La Loi du Marché Stéphane Brizé est un cinéaste de l’indicible . Il excelle à restituer les sentiments inexprimés, les pensées intimes, le tourbillon d’émotions contradictoires qui peuvent traverser un individu à un instant donné, à capter les plus subtils soubresauts de l’âme humaine. Il n’a besoin que d’une scène pour saisir , par exemple, la profonde solitude d’un homme vieillissant (Je ne suis pas là pour être aimé), l’attirance de deux êtres que tout oppose (Mademoiselle Chambon), ou pour capter, derrière des échanges rugueux, l’amour d’un fils pour sa mère mourante (Quelques heures de printemps).
Dans la La Loi du marché, il essaie de retranscrire un type de violence insidieux, chronique, une violence qui ne fait pas la une des journaux, si ce n’est sous la forme de statistiques désincarnées : la violence sociale. Celle que reçoivent de plein fouet les chômeurs, les travailleurs en situation précaire, les smicards,et d’une façon générale, tous ceux qui galèrent pour boucler les fins de mois.

Il nous propose d’observer quelques scènes de la vie de Thierry (Vincent Lindon), un chômeur de cinquante ans inquiet pour son avenir. Il est bien loin de l’image caricaturale du chômeur payé à ne rien faire, abusant du système, que véhiculent certains hommes politiques ou certains pseudo-penseurs. Thierry avait un emploi. Il était ouvrier spécialisé dans une usine. Il s’investissait beaucoup dans son travail, jusqu’à ce que les actionnaires du groupe ne décident de fermer le site, pourtant rentable. Il s’est démené pour retrouver un poste dans sa branche professionnelle, en vain. En désespoir de cause, il a accepté la formation de grutier proposée par le pôle emploi, à l’issue de laquelle il devait trouver un poste facilement. Problème, aucune entreprise du BTP n’embauche de personnel sans un minimum d’expérience professionnelle. Tout le monde le sait. Le personnel du Pôle Emploi est censé le savoir aussi. Il le fait vertement savoir à son conseiller du pôle emploi. Le fonctionnaire, bien qu’un peu embarrassé, ne se décontenance pas. Il rejette imperceptiblement la faute sur Thierry, qui n’est pas assez diplômé, pas assez qualifié pour trouver rapidement du travail, et lui propose un nouveau stage, dans un tout autre domaine, sans plus de garantie d’avoir un emploi au bout.
Dans cette opération, il a perdu neuf mois précieux. Car cela fait quinze mois qu’il est inactif et il arrive donc en fin de droits.
Bientôt, il n’aura plus d’autre ressource que le RSA. Il ne pourra plus rembourser le prêt de son appartement, ni financer les études de son fils handicapé. Comment fera-t-il pour vivre avec 500 € par mois alors qu’il n’arrive déjà pas à boucler les fins de mois avec l’allocation chômage?

La Loi du Marché - 4

Thierry ne baisse pas les bras. Il continue de répondre aux annonces et décroche un entretien d’embauche. Mais l’employeur ne le reçoit pas directement. L’entretien se déroule à distance, par Skype. Le recruteur précise que le poste sera moins qualifié que son emploi précédent, moins bien payé, que les horaires seront plus contraignants. Thierry accepte toutes les conditions sans broncher. Il veut le poste. Mais le type en face fait la fine bouche. Il reproche au candidat de ne pas s’être formé sur les dernières versions des outils et des logiciels, avant de critiquer son CV, imprécis, mal rédigé, brouillon. Finalement, il lui dit qu’il y a peu de chances qu’il décroche le job. Il quitte l’entretien humilié, le moral à zéro.
Mais il y a encore pire. Au Pôle Emploi, Thierry participe à un atelier collectif. D’autres participants jugent sa performance à un entretien d’embauche factice. Ils critiquent sa posture, sa façon de parler, son manque de dynamisme. En clair, ils lui disent que s’il ne trouve pas de travail, c’est parce qu’il a une attitude de perdant. L’humiliation est d’autant plus grande que ceux qui l’évaluent ne sont pas mieux lotis que lui.

Chaque scène du film repose sur le même principe. Thierry est traîné dans la boue, rabaissé, repoussé vers la marge de la société.
Le proviseur du lycée de son fils lui explique qu’il devrait être plus disponible pur suivre le travail fourni par son fils. Sa banquière lui fait comprendre qu’il ferait mieux de vendre son appartement – le seul bien que sa femme et lui possèdent – et de tout placer sur une assurance vie. Comme s’il avait déjà un pied dans la tombe. Comme s’il était mort pour la société. Il refuse. Elle insiste : “Ce serait une sécurité”. Pour lui ou pour la banque?
A la place, il vend le mobile-home dans lequel sa famille avait l’habitude de passer ses vacances. Les acheteurs, sentant que le couple est en situation précaire, tentent de faire baisser le prix en dénigrant le bien. Thierry est furieux. Ils s’étaient mis d’accord sur le prix  et pour lui, la parole donnée est sacrée. Il refuse de continuer à négocier avec les malotrus.

La Loi du Marché - 3
Dans la seconde partie du film, on le voit prendre ses nouvelles fonctions. Il a été engagé comme agent de la sécurité dans un supermarché. Son rôle est de repérer les voleurs et de les obliger à payer les articles dérobés. La plupart du temps, il tombe sur des petits voyous qui volent plus par défi que par réelle nécessité, mais il lui arrive aussi d’interpeler des gens qui volent par nécessité, parce qu’ils n’ont même pas 15 euros pour finir le mois et veulent seulement manger à leur faim. Là, le malaise est palpable. Thierry comprend ces pauvres gens. Il aurait pu se retrouver dans la même situation. Mais il est obligé de faire son travail, sans quoi il pourrait être licencié.
Mais son rôle ne se limite pas à ça. Il est aussi chargé d’épier les caissières et les magasiniers, et de dénoncer tout manquement aux règles imposées par la direction.  Ses patrons encouragent l’espionnage entre collègues, la délation. Des pratiques dignes d’un régime fasciste. Les employés se font coincer pour des fautes assez anodines, à l’instar de celle de cette caissière qui a récupéré des tickets de réduction abandonnés par des clients, ou de celle qui a passé sa carte de fidélité personnelle pour bénéficier des points gagnés par le client. Cela suffit pour les faire licencier. En fiat, le système permet de compresser le personnel à moindre coût, sans se salir les mains. Ce sont les agents de sécurité qui doivent encaisser la responsabilité morale des licenciements.
Pour Thierry, cette compromission morale est encore plus dure à encaisser que les humiliations subies lors de la recherche d’emploi.
Quelle dose d’humiliations peut-on accepter pour garder un emploi ? Quelles entorses à ses principes moraux peut-on tolérer avant de démissionner? Faut-il attendre qu’il y ait des morts pour dénoncer la souffrance des salariés, obligés d’évoluer dans des environnements professionnels stressants, pour des salaires de misère?

Le film de Stéphane Brizé est un cri de colère tonitruant. Il ne s’embarrasse pas d’artifices de mise en scène ou de scénario , ne cherche jamais à verser dans le mélo larmoyant. Tout est exprimé sur le visage de Vincent Lindon, las mais pas résigné, digne malgré la violence des coups reçus.  L’acteur est une fois de plus épatant, en parfaite osmose avec son metteur en scène.
Tout est dit, également, avec les choix de mise en scène de Stéphane Brizé, qui réussit, avec une économie de moyens, à montrer toute l’horreur du monde du travail d’aujourd’hui et la violence d’un modèle de société qui met en compétition les individus plutôt que de capitaliser sur la solidarité et l’entraide.

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Rédacteur en chef de Angle[s] de vue, Boustoune est un cinéphile passionné qui fréquente assidument les salles obscures et les festivals depuis plus de vingt ans (rhôô, le vieux...) Il aime tous les genres cinématographiques, mais il a un faible pour le cinéma alternatif, riche et complexe. Autant dire que les oeuvres de David Lynch ou de Peter Greenaway le mettent littéralement en transe, ce qui le fait passer pour un doux dingue vaguement masochiste auprès des gens dit « normaux »… Ah, et il possède aussi un humour assez particulier, ironique et porté sur, aux choix, le calembour foireux ou le bon mot de génie…

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