanine (Mélanie Bernier, parfaite en débutante arriviste),  seule connaissance connue de la défunte, une actrice de cinéma, qui rencontre d’ailleurs Maigret sur un plateau de tournage. Il oppose la chambre factice du décor, avec vue sur un Paris de carton-pâte, avec la chambre louée par Louise, autrement plus sordide et plus conforme à la réalité. Il dessine ainsi en filigrane le destin de centaines de jeunes femmes venues tenter leur chance à Paris, la tête pleine de rêves de gloire et de grandeur, mais ayant vu leurs illusions se briser contre ce milieu assez impitoyable et le retour forcé à un quotidien de misère.
Leconte joue aussi sur l’opposition entre le cinéma, art de l’illusion et de la mystification – il fait du meurtre lui-même une sorte de mise en scène, de manipulation de la vérité – et cet art, capable de transmettre, malgré son côté factice, une certaine vérité, ou en tout cas de faire naître des émotions permettant d’appréhender cette vérité.

C’est finalement dans une salle obscure, regardant une scène où Louise Louvière faisait de la figuration, que Maigret comprendra la vérité et saisira, enfin, la personnalité profonde de la victime, une jeune femme qui ne demandait qu’à faire partie d’une famille, d’un groupe, pour briser sa solitude. C’est aussi dans cette scène qu’elle s’anime, qu’elle reprend vie. Car le cinéma est aussi un art qui capte des moments de vie et les imprime sur pellicule – ou sur format digital aujourd’hui – pour l’éternité, afin de hanter, tels des fantômes, des générations de spectateurs. Grâce à lui, on pourra admirer le talent de Gérard Depardieu bien après qu’il aura tiré sa révérence, qu’il se sera « évaporé », comme dans l’ultime plan du film. Et grâce à lui, on peut encore profiter de la présence d’André Wilms,  récemment décédé (3). Il est absolument magnifique dans le rôle d’un vieil homme Juif ayant perdu toute sa famille dans les camps de concentration, et dont la mémoire se révèle défaillante. Son face-à-face avec Depardieu occasionne l’une des scènes les plus bouleversantes du film, qui transperce l’âme par sa portée poétique et évocatrice.

Contrairement à ce que l’on aurait pu attendre, ce Maigret n’est pas un simple film policier. C’est avant tout une oeuvre crépusculaire, poignante et douloureuse, peuplée de victimes et de morts en sursis, mais qui offre aussi sa part de lumière, en célébrant ce qui fait tout le prix de la vie, les interactions que nous pouvons avoir avec les autres, l’empathie, la tendresse et la bonté. Si la carrière cinématographique de Patrice Leconte est quelque peu inégale, elle recèle un certain nombre de pépites, de Tandem à Dogora, en passant par Le mari de la coiffeuse ou Ridicule, autant de films qui laissaient entrevoir tout son talent de conteur et de metteur en scène, ainsi qu’une sensibilité à fleur de peau. Monsieur Hire, déjà adapté de Simenon, l’avait imposé comme un véritable cinéaste. Maigret vient à point nommé pour nous le rappeler.

(1) : “Maigret et la jeune morte” de George Simenon – Coll. Livre de Poche – éd. Lgf
(2) : Son fils, le comédien Guillaume Depardieu est décédé en 2008, à l’âge de 37 ans
(3) : Le comédien est décédé le 9 février 2022, deux semaines avant la sortie du film


Maigret
Maigret

Réalisateur : Patrice Leconte
Avec : Gérard Depardieu, Mélanie Bernier, Aurore Clément, Jade Lebeste, André Wilms, Clara Antoons, Anne Loiret, Elzabeth Bourgine, Bertrand Poncet, Pierre Moure, Hervé Pierre
Genre : Drame psychologique camouflé en film policier
Origine : France, Belgique
Durée : 1h28
Date de sortie France : 23/02/2022

Contrepoints critiques :

”Au-delà de l’adaptation de « Maigret et la jeune morte » de Simenon, l’acteur et le cinéaste font le portrait d’un homme qui voit son monde sombrer.”
(Jacky Bornet – France info)

”L’auteur des Bronzés embarque Depardieu dans le rôle-titre et neutralise dans la naphtaline de l’adaptation surdécorée et accessoirisée la véhémence résiduelle de la star en roue libre et totalement désinvestie (ou bourrée…).”
(Didier Péron – Libération)

Crédits photographiques : Copyright F COMME FILM / PASCAL CHANTIER

REVIEW OVERVIEW
Note ;
SHARE
Previous article47ème Cérémonie des César – Tous les prix
Next article« Zaï Zaï Zaï Zaï » de François Desagnat
Rédacteur en chef de Angle[s] de vue, Boustoune est un cinéphile passionné qui fréquente assidument les salles obscures et les festivals depuis plus de vingt ans (rhôô, le vieux...) Il aime tous les genres cinématographiques, mais il a un faible pour le cinéma alternatif, riche et complexe. Autant dire que les oeuvres de David Lynch ou de Peter Greenaway le mettent littéralement en transe, ce qui le fait passer pour un doux dingue vaguement masochiste auprès des gens dit « normaux »… Ah, et il possède aussi un humour assez particulier, ironique et porté sur, aux choix, le calembour foireux ou le bon mot de génie…

LEAVE A REPLY