2023_CANNES_SIGNATURES_WEB_1080x1080_03_INSTATa-dam Ta-dam Tad-dam Ta-dam…
Dès les premières notes, on reconnaît parfaitement la musique utilisée par Todd Haynes pour son nouveau long-métrage, May December. Elle a été composée par Michel Legrand pour la Palme d’Or 1971,  Le Messager de Joseph Losey.
Mais les non-initiés peuvent jouer aussi… Ils reconnaîtront sans doute, de leur côté, la mélodie entêtante qui sert de générique à “Faites entrer l’accusé”, émission qui revient sur des affaires criminelles plus ou moins médiatiques.
Même si notre cinéphilie nous oriente plutôt vers la première option, nous allons plutôt privilégier la deuxième option pour les besoins de ce papier. Cela colle assez bien au propos du film et, plus généralement, aux thématiques de cette journée de festival.

Dans le film de Todd Haynes, Elizabeth Berry (Natalie Portman), une actrice de télévision, prépare son nouveau rôle, inspiré d’une affaire judiciaire ayant défrayé la chronique quelques années plus tôt. Elle doit incarner Gracie Atherton (Julianne Moore), une femme âgée de trente-six ans, mariée et mère de famille, qui tombe amoureuse de Joe Woo (Charles Melton), un adolescent de treize ans. Lorsque leur liaison est découverte, Gracie est condamnée à une peine de prison pour détournement de mineur. C’est en prison qu’elle donne naissance à deux jumeaux, né de cette relation scandaleuse. Depuis, elle a épousé son amant et ils vivent heureux, du moins en apparence, dans leur belle propriété de Savannah.
Pour pouvoir trouver la vérité de son personnage, Elizabeth veut obtenir un maximum de détails sur la vraie Gracie. Elle s’installe dans la maison du couple, le temps de quelques jours, et interroge les proches, les voisins, tous ceux qui pourraient nourrir son rôle. Ce faisant, elle sème le trouble au sein de la structure familiale, réveillant de vieilles blessures ou révélant des failles jamais exposées jusque là.
May December est un film assez curieux qui semble mélanger les genres – comédie, drame, thriller – et alterner séquences très légères, presque anecdotiques, avec des moments plus graves. Il est truffé d’artifices de mise en scène qui sont plus dignes de la mise en scène d’un show télévisé bas de gamme que d’un cinéaste expérimenté et raffiné comme Todd Haynes. Et surtout, il paraît ne jamais démarrer vraiment, tout en offrant pourtant des scènes absolument remarquables et suffisamment de matière cinématographique à analyser. Un objet filmique bipolaire, en quelque sorte, ou un peu schizophrène.
En même temps, c’est là le thème central du film : la dualité, l’opposition entre le réel et la comédie, entre l’image que l’on renvoie et ce que l’on est vraiment. Todd Haynes joue sur ce qui unit Elizabeth et Gracie et ce qui les oppose, s’amuse à illustrer le thème du double grâce à des compositions d’images très subtiles, des jeux de reflets, des éléments de récit. Finalement, elles sont à la fois semblables et radicalement opposée. L’actrice joue un rôle, mais son exigence artistique la pousse en quête de la vérité des personnages. Gracie, elle, cherche absolument à camoufler cette vérité, sans doute car elle sait que depuis le début, sa relation avec Joe n’est qu’une gigantesque comédie, une mauvaise sitcom, qui pourrait bien s’arrêter après une vingtaine de saisons. Sous cet angle, le film prend une dimension autrement plus intéressante et cela justifie parfaitement ce décalage permanent, ces ruptures de ton étranges. Et cela donne aussi davantage de poids à une scène sublime, un long monologue où Elizabeth devient Gracie avec un mimétisme étonnant, trouvant enfin le personnage, dans toute sa complexité, à la fois forte et fragile. Natalie Portman signe une prouesse identique en devenant, dans le phrasé, la gestuelle, les postures, un clone de Julianne Moore. Si l’une ou l’autre des actrices remportait le prix d’interprétation lors du palmarès, on ne crierait pas au scandale…

Faites entrer l’accusé. Ou plutôt les accusés. Toute la clique de crapules qui sévit tout au long de Killers of the Flower Moon, le nouveau long-métrage de Martin Scorsese.
Si hier, Lisandro Alonso a évoqué le sort des amérindiens et leur inexorable disparition, cette histoire, tirée de faits réels, aborde la thématique sous un autre angle.
Dès le début du film, le chef de tribu Osage, lucide, sait que la domination de l’homme blanc est inévitable et que bientôt, il ne restera plus grand monde pour préserver leurs traditions. Aussi, sa tribu dépose-t-elle les armes et décide-t-elle d’accepter l’offre “généreuse” des colons pour garantir la paix, quelques lopins de terre aride en Oklahoma. A l’époque, les cowboys pensaient avoir réalisé une bonne affaire en ne refilant aux indiens que les terrains trop difficiles à exploiter pour l’agriculture. Mais au début du XXème siècle, la donne change brusquement avec l’augmentation des besoins en pétrole, que l’on trouve en grande quantité sur les parcelles appartenant à la tribu Osage.
De ce fait, ses membres deviennent tous immensément riches et leur fortune ne tarde pas à faire des envieux. Alors qu’en cette époque, le sud des Etats-Unis n’était pas connu pour encourager la mixité raciale, on trouvait étonnamment beaucoup de blancs gravitant autour des Osage les plus fortunés, des bonimenteurs prêts à leur vendre tout et n’importe quoi, à “prix d’ami”, et des prétendants à la pelle pour toutes les femmes de la tribu.
C’est dans ce contexte que Ernest Burkhart (Leonardo Di Caprio), vétéran de l’armée de retour au pays, rencontre Mollie (Lily Gladstone), l’une des indiennes Osage les plus fortunées. Sur les conseils de son oncle, William Hale (Robert De Niro), il lui fait la cour, réussit à la charmer et à l’épouser. La jeune femme ne se méfie pas car il vient d’une bonne famille. Hale a toujours été bienveillant envers la communauté Osage et est considéré par ses chefs comme un ami de la tribu. Mais quand plusieurs des proches de Mollie se mettent à décéder, les uns après les autres, de maladie fulgurante, accident, suicide ou crime, les coïncidences finissent par avoir bon dos. Ces disparitions à intervalles rapprochés attirent l’attention du F.B.I., nouvellement créé, et de l’enquêteur Tom White (Jesse Plemons) qui oriente rapidement ses soupçons sur Burkhart et Hale.
Scorsese ne fait pas traîner le suspense. Le spectateur sait très vite que Hale est derrière toutes ces manigances et que Burkhart en est l’un des principaux exécutants, même s’il semble loin d’être le cerveau de l’affaire. Ce qu’il montre, en revanche, c’est la crasse derrière le vernis de respectabilité, la loi du plus fort qui s’abrite derrière la bannière de la liberté.
Hale est emblématique d’une catégorie d’hommes d’influence qui se débrouillent pour garder la main sur le pouvoir et l’argent, le nerf de la guerre. Il est un parfait politicien, louvoyant de l’un à l’autre, glanant des services ou des faveurs en échange de belles promesses qu’il n’entend pas tenir. Il sait se faire apprécier pour intégrer différents cercles qui serviront ses intérêts et réussit parfaitement à dissimuler le mépris ou la haine que lui inspirent ceux qui l’entourent. Surtout, il n’hésite jamais à recourir à des méthodes expéditives pour parvenir plus rapidement à ses fins, sans remords, sans pitié. D’une certaine façon, il ressemble beaucoup aux personnages qui jalonne l’ensemble de l’oeuvre majeure de Scorsese, ces mafiosi qui vont toujours plus loin dans le crime, ces grands magnats qui veulent toujours plus de richesses et de pouvoir, de Howard Hughes à Jimmy Hoffa, en passant par Jordan Belfort, Le Loup de Wall Street. Tous sont dévorés par la mégalomanie et la cupidité. Cela finit par les faire chuter, d’une façon ou d’une autre. Mais, comme le montre le cinéaste, ils ne sont que les fruits d’un système de caste dominante – des WASP issus des classes supérieures – et d’un modèle économique ultralibéral qui repose fortement sur l’idée de la loi du plus fort, au coeur de la conquête de l’ouest. Et le système est suffisamment bien fait pour se réguler de façon subtile. Si on enlève un fruit pourri, l’arbre reste en place et laisse à d’autres fruits nauséabond la liberté de pousser. Les “flower moon” du titre, en revanche, finiront par faner, quand les autochtones ne seront plus là pour les préserver et faire perdurer leur culture et leurs coutumes ancestrales.
Killers of the Flower Moon est une oeuvre imposante, qui s’inscrit donc parfaitement dans la filmographie de son auteur. De Niro et Di Caprio, qui n’avaient encore jamais tourné ensemble, rivalisent de talent pour camper ces affreux personnages, auxquelles Lily Gladstone et Jesse Plemons offrent un contrepoint parfait. La mise en scène est fluide, efficace et captive le spectateur jusqu’au terme du récit, même si le film n’est pas exempt de quelques longueurs.

Faites entrer l’accusée. Banel (Khady Mane), 18 ans. Son crime? Vouloir être une femme moderne, libre et indépendante, vivant loin du clan, loin des règles patriarcales qui régissent encore son village, dans un coin reculé au nord du Sénégal.
Elle est mariée à Adama, un jeune homme de son âge, qu’elle connaît depuis l’enfance. Ils sont amoureux et se sont jurés de partir s’installer ensemble, en prenant leurs distances avec leurs familles respectives. Dès qu’ils le peuvent, ils passent du temps à déterrer des habitations qui ont finit ensevelies sous les dunes, à quelques kilomètres de leur village. Une fois ces maisons désensablées et dépoussiérées, ils ont prévu de partir s’y installer tous les deux, libres comme l’air.
Mais pour cela, il faut qu’Adama refuse le titre de chef du village, une charge qui aurait dû lui incomber par héritage familial. Quand canicule et sécheresse s’abattent sur le village, tuant les bêtes et empêchant les cultures de pousser, les habitants y voient un signe divin et font pression sur le jeune homme pour qu’il revienne sur sa décision. Banel subit l’hostilité de l’ensemble du village. Tous sont convaincus que c’est elle qui incite Adama à refuser son rôle de chef. Et tous fustigent ses aspirations personnelles, qui vont à l’encontre des coutumes du village, comme la décision de ne pas vouloir d’enfant, par exemple.
Evidemment, plus la situation climatique devient critique, plus Adama est prompt à céder, et Banel se retrouve de plus en plus prise au piège.
Cette trame est à la fois très simple, dans la grande tradition du conte africain, et très riche thématiquement, puisque l’on y retrouve bon nombre des problématiques déclinées dans l’ensemble de la sélection : place de la femme dans la société, liberté individuelle et devoir collectif, poids des tradition, dérèglement climatique, exode rural… Ramata-Toulaye Sy va à l’essentiel en utilisant un style de mise en scène épuré, qui rappelle évidemment un peu celui de ses aîné(e)s sénégalais(e)s, comme Safi Faye et Ousmane Sembène,  mais aussi celui des frères Dardenne, pour son choix de filmer au plus près le personnage de Banel, joué par une comédienne non-professionnelle qui s’avère formidable dans le rôle.
Pour autant, elle ne se cantonne pas au registre du cinéma-vérité ultraréaliste. Banel et Adama contient plusieurs séquences inattendues qui le font basculer, par moments, dans un registre plus onirique et fantastique. La scène finale, impressionnante, en est le plus bel exemple.

Faites entrer l’accusé. Festival de Cannes, vous êtes soupçonné de harceler des milliers de personnes depuis déjà cinq jours. Vos victimes se lèvent à l’aube, en stress, dans l’espoir de glaner quelques billets, foncent dans les salles et enchaînent les projections à un rythme stakhanoviste. Parfois, elles sont perdues dans leur planning, avec toutes ces séances qui se chevauchent à l’infini, ces films d’une durée indécente. Elles sont crevées, vidées, épuisées. Comment ça elles ne portent pas plainte? Elles sont consentantes? Elles en redemandent? C’est un outrage! La séance est levée!

Elle reprendra demain pour la suite de nos chroniques cannoises.

Crédits photos : Photo © Jack Garofalo/Paris Match/Scoop – Création graphique © Hartland Villa Visuels fournis par le service presse du Festival de Cannes

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