[Armageddon time affproCompétition Officielle]

De quoi ça parle ?

De quelques semaines de la vie de Paul Graff (Michael Banks Repeta), un gamin newyorkais de onze ans, au début de l’année 1980.
Le film se déroule juste avant l’élection de Ronald Reagan à la présidence des États-Unis, c’est à dire juste avant la prise de pouvoir d’un petit groupe de politiciens ultra-conservateurs. A son âge, Paul se moque bien de la politique, comme il se moque des études d’ailleurs. La seule chose qu’il aime faire, c’est dessiner. Son rêve est de devenir artiste, mais pas n’importe quel artiste : un artiste adulé, reconnu à sa juste valeur. Il pourra alors remettre à leur place tous ceux qui ne croient pas en lui, comme son professeur, Monsieur Turkletaub, qui l’a pris en grippe, comme son camarade Johnny (Jaylin Webb), un gamin noir turbulent.
Les deux enfants sympathisent immédiatement et s’ingénient à faire enrager leur professeur. Paul se croit intouchable, puisque sa mère (Anne Hathaway) est responsable des parents d’élèves de l’école.
Mais un jour, il dépasse les bornes et est envoyé, comme son frère aîné, dans une école privée. Autre ambiance… Ici, les élèves viennent en uniforme. Ordre et discipline sont les maîtres mots. Il n’y a pas d’enfant noir, juste des gosses de riches en train d’apprendre les ficelles de l’économie et du pouvoir. A la tête de cette école  glaçante, il y a la famille Trump. L’établissement est dirigé par Fred (John Diehl) et Maryanne (Jessica Chastain), respectivement le père et la soeur aînée de celui qui sera, des années plus tard, le successeur de Reagan à la Maison Blanche. Les élèves sont tous formés sur le même moule. On leur inculque la différence de classe, l’élitisme. On leur apprend aussi à mépriser les plus défavorisés et surtout ceux qui ont une couleur de peau différente.
Pour Paul, ce changement d’école est vécu comme un véritable séisme. Mais un autre bouleversement, familial celui-là, va définitivement lui faire perdre son innocence et le propulser dans l’âge adulte.
Comme l’indique implicitement le titre, le film est le récit d’une petite apocalypse, la fin d’un monde, d’une époque.

Pourquoi on trouve cela touchant ?

Armageddon time est assurément l’un des films de James Gray les plus personnels. L’enfance qu’il décrit ici, c’est la sienne, ou une enfance assez similaire. Comme Paul Graff, le cinéaste américain est issu d’une famille Juive ukrainienne. Son arrière grand-père a été victime des pogroms tsaristes et ses grands-parents paternels ont fui le pays au moment de la révolution russe de 1920 pour tenter leur chance aux Etats-Unis. Leur nom d’origine, Greyzerstein a été américanisé en “Gray”.
Lui aussi a grandi à New York dans les années 1970/1980, entre Little Odessa et Queens. Il détestait l’école et séchait les cours pour aller au cinéma, avec le rêve de devenir un jour cinéaste. Et probablement était-il, comme ses jeunes protagonistes et tous les enfants nés, comme lui, l’année des premiers pas de l’homme sur la Lune, fasciné par la conquête spatiale.

Comme dans les précédents films de James Gray, les relations familiales sont au coeur du récit. Little Odessa, La Nuit nous appartient, The Lost City of Z ou récemment Ad Astra, décrivaient des relations père-fils compliquées. C’est encore le cas ici. Le père de Paul (Jeremy Strong) est un homme assez tranquille, mais capable d’accès de colère et de violence quand il estime que ses fils dépassent les bornes. Or le gamin, en pleine crise d’adolescence a tendance à un peu trop provoquer, tester les limites. Il refuse surtout les choix d’orientation que son père tente de lui imposer, un parcours scolaire classique, un job d’informaticien. On comprend qu’en procédant ainsi, l’homme cherche juste à  permettre à ses enfants d’accéder à un meilleur confort de vie, un destin différent du sien, modeste plombier. Mais Paul ne veut pas de cette vie préformatée. Il veut devenir artiste.
La figure masculine dont il se sent plus proche, c’est son grand-père, incarné ici par Anthony Hopkins. Le vieil homme l’écoute avec une patience infinie, l’encourage, le raisonne parfois. Surtout, il lui inculque les valeurs essentielles, les éléments fondamentaux pour devenir un “mensch” : l’affirmation de soi, la persévérance, le respect de l’autre, la tolérance et la lutte contre les injustices. Des valeurs qui, plus tard, nourriront l’art du petit Paul, comme celui de James Gray.

La nouveauté, ici, c’est que le cinéaste rend hommage à sa mère, qui est décédée quand il avait 19 ans. Ici, elle prend les traits d’Anne Hathaway et est dépeinte comme une femme douce, aimante et protectrice, en dépit du comportement souvent irrespectueux de son garnement. C’est peut-être grâce à elle que le cinéaste est capable de dépeindre ses personnages avec autant de tendresse et de bienveillance, même les plus insupportables, même les plus sombres. C’est cette cellule familiale qui lui a permis de construire son univers de cinéaste, de conteur, avec son propre style. Et si le jeune rebelle a souvent eu envie de fuir loin de ses proches, loin de ce foyer newyorkais, il a réalisé que cet environnement lui convenait sans doute mieux que celui des familles des élèves de la Kew Forrest School, qui, sous le vernis de la perfection, des uniformes bien ajustés et des mèches blondes collées à la brillantine, dissimule des personnalités carnassières, xénophobes et intolérantes, prêtes à piétiner les plus faibles pour accéder à la fortune et au pouvoir.

Armageddon time constitue la preuve que le gamin de 1980 a su concrétiser son rêve, s’extirper du chemin que d’autres voulaient tracer pour lui. James Gray est devenu un artiste reconnu, qui évolue le plus loin possible du système hollywoodien.
Aujourd’hui, il semble vouloir se glisser dans la peau d’un père ou d’un grand-père et guider à son tour les jeunes générations. Il incite les gamins rêveurs d’aujourd’hui, ceux qui ont grandi sous l’ère Trump, à suivre leur propre voie et montrer le monde dans toute sa diversité, loin de la vision étriquée qu’en ont les “élites”.

Cependant, certains pourront regretter que le cinéaste n’aille pas un peu plus loin que la simple chronique intimiste familiale et ce message sur la nécessité de croire en ses rêves. Avec un tel matériau de départ, on pouvait s’attendre à un parallèle plus marqué avec les années Trump, à une satire sociale décapante, un brûlot sur les dérives du système capitaliste américain, complètement dérégulé depuis les mandatures de Ronald Reagan et de George Bush Senior et le virage vers l’ultralibéralisme. Mais on ne peut pas retrouver tout cela puisque James Gray s’accroche à son parti-pris initial : montrer le monde à travers le regard d’un enfant de onze ans qui n’a pas encore toutes les clés pour le comprendre. Il convient donc au spectateur de rajouter les pièces manquantes pour donner au film une autre ampleur, une autre dimension.

Même sans cela, on peut se laisser porter par l’atmosphère douce-amère et nostalgique du film, apprécier les performances des acteurs, l’élégante sobriété de la mise en scène et le travail sur l’image de Darius Khondji.
Et on peut surtout se laisser gagner par l’émotion devant cette chronique familiale assez universelle, qui trouvera écho en chacun des spectateurs. Tout enfant voit, à un moment de son existence, son innocence et son insouciance se heurter à la cruelle réalité du monde. Tout adulte se retrouve également confronté, à un moment, à la perte d’un parent et se retrouve démuni, comme un gosse, face à la douleur de la perte. Les personnages nous touchent par leur fragilité, leur sensibilité à fleur de peau, leur par leur difficulté à faire face aux épreuves. La scène où le père de Paul, si dur parfois, craque en racontant à son fils ce que son grand-père représentait pour lui est absolument admirable, toute en émotion feutrée. C’est ce genre de personnage que le cinéaste a toujours souhaité mettre en valeur dans ses films. Des êtres imparfaits, vulnérables. Des paumés, des perdants magnifiques, qui se battent pour survivre mais tentent de rester dignes. Qu’on la juge “mineure” ou “majeure” dans la filmographie de James Gray, l’oeuvre ne laisse pas insensible et ne manque pas de cachet. Elle mérite évidemment sa place dans la sélection cannoise.

Palmomètre :

Tout dépend de comment le jury aura perçu cette oeuvre. S’ils attendaient davantage de portée politique, ils risquent de la trouver trop anecdotique pour un prix majeur. Mais s’ils ont saisi le côté à la fois très personnel et très universel du récit, ils pourraient décider de lui accorder une récompense importante. La Palme d’Or, pourquoi pas…
Côté interprètes, Anthony Hopkins a ses chances, car le rôle est marquant, malgré son faible temps de présence à l’écran. A moins que le jury tente un coup en primant le jeune Michael Banks Repeta.

Contrepoints critiques :

”Armageddon Time se déploie à hauteur d’enfant et au rythme d’une élégante mélancolie. Tranche de vie dans un New York dont les ombres cachent les hontes, les douleurs et les espoirs qui forgent le devenir. Si beau film de famille et d’amitié.”
(Mehdi Omaïs – @MehdiOmais sur Twitter)

”J’ai trouvé le James Gray mineur. C’est conscient, consciencieux et on ne doute pas de la charge affective qu’il a mise dedans mais ça n’a pas pris chez moi.”
(Matt Touvet – @MattTouvet sur Twitter)

”Hopkins and Hathaway can’t save this stagy tale of a quasi-Trump”
(Peter Bradshaw – The Guardian)

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