Il s’appelle Jung Sik-jun. Il est né le 2 décembre 1965. Sa couleur de peau : miel…
On ne peut aujourd’hui vérifier ni la première affirmation, ni la seconde. Ces informations sont tirées d’un bien maigre dossier d’adoption, archivé dans un orphelinat de Séoul. C’est là que Jung a emmené par la police, quand on l’a découvert errant dans les rues, alors qu’il n’avait que cinq ans.
Ce nom et cette date de naissance, plus personne ne sait si c’est le jeune garçon qui les avaient communiqués aux policiers ou si on les lui a attribué de façon arbitraire. Reste sa couleur de peau, qui, elle, ne laisse guère planer de doutes quant à ses racines asiatiques. Mais cela est peu pour définir une identité, surtout quand on a ensuite grandi au sein d’une famille occidentale…

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Comme beaucoup d’enfants coréens de sa génération, Jung a été adopté par une famille européenne.
Les années 1960 ont été difficiles à vivre pour le peuple coréen, éprouvé par les conflits entre le Nord et le sud de l’île et les difficultés économiques. Certaines familles ne pouvaient plus subvenir à leurs besoins et ont dû se séparer de leurs enfants. Par ailleurs, certaines femmes ont eu des liaisons avec des soldats américains et ont donné naissance à des enfants hors mariage, ce qui était considéré comme scandaleux dans la société coréenne de l’époque. Elles ont donc également abandonné leur progéniture.
Jung ne connaîtra jamais les raisons qui ont poussé sa mère à le laisser derrière elle. Il sait juste que le destin l’a mené jusqu’en Belgique, où un couple l’a recueilli et élevé comme ses quatre autres enfants.

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Quarante ans après, Jung remet les pieds pour la première fois sur son sol natal. Il s’y sent étranger, comme il s’est souvent senti étranger en Belgique, malgré l’affection et le soutien de son entourage. Là, contemplant Séoul et ses habitants, il revient sur son arrivée en Europe, son enfance, les 400 coups avec ses frères et soeurs adoptifs, son comportement turbulent aussi, qui n’est pas sans avoir occasionné quelques heurts avec ses parents, et, évidemment, sur son trouble identitaire, cette impression de n’être jamais à sa place nulle part…

Couleur de peau : miel est le prolongement du roman graphique éponyme (1), dans lequel Jung, devenu un brillant dessinateur, racontait ses souvenirs, ses regrets, ses blessures intimes. Le documentariste  Laurent Boileau, touché par cette bande-dessinée, a proposé à Jung de le filmer lors de son retour en Corée du Sud et de filmer ses impressions. Et le dessinateur a eu envie d’adapter son récit à l’écran, par le biais d’un film d’animation mêlant plusieurs techniques de dessin, en 2D et en 3D. Et il y a ajouté des extraits de films familiaux en super 8, des vieilles photos pour appuyer le côté autobiographique de l’entreprise.

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Le résultat est un petit bijou d’oeuvre cinématographique, un film fort, intense, bouleversant, d’une grâce infinie.
Dès les premières images, on est touché par le destin de ce petit garçon, qui nous rappelle celui de la petite Jinhee, l’héroïne du film, lui aussi fortement autobiographique d’Ounie Lecomte, Une vie toute neuve. On assiste à ses premiers pas dans sa nouvelle famille, qui l’a tout de suite accepté comme l’un des siens. Il a tout pour être heureux, des frères et soeurs complices, des parents attentionnés, des tonnes de jouets et même du Coca-Cola. Mais on sent chez lui une douleur sourde, un malaise plus profond qu’il n’y paraît, lié au déracinement et à l’abandon maternel.

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Souvent, le gamin imagine sa mère biologique. Il l’imagine mère célibataire, ayant eu un enfant avec un soldat américain et l’ayant abandonné pour fuir la disgrâce publique. Dans le même temps, il renie ses origines coréennes. Il refuse de côtoyer les autres enfants adoptés, comme lui, cherche à oublier tout ce qui le rattache à son passé. Evidemment, ce n’est pas si simple. Avec sa couleur “miel”, il ne peut pas cacher ses origines. Les autres enfants ricanent quand il dit être le frère des blondinets Erik, Coralie, Gaëlle, Catherine,… Qu’à cela ne tienne, il assumera ses racines asiatiques, mais hors de question pour lui de se revendiquer comme “coréen”. Non, il doit se démarquer des autres adoptés et se prétend japonais. Ca tombe bien, il grandit à l’époque de la première vague télévisuelle de dessins-animés nippons : Astroboy, Goldorak et co.
En fait, Jung fuit tout ce qui le ramène à ses origines et à son abandon. Il boudera et se montrera ouvertement hostile quand, quelques années plus tard, ses parents adoptifs recueilleront une autre petite coréenne, Lee Sung-sook, rebaptisée Valérie. Un peu par jalousie de voir le couple focaliser toute son attention sur la petite dernière, mais aussi et surtout parce que la fillette lui rappelle son propre parcours…

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Aujourd’hui, Jung éprouve quelques regrets par rapport à son attitude de l’époque, ce refus de sympathiser avec d’autres enfants d’origine coréenne, cette froide distance avec sa petite soeur adoptive. Il éprouve aussi des regrets par rapport à son attitude frondeuse, qui a mené la vie dure à ses proches. Peut-être parce qu’il se détestait, inconsciemment, de rejeter ses origines, Jung a en effet adopté un comportement difficile, accumulant les bêtises, les mensonges, les difficultés scolaires… Une façon de se distinguer de sa famille d’accueil, où tous ses frères et soeurs étaient des élèves-modèles, sages et respectueux, et de mettre en avant sa différence, cette différence qui le hantait, ou peut-être une tentation autodestructrice…
Toujours est-il que Jung, à cause de cette attitude, s’est longtemps heurté à ses parents adoptifs, occasionnant déceptions et colère, et que cela a ajouté à son mal-être…

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Plusieurs années après, Jung, adulte épanoui – ou presque – peut se pencher sur ce passé avec un regard mature. Il comprend mieux les raisons de son comportement turbulent et rebelle, sans l’excuser pour autant, et il réalise ce que lui a apporté sa famille d’accueil.
Avec ce film, il  veut rendre hommage à ses deux mères :  Sa mère biologique, à qui il pardonne tout, car il sent qu’elle n’avait pas d’autres choix que de l’abandonner et qu’elle a dû vivre avec la culpabilité de cet abandon, et sa mère adoptive, celle qui l’a élevé comme s’il était son propre fils, qui n’a jamais cessé de l’aimer malgré ses bêtises, son attitude hostile, ses erreurs de jeunesse. Sa vraie mère, en somme…
Au-delà de cela, Couleur de peau : miel constitue le plus bel hymne qui soit à la famille et l’un des témoignages les plus justes, les plus poignants, sur les sujets délicats de l’adoption, de la recherche de ses origines et du déracinement.

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C’est aussi un film visuellement splendide, qui illustre parfaitement son sujet.
Les passages animés se confrontent à des prises de vues réelles tournées sur pellicule ou en numérique. Et même au niveau du dessin, des styles graphiques très différents cohabitent, se télescopent. On passe de scènes dessinées à la main à des scènes en images de synthèse, du dessin réaliste à des envolées oniriques virtuoses. Mais à l’arrivée, l’ensemble présente une certaine cohérence, une certaine unité artistique, qui traduit bien la démarche des deux auteurs.

On sort de ce film secoués, bouleversés par son dénouement, envoûtés par son univers graphique, émerveillés par le courage de Jung, qui s’est investi totalement dans cette oeuvre, qui a pris le risque de se mettre  à nu, et de raconter sa propre histoire avec humour et sensibilité.

Vous l’aurez compris, on vous recommande très fortement de découvrir au cinéma cette petite merveille, qui a d’ailleurs décroché le prix du public lors du Festival d’Annecy 2011. A voir absolument.

(1) : « Couleur de peau : miel » de Jung – 2 vol. – éd. Soleil

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Couleur de peau mielCouleur de peau : miel
Couleur de peau : miel / Approved for adoption

Réalisateurs : Jung, Laurent Boileau
Avec : Jung, William Coryn, Jean-Luc Couchard, Christelle Cornil, Arthur Dubois, David Macaluso
Origine : Belgique, France
Genre : hymne à la famille et fête des mères
Durée : 1h15

Date de sortie France : 06/06/2012
Note pour ce film :

contrepoint critique chez : Le Monde

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