An Les premiers films de Naomi Kawase étaient marqués par une certaine recherche formelle et une indéniable poésie, mais restaient souvent assez hermétiques au public occidental. Trop froids et un brin ennuyeux parfois. Mais, au fil du temps, la cinéaste japonaise a gagné en maturité et semble s’être ouverte aux autres. Elle réussit aujourd’hui à filmer les êtres humains comme elle filmait jadis les paysages de la province japonaise, saisissant leur essence et leur profonde beauté. Son cinéma laisse désormais beaucoup plus de place aux sentiments. Il est plus vivant, plus incarné, plus accessible et a donc beaucoup plus de chance de toucher son public. Son nouveau long-métrage, An, en est la plus parfaite illustration. Il a littéralement bouleversé les festivaliers cannois qui ont eu la chance de le découvrir en avant-première, en ouverture de la section “Un Certain Regard”.

An, c’est la rencontre de trois êtres solitaires ayant du mal à trouver leur place dans la société. Trois générations de japonais hantés par le passé, englués dans le présent ou inquiet de leur avenir.
Sentaro (Masatoshi Nagase), la quarantaine fatiguée, traîne son spleen dans la petite échoppe de dorayakis  – une sorte de pancake fourré aux haricots rouges confits – dont il assure la gérance, et pour laquelle il s’est fortement endetté.  Sa meilleure cliente, Wakana (Kyara Uchida), est une adolescente délaissée par sa mère et livrée à elle-même, qui vient quotidiennement trouver un peu de réconfort auprès de lui et de ses succulentes préparations. Un jour, il voit débarquer Tokue (Kirin Kiki), une femme de soixante-dix ans, qui s’est mis dans la tête qu’elle voulait travailler pour lui et semble prête à tout pour le convaincre de l’embaucher en cuisine.

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Au début, l’homme refuse cette candidature inattendue. Il aurait bien besoin d’un coup de main, mais il craint que la vieille femme soit incapable de supporter la charge de travail que le poste exige. Tokue a vraiment l’air en mauvaise condition physique, avec sa silhouette voûtée et ses doigts tordus. Et elle semble en revanche ne pas avoir la langue dans sa poche, surtout quand il s’agit de critiquer l’origine industrielle du An – la fameuse pâte de haricots confits – qu’il incorpore à ses dorayakis. Le taciturne Sentaro n’a pas vraiment envie de se retrouver avec une vieille enquiquineuse sur le dos…
Il change cependant d’avis dès qu’il goûte le An préparé maison par la vieille femme, infiniment plus savoureux que la préparation insipide qu’il sert à ses clients. Il décide de lui donner sa chance, sans imaginer le travail qu’implique la recette de Tokue.
La confection artisanale exige en effet beaucoup plus de temps et d’efforts. Sentaro et Tokue se lèvent aux aurores pour trier les haricots, les rincer, les faire cuire lentement, les rincer, puis les confire tout aussi lentement dans le sucre. Sans oublier les étapes plus ésotériques où la vieille femme parle aux haricots pour connaître leurs secrets et remercie la lune pour ses conseils avisés. Mais le jeu en vaut la chandelle. Les dorayakis vendus par le duo sont exquis et attirent très vite une clientèle de plus en plus nombreuse.

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On pense alors que Naomi Kawase va sagement rester sur ces rails et signer un joli feel-good movie autour de la transmission du savoir entre les générations. Mais la cinéaste change brusquement de cap et fait évoluer son récit vers un registre plus dramatique, plus subtil, où elle dévoile peu à peu les fêlures de ses trois personnages principaux.
Le charme aérien de la première partie s’efface progressivement pour céder la place à des torrents d’émotions. Car à moins d’être totalement dépourvu de coeur, difficile de ne pas être ému aux larmes en découvrant la vie de souffrances et de brimades qui se dissimule derrière les petites manies et la sempiternelle joie de vivre de Tokue.

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Naomi Kawase nous secoue, nous bouleverse, sans jamais avoir besoin de forcer le trait ou de verser dans le pathos. Elle s’appuie sur son art de la mise en scène, ciselant chaque plan pour laisser leur poésie irriguer le récit. Elle procède par petites touches, tout en délicatesse, en prenant son temps. Un peu comme Tokue et Sentaro, elle applique les bonnes vieilles recettes qui ont fait la réputation du cinéma japonais d’antan. Celles des films de Ozu ou Mizoguchi, qu’elle réussit à adapter à sa sauce, en les modernisant juste ce qu’il faut.

Elle serait bien inspirée de préserver soigneusement ce savoir-faire, car An, en plus d’être son meilleur film, est d’ores et déjà  l’une des plus belles surprises de ce 68ème Festival de Cannes.

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Rédacteur en chef de Angle[s] de vue, Boustoune est un cinéphile passionné qui fréquente assidument les salles obscures et les festivals depuis plus de vingt ans (rhôô, le vieux...) Il aime tous les genres cinématographiques, mais il a un faible pour le cinéma alternatif, riche et complexe. Autant dire que les oeuvres de David Lynch ou de Peter Greenaway le mettent littéralement en transe, ce qui le fait passer pour un doux dingue vaguement masochiste auprès des gens dit « normaux »… Ah, et il possède aussi un humour assez particulier, ironique et porté sur, aux choix, le calembour foireux ou le bon mot de génie…

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