Anatomie d-une chute affpro[Compétition Officielle]

De quoi ça parle?

De la chute fatale de Samuel (Samuel Theis), depuis le deuxième ou troisième étage de son chalet alpin – un détail qui a son importance.
Du procès de son épouse, Sandra (Sandra Hüller), auteure à succès, suspectée de l’avoir poussé après une énième dispute conjugale.
De leur fils Daniel (Milo Machado Graner), un gamin de dix ans, aveugle suite à un accident, quelques années auparavant, dont le témoignage pourrait être déterminant quant à l’issue du procès.


Pourquoi on plaide l’acquittement ?

En 2016, Justine Triet était venue sur la Croisette avec un film tournant autour d’un procès, même si ce n’était que le prétexte à une jolie comédie romantique. Victoria avait triomphé à la Semaine de la Critique, offrant définitivement à Virginie Efira ses galons de grande actrice.
Son nouveau film se déroule aussi dans un prétoire, mais il n’a vraiment rien d’une comédie… Au début du film, quand Sandra est interviewée par une jeune journaliste, on esquisse bien un sourire quand l’entretien est soudainement perturbé par la musique qui vient d’un des étages supérieurs, où le mari de l’écrivaine effectue des travaux, en se disant que le rendez-vous va peut-être prendre un tour burlesque.
Mais la seconde hausse de volume, qui met un terme à la discussion, indique clairement des tensions au sein du foyer. La journaliste s’éloigne du chalet, croise le fils du couple, qui se promène dans les alentours du chalet, guidé par son chien. Quand l’enfant rentre à la maison, le corps de Samuel est étendu sur le sol, dans la neige, sans vie.

Que s’est-il passé? C’est ce que tentent de déterminer les enquêteurs. La thèse de l’accident est vite balayée d’un revers de la main. Certes la fenêtre de l’étage en travaux était grande ouverte, mais elle n’était pas facilement accessible. Pour que la victime en tombe accidentellement, il aurait fallu un enchaînement de circonstances improbables.
La thèse de l’assassinat par un rôdeur est également jugée peu crédible. Apparemment, rien n’a été dérobé dans le chalet et il est difficile de croire qu’un voleur aurait pris le risque de s’introduire dans la maison en plein jour, avec deux occupants dans les étages supérieurs et deux autres personnes à l’extérieur. Par ailleurs, les enquêteurs n’ont trouvé aucune trace incriminante aux alentours du lieu du drame.
Restent deux hypothèses : soit Samuel a été tué par Sandra, suite à une dispute conjugale qui a mal tourné, soit il a mis fin à ses jours.

Ce sont les deux versions qui s’affrontent lors du procès, quelques temps plus tard. L’avocat général (Antoine Reinartz) est persuadé que Sandra est coupable. Il s’ingénie à la présenter sous un jour peu favorable et tente de démontrer que sa relation de couple avec Samuel était arrivée à un point de non-retour dans la haine et la violence. L’avocat de la défense (Swann Arlaud), cherche au contraire à montrer que Samuel était dépressif, frustré d’avoir sacrifié sa carrière d’écrivain au profit de celle de sa compagne et dévasté par la tournure prise récemment par sa vie de couple et sa vie de famille.
Où se situe la vérité?

Au spectateur de se forger son opinion. Il se retrouve placé dans la situation d’un juré. On lui expose les faits, les avis d’experts, souvent contradictoires – le corps est-il tombé du deuxième ou troisième étage? Du balcon ou du grenier?
L’affaire est complexe. Elle ne repose que sur des témoignages incertains et très peu de preuves directes. Les analystes se succèdent sans réussir à conforter une version plutôt qu’une autre. L’accusée n’aide pas vraiment à choisir un camp. tantôt elle se montre assez froide et cassante, peu sympathique, tantôt elle se montre vulnérable, dépassée par l’épreuve qui lui est imposée. Difficile, sur la base de son comportement, de se forger une intime conviction.
Dès lors, tout est sujet à interprétation. Chaque camp essaie de construire une histoire spécifique en utilisant des bribes de réel. Un peu comme Sandra le fait pour écrire ses bouquins. Mais ici, ironie du sort, c’est sa vie que l’on réinvente. Elle n’aime évidemment pas la version de l’avocat général, qui fait d’elle une femme infidèle, ouvertement volage, égoïste et cruelle, un monstre froid, capable d’accès de violence, une meurtrière. Mais elle n’est guère emballée par l’histoire défendue par son avocat, qui présente son compagnon comme un être fragile, dépressif, au bout du rouleau. Ce n’est pas conforme à ce qu’elle connaissait de son mari, de leur vie de couple.
Cette idée d’opposition de la réalité et de la fiction, de vérité qu’il faut aller chercher dans des récits parcellaires, imprécis, parfois contradictoires est l’un des thèmes majeurs de la compétition cannoise 2023. Après Monster de Kore-Eda et sa construction façon Rashômon montrant des apparences trompeuses, après May December et son fascinant jeu de miroirs décrivant des personnages complexes, après Les Filles d’Olfa et son troublant dispositif mélangeant documentaire et fiction, après The Zone of interest et sa façon de laisser l’horreur hors champ, ne présentant que les scènes d’une vie quotidienne bourgeoise, totalement déconnectées de la réalité, le film de Justine Triet navigue lui-aussi entre des vérités contraires et complémentaires.
Concernant l’affaire, elle trouvera son dénouement grâce au témoignage-clé de Daniel. La vérité sort souvent de la bouche des enfants. En tout cas, ici, les déclarations du jeune garçon font clairement pencher la balance de la justice d’un côté. Ce qu’il s’est passé exactement ce jour-là demeurera un mystère, mais d’un point de vue judiciaire, un verdict aura été rendu.

Mais après tout, même si l’expérience du “vis-ma-vie” de juré est fascinante pour le spectateur, la résolution de l’intrigue importe assez peu à la cinéaste. Comme le titre l’indique, Anatomie d’une chute est bien l’analyse méthodique, minutieuse et clinique d’une dégringolade, mais pas seulement celle de la victime depuis les étages supérieurs du chalet. C’est aussi l’effondrement du couple formé par Sandra et Samuel. Et de ce point de vue là, le verdict est sans appel. Lors du procès, toute leur vie est déballée. Leurs querelles, leurs désaccords, la frustration de l’une et de l’autre, les non-dits et, au contraire, les choses exprimées, qui peuvent blesser de manière irrémédiable. La seule chose qui n’est pas évoquée, et que regrette amèrement Sandra, c’est l’amour qui les a unis. Comme elle l’explique à la cour, les crises, les engueulades, ça a existé, elle ne le nie pas, et dans ce contexte, c’est évidemment ce que la cour retient, mais cela ne peut pas suffire à décrire sa relation avec Samuel, alternance de moments de joie et de peine, de crises et de réconciliations. En revanche, il est évident que leur mariage était à bout de souffle et n’aurait pas pu durer très longtemps. Justine Triet laisse clairement entrevoir comment le couple a fini par se désunir, suite à un déséquilibre au sein du foyer, un partage du temps et des tâches jugé inéquitable par les deux parties. Pourtant, chacun essayait de faire des concessions, de s’adapter. L’accident de Daniel a été un catalyseur de la réaction de dissociation du couple et l’a poussé à une fin inexorable.
Cette question de la relation de couple et de la difficulté à concilier l’envie d’une vie à deux et le besoin d’une certaine autonomie étaient déjà au coeur des films précédents de la cinéaste. Ici, elle l’aborde de manière frontale, de façon brute et sans artifices. Et elle signe probablement son meilleur film à date.

Contrepoints critiques :

”Hélas sans dépasser le simple déroulé de son intrigue, Anatomie d’une chute témoigne d’un sens du récit toujours impressionnant chez Justine Triet. Et Sandra Hüller de briller une fois de plus (avec le Glazer, cette édition est vraiment la sienne).”
(Alexis Roux – @RouxAlexis3 sur Twitter)

”Au delà d’un Faites entrer l’accusé écrit au cordeau, sans une scène de trop, Justine Triet fait entre fiction et quasidoc une étude clinique du doute. Film impeccable, acteurs incroyables (un prix pour Sandra Huller). Du cinéma en pleine maitrise.”
(Fabrice Leclerc – Paris Match – sur Twitter)

Crédits photos : Copyright 2023 Les Films Pelléas/Les Films de Pierre – Images fournies par le Festival de Cannes

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Rédacteur en chef de Angle[s] de vue, Boustoune est un cinéphile passionné qui fréquente assidument les salles obscures et les festivals depuis plus de vingt ans (rhôô, le vieux...) Il aime tous les genres cinématographiques, mais il a un faible pour le cinéma alternatif, riche et complexe. Autant dire que les oeuvres de David Lynch ou de Peter Greenaway le mettent littéralement en transe, ce qui le fait passer pour un doux dingue vaguement masochiste auprès des gens dit « normaux »… Ah, et il possède aussi un humour assez particulier, ironique et porté sur, aux choix, le calembour foireux ou le bon mot de génie…

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