Juste quelques mois après la sortie du pamphlet de Michael Moore, Capitalism : a love story, qui démontait les mécanismes ayant permis au système ultralibéral de se développer et d’étendre son emprise sur le monde, avec à l’arrivée la crise économique telle que nous la subissons, voici un nouveau pavé dans la mare du modèle capitaliste avec La Stratégie du choc, un documentaire de Michael Winterbottom et Mat Whitecross reprenant les thèses défendues par Naomi Klein dans son livre éponyme (1), publié en 2007.

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Selon la journaliste canadienne, fervente militante altermondialiste, l’essor de l’ultralibéralisme tel que nous le connaissons aujourd’hui repose essentiellement sur les idées de l’économiste et de Milton Friedman, prix Nobel en 1976, et de ses disciples, notamment le groupe d’économistes chilien connu sous le nom de « Chicago Boys ».
Principe fondamental de l’implantation des politiques néolibérales un peu partout dans le monde : mettre les citoyens dans un état de choc psychologique, par le biais d’une politique de répression, d’un conflit armé – émeutes, guerres civiles, guerres tout court – ou simplement en jouant sur la peur des individus et leurs plus vils instinct, parfois en s’inventant un nouvel ennemi, menaçant la sécurité du pays…
Elle s’appuie sur quelques cas concrets : la mise en place d’une dictature militaire au Chili, en 1973 (2) et une répression violente des opposants au régime ; la prise de pouvoir d’une Margareth Thatcher pourtant très contestée à ses débuts en tant que premier ministre britannique, grâce à une guerre éclair spectaculaire aux îles Malouines ; la chute du bloc de l’est et l’instauration d’un système capitaliste ayant favorisé l’apparition des oligarques, puissants magnats du pétrole…

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L’objectif de son livre, et du film qui nous intéresse aujourd’hui, est d’analyser sous un angle alternatif tous les événements historiques de ces soixante dernières années et montrer comment le capitalisme sauvage a soigneusement tissé sa toile, profitant de la faiblesse momentanée des individus pour faire passer des réformes dévastatrices…
Louable intention, car les livres d’histoire omettent souvent les petits détails embarrassants pour les dirigeants des plus grandes puissances mondiales et présente une version très édulcorée des faits…
Mais pour présenter une alternative crédible à la version officielle de l’Histoire, encore faut-il faire preuve d’un minimum de sérieux, de rigueur et de cohérence. Et c’est là que le bât blesse…

Quand il décortique la façon dont l’Amérique du Sud est devenue un territoire d’expérimentations politiques et financières douteuses pendant la seconde moitié du XXème siècle, sous l’impulsion des dirigeants – réels ou souterrains – des Etats-Unis d’Amérique, le documentaire emprunte la bonne voie : pertinent, sans concession, révélant certaines vérités qui dérangent, comme la collusion entre les dirigeants des grandes nations occidentales et des dictateurs sanguinaires tels que Pinochet et évoquant la façon dont a été agité de manière maligne le chiffon rouge de la menace communiste.
Avec son approche globale du phénomène ultralibéral, il est un très bon complément au film de Michael Moore, qui se concentrait quasi-exclusivement sur le territoire des Etats-Unis et sur la prise de pouvoir des milieux financiers et d’une poignée de richissimes hommes d’affaires.

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Hélas, le film perd très vite de sa superbe. Dès que l’on quitte Santiago et Buenos Aires, le fil chronologique se distend. On passe très vite sur les années de présidence de Nixon et de Ford, les guerres coloniales, l’arrivée au pouvoir de Reagan et les profondes réformes de l’économie, l’effondrement du bloc de l’est. Tout est balancé en vrac, à la va-vite, de manière totalement confuse et superficielle. Ceux qui maîtrisent la chronologie des faits historiques, l’appartenance politique des différents hommes et femmes de pouvoir, le contexte géostratégique de certains conflits, posséderont sûrement le pré requis nécessaire à la compréhension du propos de Naomi Klein et des deux cinéastes. Mais le film leur est-il vraiment destiné ?
Probablement pas… Le but est de toucher un auditoire qui n’a pas forcément conscience de la façon dont l’idéologie néolibérale a su s’implanter. En première ligne : les jeunes générations et le citoyen américain lambda, généralement peu porté sur ce qui se passe hors des frontières de son pays, voire de son état…
Il aurait donc fallu être plus didactique, plus scolaire, et privilégier une chronologie très basique des faits, avec des exemples concrets et des preuves convaincantes. Ou au moins un minimum de témoignages. Rien de tout cela ici…

Même s’ils ne sont sans doute pas loin de la vérité sur certains points, les auteurs nous assènent leur vision des choses, sans jamais étayer leurs supputations et sans proposer le moindre contrepoint à leurs allégations…
On a la désagréable impression d’assister à un de ces shows littéraires Outre-Atlantique, où les auteurs viennent rencontrer le public pour faire de la publicité à leurs livres… Et du coup, de subir une sorte de propagande altermondialiste aussi douteuse que celle employée par le camp adverse…
Une impression renforcée par le choix des images d’archives, employées uniquement pour choquer le spectateur. Montrer des films d’archive de militants communistes tabassés ou d’opposants chiliens torturés, cela ne peut être que révoltant, et le procédé induit une sorte de « chantage à l’émotion » un peu trop facile, surtout souligné de la sorte par les musiques envahissantes accompagnant les images (notamment le thème du Fargo des frères Coen, assez incongru ici…)

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Autre problèmes : les omissions, les ellipses étranges et les raccourcis hâtifs. Cibler Thatcher, Reagan, Bush père et fils, d’accord, c’est de bonne guerre… Mais qu’en est-il des années de présidence démocrate, sous Carter et Clinton ? Et de la longue gouvernance du Labour de Tony Blair au Royaume-Uni ? Pas un mot à leur sujet… Cela aurait pourtant été instructif d’expliquer comment la sphère capitaliste a continué de faire avancer ses idées sous des régimes un peu plus à gauche (même si Blair et Clinton ne peuvent pas vraiment être considérés comme des marxistes…).
Et puis les auteurs mélangent tout. Ils évoquent la possibilité de complots orchestrés par les gouvernements occidentaux et certains groupes privés pour plonger la population dans la terreur et faire accepter plus facilement des lois favorisant leurs intérêts. D’accord… Mais ils parlent aussi de la tempête Katrina qui a ravagé la Louisiane. Euh, ce serait aussi un complot gouvernemental, ça aussi ? (Damned ! Rappelons vite Fox Mulder !)
Que penser alors des attentats du 11 septembre 2001, événement fondateur de la politique économique et sociale dévastatrice de George W. Bush ? Complot monté par les Chicago Boys ? Manipulation de la Maison Blanche ? Ou événement indépendant qui s‘est avéré être une aubaine pour le pouvoir en place ?
Là encore, on aurait aimé une position plus claire, étayée de quelques éléments troublants, de révélations chocs…

Evidemment, on pourra nous objecter que les sujets abordés sont bien trop vastes pour être approfondis dans un long-métrage d’1h25 (ce qui est quand même un peu court).
Mais Winterbottom et Whitecross auraient pu traiter un peu plus à fond certains dossiers-clés, ou nuancer un peu le propos plutôt que d’insister aussi lourdement sur le parallèle entre les expériences psychologiques menées, à coups d’électrochocs, par les services secrets américains dans les années 1950, et les protocoles d’interrogatoires des terroristes présumés, à Guantanamo ou Abou Ghraib. Le sujet n’est pas inintéressant, loin de là, mais il a déjà été traité plus à fond dans, par exemple, le S.O.P – standard operating procedures d’Errol Morris ou Road to Guantanamo de… Winterbottom et Whitecross eux-mêmes!
Quel intérêt, sinon masquer l’absence d’arguments à charge suffisamment percutants ?

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Non décidément, La Stratégie du choc peine à convaincre.
On se contentera juste de louer la démarche des cinéastes et de Naomi Klein, qui tentent d’apporter un regard alternatif sur l’histoire du monde capitaliste tel que nous le connaissons aujourd’hui, tout en en dénonçant les dérives. Ils invitent le spectateur à réfléchir aux informations qui lui sont données et à se forger sa propre opinion sur les événements auxquels il est confronté. Ca ne fait pas de mal, surtout en ce-moment, alors que les média abêtissent les masses à coup de programmes de téléréalité insipides et décérébrés…
Mais mieux vaut revoir les films de Michael Moore. D’accord, le cinéaste américain est totalement de parti-pris, et il utilise lui aussi des méthodes dignes de mauvais films de propagande. Cependant, il le fait avec humour et non sans panache. Et surtout, il parvient toujours à dénicher quelques scandales particulièrement percutants, édifiants, pour illustrer ses propos.
Que le trio Klein/Winterbottom/Whitecross en prenne de la graine…

(1) : « La Stratégie du choc » de Naomi Klein – collection Questions de société – éd. Actes Sud
(2) : Un coup d’état mené par le général Pinochet aboutit à l’assassinat du Président démocratiquement élu, Salvador Allende, et à la mise en place d’une dictature militaire qui dura jusqu’en 1988
La CIA aurait appuyé ce coup d’état après avoir tout fait pour empêcher l’élection d’Allende, au programme d’inspiration marxiste.

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La Stratégie du choc La Stratégie du choc
The Shock doctrine

Réalisateurs : Michael Winterbottom, Mat Whitecross
Avec : Naomi Klein, Kieran O’Brien (narrateur)
Origine : Royaume-Uni
Genre : documentaire
Durée : 1h25
Date de sortie France : 03/03/2010

Note pour ce film : ●●●○○○

contrepoint critique chez : Le Point

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