Si la Compétition Officielle, vitrine du Festival de Cannes, est censée regrouper les films les plus intéressants de la manifestation, il n’est pas rare de trouver des oeuvres plus abouties dans les sections parallèles. L’Economie du couple, le nouveau long-métrage de Joachim Lafosse, en est le parfait exemple. Présenté dans le cadre de La Quinzaine des Réalisateurs, il a enthousiasmé bon nombre de festivaliers et aurait fait un bon candidat à la Palme d’Or si Thierry Frémaux l’avait retenu en sélection officielle.

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Pourtant, son scénario est très simple et n’a rien de novateur. Il est composé de petites tranches de la vie d’un couple en pleine déliquescence, juste avant le divorce.
Marie (Bérénice Béjo) et Boris (Cédric Kahn) se sont follement aimés. Ils ont eu deux jolis enfants, des jumelles à qui ils ont construit un cadre de vie agréable, dans un pavillon de banlieue cosy et accueillant.  Mais, soumise à l’usure de la vie de couple, de la routine quotidienne, leur passion a finit par s’estomper.
Aujourd’hui, Marie veut absolument divorcer. L’affection qu’elle avait pour son conjoint s’est transformée en haine. Elle ne le supporte plus et fait tout pour le faire partir au plus vite. Hors de question de lui faire la moindre concession. Marie veut obtenir la garde de leurs deux filles et garder la maison. Boris (Cédric Kahn) ne l’entend évidemment pas de cette oreille. Il estime ne pas être responsable de l’échec de leur couple et ne veut certainement pas être lésé lors du divorce. D’ailleurs, il ne souhaite pas particulièrement cette séparation et espère encore recoller les morceaux avec Marie. Mais chaque tentative de rapprochement se mue en nouvelle dispute et scelle un peu plus la fin de leur union.
La solution aurait peut-être consisté en une séparation momentanée, histoire d’apaiser les tensions, avant de mieux se retrouver ensuite pour discuter sereinement de leur avenir. Mais Marie ne souhaite quitter ni sa maison, ni ses filles, et Boris, sans emploi, n’a pas les ressources financières pour louer un appartement ou une chambre d’hôtel. Alors, le couple est obligé de cohabiter en attendant de trouver un arrangement, de gré ou de force. Chaque jour apporte son lot de joutes verbales, de moments de tensions, de tentatives de déstabilisation, au grand désespoir de leurs filles, qui se retrouvent déchirées entre père et mère, sans comprendre toutes les subtilités de ces disputes d’adultes.

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Comme à son habitude, il ne suffit que de quelques plans à Joachim Lafosse pour happer le spectateur dans son récit. Sa mise en scène et sa direction d’acteurs ultra-précises instillent une tension qui va aller crescendo tout au long du film, à mesure que grandit l’hostilité entre Boris et Marie, et le malaise au sein de leur famille. Malgré l’âpreté du sujet, malgré la violence psychologique qui caractérise les rapports entre les personnages, malgré la crainte d’une issue tragique, on ne peut que se passionner pour cette histoire d’amour malade.
Les habitués de l’oeuvre de Joachim Lafosse ne seront pas dépaysés. Nue Propriété s’articulait déjà autour du même schéma : un couple en crise, des jumeaux perturbés et des disputes autour de la vente d’une propriété. A perdre la raison était aussi construit autour de relations familiales conflictuelles, qui conduisaient le personnage principal aux confins de la folie et faisaient basculer le récit dans la tragédie pure et dure. Ici encore, il flirte en permanence avec cette idée de point de rupture, de drame imminent. Mais si cet artifice permet de tenir en haleine le spectateur, la restitution brute d’un fait divers n’est absolument pas ce qui motive le cinéaste belge. Comme dans ses films précédents, ce n’est que le prétexte à filmer des personnages ambigus, ni bons ni mauvais, ni anges ni démons, et les relations complexes qui les unissent.

La grande force du cinéaste, c’est de ne jamais porter de jugement moral sur ses protagonistes et leurs actions. Il se contente de les observer avec un regard clinique, parfaitement neutre, toujours à bonne distance, analysant leur forces et leurs faiblesses, tentant d’appréhender leurs motivations et leur état d’esprit. On pensait que cette méthode avait trouvé son apogée avec le précédent film du cinéaste, Les Chevaliers blancs, qui, à partir de l’affaire de l’Arche de Zoé (1), dressait le portrait en clair-obscur du responsable d’une ONG, empêtré dans une mission humanitaire mal ficelée. Mais ce qu’il fait ici avec les personnages de Marie et Boris est tout aussi admirable. Il les traite exactement de la même façon, en leur conférant la même épaisseur psychologique, la même complexité, la même “humanité”, avec tout ce que le terme peut englober. Leurs portraits évoluent au fil des scènes, au gré des confrontations, durant lesquelles chacun prend alternativement le dessus sur l’autre.  Ils sont tour à tour agaçants ou attachants, odieux ou émouvants, cruels ou prévenants. A l’instar de leurs amis, gênés d’assister à leur rupture, le spectateur ne peut pas prendre parti pour l’un ou pour l’autre. Aucun des deux n’a raison, aucun des deux n’a tort. C’est juste qu’ils n’ont pas la même logique ou la même approche des choses et leurs arguments se valent.

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Comme le titre du film  l’indique, les questions économiques sont au coeur de leur conflit. Notamment la valeur de leur logement et de leurs parts respectives, qui cristallise toutes les tensions.
Marie veut conserver la bâtisse et racheter la part de son futur ex-conjoint, qu’elle estime à un tiers de la valeur du bien. Elle trouve cet arrangement normal puisque c’est elle qui a financé l’achat de la maison, fournissant l’apport initial et remboursant seule l’emprunt bancaire. Boris, lui, estime qu’il doit toucher la moitié de la valeur du bien. D’accord, il n’a que peu participé à l’achat de leur domicile conjugal, car quand Marie l’a rencontré, il n’avait pas un sou en poche. Cependant, il a contribué activement à façonner ce cocon familial, en payant sa part des frais quotidiens de la famille et surtout en réalisant des travaux d’amélioration du bien qui lui ont fait prendre de la valeur.
Chacun campe sur ses positions, réclamant son dû, selon de savants comptes d’apothicaire. Marie s’agace du refus de Boris d’accepter sa proposition, qu’elle estime généreuse. Boris refuse d’accepter ce tiers de Au-delà de ce différend immobilier, on devine une forme de lutte de classes. Marie est issue d’un milieu bourgeois. Boris vient d’un milieu plus populaire. Quand ils se sont rencontrés, cela n’avait aucune importance, mais aujourd’hui, cette différence semble parfaitement rédhibitoire. Sans doute est-elle même à l’origine de leur rupture. Marie désire un certain niveau de vie pour elle et ses enfants. Elle estime que Boris n’est pas en mesure de leur apporter cela, car il est constamment dans une situation professionnelle précaire et qu’il se permet de surcroît de perdre régulièrement de l’argent au jeu.
Le quadragénaire, de son côté, trouve injuste d’être écarté de la cellule familiale à cause de cela. S’il n’a pas toujours été en mesure de participer autant qu’il l’aurait souhaité aux finances du ménage, il a toujours joué pleinement son rôle de père et d’époux, apportant affection et soutien. Comme il tente de l’expliquer à ses filles, la richesse d’un individu ne se résume pas à son compte en banque.

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Les négociations houleuses autour de la maison du couple ne sont qu’un prétexte. Le véritable enjeu n’est pas la valeur de leurs parts respectives, mais leur valeur à eux, en tant que personnes. On n’investit pas dans un couple, on s’investit. On essaie de construire non pas une maison, mais une famille, un tissu de liens affectifs solides et durables. Qu’en reste-t-il aujourd’hui?  Quelle est la place de Marie et Boris dans ce couple, dans cette structure familiale, dans leur histoire commune?  Le couple se livre une lutte de pouvoir et d’influence auprès des enfants, des amis, des proches en général, pour obtenir la place la plus enviable. Boris s’attriste de voir certains de ses amis participer à un dîner avec Marie, auquel il n’a pas été convié. Marie, elle, est contrariée de voir sa mère prendre le parti de Boris.
En essayant de rabaisser l’autre, en voulant prouver qu’ils ont été meilleurs que l’autre, les deux conjoints tentent de sortir la tête haute de ce fiasco. Ils ne veulent pas assumer leur part de responsabilité dans cet échec conjugal. On peut le comprendre : Quinze ans de vie commune pour finalement n’être plus que des inconnus, des fantômes d’eux-mêmes dans leur propre maison.
Une des plus belles scènes du film les montre en train de cohabiter silencieusement dans la maison, le soir, alors que les jumelles sont couchées. L’atmosphère est alors chargée de tristesse et de regrets. On devine que leur désamour est proportionnel à l’amour qu’ils ont ressenti l’un pour l’autre, au début de leur relation, et que le vide créé n’en est que plus grand…

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Les braises d’une passion, les derniers moments d’un couple, le délitement d’une structure familiale, ont rarement été filmées avec autant d’acuité, de justesse et de pudeur. On pense, parfois, au cinéma d’Ingmar Bergman, pour la précision des cadres, l’élégance de la mise en scène, mais aussi la direction d’acteurs, remarquable. Bérénice Béjo trouve ici l’un de ses plus beaux rôles, et Cédric Kahn, habitué à être de l’autre côté de la caméra, se révèle être un comédien de tout premier plan.
Joachim Lafosse continue de se construire une filmographie solide, sans erreurs de parcours. Et s’il a quitté Cannes sans Palme d’Or, il est reparti avec l’admiration et le respect de la grande famille du cinéma, ainsi que celle des cinéphiles, impatient de découvrir la suite de sa belle carrière.


L'Economie du coupleL’Economie du couple
L’Economie du couple
Réalisateur : Joachim Lafosse
Avec : Bérénice Béjo, Cédric Kahn, Marthe Keller, Catherine Salée, Jade Soentjens, Margaux Soentjens, Pascal Rogard
Origine : Belgique, France
Genre : une séparation
Durée : 1h40
date de sortie France : 10/08/2016
Contrepoint critique : Critikat

REVIEW OVERVIEW
Note :
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Rédacteur en chef de Angle[s] de vue, Boustoune est un cinéphile passionné qui fréquente assidument les salles obscures et les festivals depuis plus de vingt ans (rhôô, le vieux...) Il aime tous les genres cinématographiques, mais il a un faible pour le cinéma alternatif, riche et complexe. Autant dire que les oeuvres de David Lynch ou de Peter Greenaway le mettent littéralement en transe, ce qui le fait passer pour un doux dingue vaguement masochiste auprès des gens dit « normaux »… Ah, et il possède aussi un humour assez particulier, ironique et porté sur, aux choix, le calembour foireux ou le bon mot de génie…

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