Les cinéphiles ayant grandi dans les années 1980/1990 ont forcément été marqués, d’une façon ou d’une autre, par les films de Tim Burton et des cinéastes partageant son univers si particulier, comme Henry Selick. Mais certains, comme Mathias Malzieu, ne s’en sont jamais remis…
On avait pu s’en rendre compte en découvrant son roman, “La mécanique du coeur” (1), dont chaque page constituait un vibrant hommage au créateur d’Edward aux mains d’argent, puis dans l’album qu’il en avait tiré, avec son groupe, Dionysos (2). Et c’est donc tout à fait logiquement que ce récit fantastique se retrouve aujourd’hui sur grand écran, sous la forme d’un film d’animation “gothique”, dans l’esprit, graphiquement, des oeuvres de Burton (Les noces funèbres, Frankenweenie) et de Selick (Coraline, L’Etrange Noël de Monsieur Jack).
Comme dans le roman, l’histoire commence à Edimbourg, à la fin du XIXème siècle. La nuit “la plus froide du monde”, une jeune femme enceinte brave la tempête de neige et escalade la colline pour rejoindre la demeure du Docteur Madeleine. A peine arrivée, elle accouche d’un petit garçon, Jack, mais le coeur de ce dernier reste malheureusement gelé. La sage-femme, qui s’avère être également une sorte de sorcière, parvient à sauver le nouveau-né en remplaçant son coeur par un mécanisme d’horlogerie. Jack pourra vivre tout à fait normalement à condition de remonter son coeur chaque jour, et d’éviter toute émotion forte, telles que la colère ou… l’amour.
Dix ans plus tard, le garçon est toujours en parfaite santé. Il vit entouré de l’affection de Madeleine, qui l’a adopté, et de son chat noir facétieux. Il est parfaitement heureux, mais, à son âge, on a envie de découvrir le monde, d’aller à l’école et se faire des amis. Madeleine est finalement obligée de céder et de l’emmener en ville.
Dès sa première sortie, le petit coeur mécanique de Jack s’emballe : il tombe sous le charme de Miss Accacia, une petite chanteuse de rue, et rien ne sera plus jamais comme avant. Prêt à tout pour la retrouver, Jack va entamer une longue et périlleuse quête qui va le mener des brumes d’Edimbourg jusqu’au pied de l’Alhambra, en Espagne.
Difficile de ne pas faire le parallèle entre le destin de Jack et celui d’Edward aux mains d’argent. Les deux garçons sont nés grâce au talent d’inventeurs de génie, au sommet d’une colline, et voient leurs amours contrariés par leur différence physique. On pense aussi à l’univers de Beetlejuice, à travers la frénésie baroque de la fête foraine de l’Alhambra, mais aussi à Sweeney Todd, de par le romantisme gothique qui exhale des rues embrumées d’Edimbourg ou la présence d’un inquiétant tueur fou, lors du voyage en train où Jack traverse l’Europe à la recherche de Miss Accacia. Même le rival de Jack, le massif et ténébreux Joe, a des faux-airs de Johnny Depp, l’acteur-fétiche de Tim Burton…
Le film est bel et bien un hommage appuyé aux oeuvres du cinéaste américain.
Mais l’ombre de Tim Burton n’est pas la seule à planer sur cette jolie fable fantastique. On pense aussi à plusieurs écrivains britanniques, de Lewis Carroll à Mary Shelley, et à d’autres cinéastes à l’imagination aussi débordante, comme Hayao Miyazaki ou Terry Gilliam.
Il y a d’ailleurs, dans le périple de Jack à travers l’Espagne, une référence évidente à “Don Quichotte de la Manche”, le roman de Cervantes que Gilliam essaya d’adapter au cinéma, mais dont le tournage se transforma en cauchemar, au point que le cinéaste et ses producteurs arrêtent les frais à mi-parcours (3). Et ce n’est sans doute pas un hasard si Jean Rochefort, qui aurait dû incarner le chevalier espagnol chez Gilliam, prête sa voix à un des compagnons de route de Jack… Il y a, à l’intérieur de Jack et la Mécanique du coeur, le fantôme de ce film qui ne s’est jamais fait.
Autre fantôme qui vient hanter le film de sa voix rocailleuse, celui d’Alain Bashung. Le rocker avait participé à l’album de Dionysos, pour la chanson “La panique mécanique”, qui a été conservée pour le film. On le retrouve donc à l’écran, indirectement. Magie du cinéma, qui permet de ressusciter les morts, temporairement, et de réaliser les rêves brisés.
Car le film, avant d’être un hommage à Burton, Gilliam et autres, est avant tout une formidable déclaration d’amour au cinéma, trait d’union entre tous les arts, alliant la puissance de la littérature à la beauté picturale, le jeu d’acteurs à la musique et au chant. Et permettant, par le biais des effets spéciaux, de somptueuses illusions. Là encore, ce n’est pas un hasard si, durant son périple, Jack croise la route de Georges Méliès, le père des trucages cinématographiques…
Plus d’un siècle a passé depuis que les premiers spectateurs des films de Méliès ont découvert, émerveillés, la puissance poétique des images animés. Et nous, spectateurs du XXIème siècle, arrivons encore à nous enthousiasmer pour les oeuvres que l’on nous propose aujourd’hui, et notamment pour celle de Mathias Malzieu et Stéphane Berla, qui accumule les moments de grâce.
On pense à la scène de la rencontre entre Jack et Miss Accacia, où tout, des textes subtils de Malzieu à la musique de Dionysos, en passant par la beauté diaphane des personnages dessinés par Nicoletta Ceccoli et les décors, gothiques à souhait, viennent flatter l’oeil et l’oreille. Ou au dénouement, beau à pleurer, où Jack escalade des flocons de neige pour rejoindre les étoiles.
Certains feront sans doute la fine bouche devant l’animation, moins fluide, il est vrai, que les productions Pixar ou Dreamworks. Mais il s’agit d’un parti-pris de mise en scène assumé, pour rendre hommage à l’animation en “stop-motion” chère à Burton et Selick. Et cette technique participe à la poésie qui se dégage du film.
D’autres auront peut-être du mal avec les chansons, dont le style est radicalement différent des bluettes musicales qui accompagnent habituellement ce genre de film. Ici, les titres, alternant des textes en français, en anglais et en espagnol, portent la patte singulière de Dionysos et de leurs “invités” – Grand Corps Malade, Olivia Ruiz, Emily Loizeau ou Arthur H, entre autres. Des morceaux inégaux, c’est vrai, mais parmi lesquels on trouve quelques pépites particulièrement entêtantes.
Mais ce qui risque le plus de rebuter les spectateurs, c’est l’ambiance générale du film, teintée d’amertume et de mélancolie. Comme chez Burton… Sauf que là encore, Mathias Malzieu a pris le risque de refuser les conventions. Il aborde frontalement des sujets graves – l’abandon maternel, la cruauté des enfants entre eux, dans les cours de récréation, la maladie, la mort – qui pourraient rebuter une partie du grand public. Mais c’est justement là sa grande force. Car il le fait avec beaucoup de délicatesse, cultivant l’art de la métaphore poétique et offrant au spectateur différents niveaux de lecture possibles.
Ainsi, chacun sera libre d’interpréter à sa façon la fin du film, en fonction de sa sensibilité…
Pour nous, Jack et la mécanique du coeur constitue une divine surprise. Nous nous sommes laissé happer par l’histoire d’amour tragique de Jack et Miss Accacia, par le destin du Docteur Madeleine et son chat à lunettes, par tous ces personnages secondaires atypiques. La beauté des images et la poésie des ritournelles de Dionysos & co ont fait le reste.
Peut-être que, comme Mathias Malzieu, nous sommes particulièrement sensibles à ce type d’univers gothique et enchanteur… En tout cas, nous avons eu le coup de coeur organique pour ce petit coeur mécanique, et nous vous recommandons donc de découvrir au plus vite ce joli conte au cinéma.
(1) : “La Mécanique du coeur” de Mathias Malzieu – éd. Flammarion
(2) : “La Mécanique du coeur” de Dionysos – ed. Barclay Records/Universal Music France
(3) : Les mésaventures de Terry Gilliam sur son Homme qui a tué Don Quichotte ont été relatées dans Lost in la Mancha. Il se murmure que le cinéaste est actuellement en train d’essayer de relancer le projet.
_______________________________________________________________________________
Jack et la mécanique du coeur Jack et la mécanique du coeur Réalisateurs : Mathias Malzieu, Stéphane Berla |
______________________________________________________________________________