BurningPorter à l’écran l’univers singulier de l’écrivain japonais Haruki Murakami est une tâche ardue, pour ne pas dire mission impossible, ses écrits sont majoritairement des récits introspectifs, construits selon une logique onirique et entremêlant pensées, souvenirs individuels et mémoire collective. Le cinéaste sud-coréen Lee Chang-dong s’en acquitte pourtant avec talent dans Burning, adaptation de la nouvelle « Les Granges brûlées ».

Il s’agit d’une intrigue assez minimaliste. Par hasard, alors qu’il effectue une livraison, Jongsoo (Ah-In Yoo) rencontre Haemi (Jeong-Seo  Yun), une amie d’enfance. Celle-ci fait tout pour le séduire, peut-être juste par défi, ou parce qu’il l’avait repoussée quand ils étaient plus jeunes. Elle arrive à ses fins et ils passent la nuit ensemble. Pour Jongsoo, garçon plutôt solitaire et taciturne, cette relation naissante ouvre de nouveaux horizons et lui permettra peut-être enfin de quitter la ferme familiale, qu’il habite seul depuis que son père a été incarcéré. Mais il va devoir attendre le retour d’Haemi, qui part pour un voyage de plusieurs semaines en Afrique. En son absence, la jeune femme lui demande de nourrir son chat. Il accomplira cette mission mais ne verra jamais l’animal, au point de se demander s’il a jamais existé.
En revanche, le petit ami que Haemi ramène de son périple africain est bien réel, lui. Il se nomme Ben (Steven Yeun), roule en voiture de sport luxueuse, habite les beaux quartiers de la ville et boit de grands crus classés de Bordeaux en guise de vin de table. Jongsoo est jaloux, mais il ne fait clairement pas le poids face à ce “Gatsby” coréen. Sa seule chance serait que Ben se lasse rapidement de Haemi, qui n’appartient pas à son monde.
Le récit bascule quand, après une soirée bien arrosée, Ben avoue à Jongsoo qu’il a une très curieuse façon de tuer le temps, en incendiant les serres en plastique dans les champs. Le masque de perfection se craquèle soudain, obligeant Jongsoo à complètement reconsidérer ce personnage énigmatique et à essayer de percer ses secrets.

Déjà baigné dans une ambiance crépusculaire et mélancolique, le film devient alors encore plus sombre, plus inquiétant, sans qu’il se passe grand chose à l’écran. Pour apprécier Murakami, il faut parfois lire entre les lignes. Ici, il faut voir au-delà des images. La clé de l’énigme est hors-champ. Au spectateur de se forger sa propre idée, comme Jongsoo, à l’aide des indices disséminés ça et là.

Peut-être même n’y a-t-il pas d’énigme, puisque la réalité, dans Burning, est toujours sujette à caution, à l’image de la mandarine factice que Haemi mange devant Jongsoo, le soir de leur rencontre. Elle lui explique qu’elle prend des cours de pantomime  et lui donne même le secret de la réussite de l’exercice “Il ne faut pas prétendre que la mandarine existe, mais accepter le fait qu’elle n’existe pas”.
A l’inverse, ce n’est pas parce qu’on ne voit pas une chose qu’elle n’existe pas. Dans la première partie, on ne voit pas le chat de Haemi, mais les crottes dans la litière laissent à penser qu’il existe. Dans la seconde, on voit bien un chat pouvant correspondre au profil, mais sa maîtresse a disparu et la voisine affirme qu’il ne peut y avoir de chat, puisque les animaux sont interdits dans l’immeuble…
Tout dépend de ce que l’on choisit d’accepter comme vrai ou faux. Le chat existe-t-il? Haemi a-t-elle vraiment disparu? Ben brûle-t-il réellement des serres? Et si tout ceci n’était que le fruit de l’imagination de Jongsoo, qui veut être écrivain?

Ce qui est intéressant, c’est aussi ce qui transparaît de ce récit. Il est question de rapports de classe, avec d’un côté, les modestes Jongsoo et Haemi, de l’autre le fortuné Ben, de violence sociale, de la colère qui agite les individus et les pousse à se rebeller contre les inégalités, les injustices. Il est aussi question d’une jeunesse qui cherche à trouver sa place dans la société, qui se cherche une raison de vivre.
Le cinéaste essaie de filmer le feu intérieur qui anime ses personnages : flamme vacillante, fragile, menaçant de s’éteindre au coucher du soleil, braises qui consument d’ennui ou incendies dévastateurs, menaçant d’exploser à tout moment…

Comme les écrits de Murakami, Burning est une oeuvre riche, complexe, qui creuse lentement son sillage et devrait donc mûrir dans nos mémoires, au fil des jours. Espérons que ce délai sera suffisant pour que le jury du 71ème Festival de Cannes lui trouve une petite place au palmarès, voire une grande, car cette démonstration cinématographique est tout à fait digne d’une Palme d’Or.

REVIEW OVERVIEW
Note :
SHARE
Previous article[Cannes 2018] Jour 9 : Comme chats et chiens
Next article[Cannes 2018] “Capharnaüm” de Nadine Labaki
Rédacteur en chef de Angle[s] de vue, Boustoune est un cinéphile passionné qui fréquente assidument les salles obscures et les festivals depuis plus de vingt ans (rhôô, le vieux...) Il aime tous les genres cinématographiques, mais il a un faible pour le cinéma alternatif, riche et complexe. Autant dire que les oeuvres de David Lynch ou de Peter Greenaway le mettent littéralement en transe, ce qui le fait passer pour un doux dingue vaguement masochiste auprès des gens dit « normaux »… Ah, et il possède aussi un humour assez particulier, ironique et porté sur, aux choix, le calembour foireux ou le bon mot de génie…

LEAVE A REPLY