Image fournie par le Festival de Cannes “Vous n’aimez pas être sous les ordres d’autres personnes? Alors mettez vous à votre compte et travaillez pour notre compagnie en tant que franchisé ! Vous ne travaillerez pas pour nous mais avec nous! Il n’y a que des avantages! Pas d’objectifs à atteindre, juste des clients à satisfaire! Pas d’horaires imposés, vous travaillez à votre rythme, et plus vous travaillez, plus vous gagnez d’argent et de bonus! Si vous voulez du temps pour vous, pas de problème, il vous suffit d’embaucher un remplaçant! En quelques mois, si vous êtes un travailleur assidu et efficace, vous gagnerez très bien votre vie!”.
Evidemment, Ricky (Kris Hitchen) ne peut qu’être sensible au discours de Maloney (Ross Brewster), le directeur d’une grosse société de livraison express. Il a travaillé toute sa vie, accumulant les petits boulots mal payés et, c’est sa fierté, n’a jamais pointé au chômage. Il veut donc saisir cette opportunité de se lancer à son propre compte, de travailler plus pour gagner plus, pour reprendre un slogan célèbre. Il ne sent pas le piège se refermer sur lui. Sa seule interrogation, c’est de savoir s’il vaut mieux louer le camion à la société-mère, ce qui implique des remboursements mensuels plus élevés, mais une meilleure sécurité en cas de problème, ou acheter son propre véhicule. Il privilégie la seconde option, quitte à s’endetter un peu plus et, pour verser le premier acompte, décide de sacrifier le seul bien de valeur de la famille, le véhicule que son épouse Abby (Debbie Honeywood) utilise au quotidien pour exercer son métier, aide-soignante à domicile. Il est convaincu que ces choix s’avéreront vite judicieux, que ce n’est que l’affaire de quelques mois avant que son affaire soit rentable et lucrative. Il pense avant tout à sa famille, à ses enfants. Il veut leur offrir un appartement à eux, de bonnes études, un cadre de vie agréable…

Evidemment, Ricky ne peut que déchanter. Les livraisons sont très nombreuses et mal-payées. Elles impliquent un temps de travail bien supérieur à celui d’un employé ou d’un ouvrier dans une entreprise classique, et n’accordent absolument aucun temps de répit, même pour une pause-pipi. Pire, la société-mère impose des pénalités et des blâmes en cas de retard de livraison, et n’accorde aucun jour de repos à ses franchisés. Si Ricky veut prendre un jour de repos, il doit engager un remplaçant fiable. Autant dire que la tâche est compliquée… Alors, il travaille de plus en plus, rentre tard à la maison. Son épouse, désormais contrainte de prendre le bus pour effectuer tous ses trajets, n’est pas beaucoup plus présente. Les enfants sont livrés à eux-mêmes et cela pousse leur fils aîné, en pleine crise d’adolescence, à multiplier les bêtises, jusqu’à risquer de se faire renvoyer du lycée. A chaque faux pas du gamin, Ricky est obligé de rogner un peu plus sur son temps de travail et de payer des pénalités. Pour les payer, il doit accepter plus de contrats, et délaisser son foyer. Un vrai cercle vicieux, qui menace tout ce qu’il souhaitait préserver…

Alors qu’il avait annoncé sa retraite après sa seconde Palme d’Or, Ken Loach n’a pas pu résister à l’envie de reprendre la caméra pour laisser exprimer sa colère contre tous ces contrats de travail précaires, cette “uberisation” du travail, la nouvelle invention du patronat pour exploiter davantage les travailleurs, en leur faisant croire en prime qu’ils sont beaucoup plus libres et indépendants qu’avant. Sorry we missed you s’insère à merveille dans la longue filmographie du cinéaste anglais, en parfait complément de Moi, Daniel Blake ou de It’s a free world. Quant à Ricky et Abby, ils sont de lointains cousins de Bob, Anne et Tommy, les protagonistes de Raining stones, des cheminots de The Navigators, ou de Maggie, l’héroïne de Ladybird, Ladybird.
Rien à dire, c’est du bon cinéma social britannique, doté d’une mise en scène très fluide et d’une direction d’acteurs une fois de plus épatante. Cependant, il faut bien reconnaître que ce nouveau long-métrage fonctionne un peu moins bien que les oeuvres précitées. Le cinéaste et son scénariste, Paul Laverty ont choisi d’enrober leur critique sociale dans un mélodrame familial un rien chargé, aux ficelles narratives bien trop apparentes, alors qu’on aurait souhaité une trame plus épurée, plus fine. Ils ont aussi opté pour une ambiance résolument dramatique, dénuée des petites touches d’humour dont le cinéaste a le secret.

Cedi dit, il convient de saluer la constance de l’engagement artistique et politique de Ken Loach, son opiniâtreté dans la lutte contre les injustices sociales et la dénonciation des dérives du système capitaliste, toujours à l’aide de récits poignants, édifiants, articulés autour de personnages magnifiques. Sorry we missed you s’insère à merveille dans la longue filmographie du cinéaste anglais, parfait complément de Moi, Daniel Blake ou de It’s a free world. Quant à Ricky et Abby, ils sont de lointains cousins de Bob, Anne et Tommy, les protagonistes de Raining stones, des cheminots de The Navigators, ou de Maggie, l’héroïne de Ladybird, Ladybird. On ne demande qu’à voir la famille s’agrandir un peu plus, car il reste encore bien des injustices sociales à dénoncer en ce bas monde. Et tant pis si, pour cela, on oblige un cinéaste octogénaire à continuer à travailler encore un peu, bien après l’âge légal de la retraite!

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Rédacteur en chef de Angle[s] de vue, Boustoune est un cinéphile passionné qui fréquente assidument les salles obscures et les festivals depuis plus de vingt ans (rhôô, le vieux...) Il aime tous les genres cinématographiques, mais il a un faible pour le cinéma alternatif, riche et complexe. Autant dire que les oeuvres de David Lynch ou de Peter Greenaway le mettent littéralement en transe, ce qui le fait passer pour un doux dingue vaguement masochiste auprès des gens dit « normaux »… Ah, et il possède aussi un humour assez particulier, ironique et porté sur, aux choix, le calembour foireux ou le bon mot de génie…

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