Lors de sa présentation, en compétition au Festival de Cannes 2010, Another year, le nouveau film de Mike Leigh, a divisé le public. Avec, au coeur de la discorde, la performance de l’actrice principale du film, Lesley Manville.
Pour certains – dont votre serviteur – elle aurait mérité le prix d’interprétation féminine tant sa composition sort du lot dans un film pourtant remarquablement joué et entièrement construit autour des acteurs.
Pour d’autres, son cabotinage rend son personnage, Mary, absolument insupportable. Une tête à claque au babillage horripilant, qui ne cesse de geindre et de se lamenter sur sa condition…
On peut comprendre cette réaction. Nous avions eu nous-mêmes un peu de mal à supporter l’optimisme béat de Poppy, la jeune institutrice un rien nunuche du précédent film de Mike Leigh, Be Happy.
En fait, le côté horripilant de ces personnages est totalement voulu et assumé. On retrouve souvent, chez Mike Leigh, ce type de rôle à la fois agaçant et attachant. Mary rappelle le personnage incarné par Brenda Blethyn dans Secrets et mensonges, les Deux filles d’aujourd’hui jouées par Katrin Cartlidge et Lynda Steadman ou la quasi totalité des personnages féminins de All or nothing. Ou leurs pendants masculins, d’ailleurs…
Rien que des êtres terriblement humains, donc imparfaits, lâches ou pathétiques, truffés de défauts, de tics et de tocs, mais aussi capables du meilleur.
Bon, c’est vrai qu’elle est agaçante, cette Mary. Toujours à jacasser, comme si le flot de ses paroles pouvait combler son vide affectif. Car elle est seule, trop seule, c’est indéniable. Elle rêve d’une vie meilleure, dans les bras d’un homme qui pourrait l’emmener loin de son quotidien déprimant. Pas un de ces loosers qui peuplent son voisinage, ouvriers ou chômeurs qui trompent l’ennui dans la bière et le foot, non. Plutôt un type plus jeune qu’elle, histoire de lui faire oublier qu’elle a la cinquantaine bien tassée, et issu d’une classe plus favorisée.
Un peu comme Joe, le fils aîné de ses amis Tom et Gerri, chez qui elle vient régulièrement squatter et glaner un peu de réconfort…
Tom et Gerri… Le couple a toujours fait l’objet de boutades sur leur homonymie avec les personnages des dessins animés créés par Hanna et Barbera. Pourtant, leur vie n’a rien de commun avec la frénésie qui règne dans ces vieux cartoons, et encore moins avec les relations houleuses, un brin sado-masochistes, du chat et de la souris.
Ils forment au contraire un couple solide, dont l’entente est absolument parfaite et qui coule des jours tranquilles dans une banlieue tranquille, dans leur beau pavillon ou le petit jardin qu’ils aiment à cultiver à deux. Ils sont posés, réfléchis, raffinés tout en restant naturels. Aucun nuage dans leur ciel conjugal, aucune ombre sur leur bonheur rayonnant, hormis un ou deux petits aléas de la vie…
Ils constituent un modèle, un idéal à atteindre pour tous ceux qui gravitent autour d’eux.
Ken, par exemple, l’ami d’enfance de Tom. Un rondouillard apathique et porté sur la boisson, incapable de prendre sa vie en main. Ou Ronnie, le frère de Tom, dont le récent veuvage a sérieusement altéré le comportement, le rendant irascible et asocial…
Mais, de tous les paumés que Tom et Gerri accueillent chaleureusement dans leur giron, c’est assurément Mary qui est la plus envahissante. Elle n’hésite pas à leur rendre visite, même quand elle n’est pas invitée, leur inflige ses sempiternelles complaintes, les soûle de ses babillages agaçants car profondément égocentriques, trouve même le moyen de jalouser leur bonheur… Quel culot !
Au début, on trouve Tom et Gerri bien courageux de supporter cette hystérique bavarde, de lui apporter écoute et affection malgré l’ingratitude dont elle semble faire preuve.
Puis, au gré des chapitres, au nombre de quatre, comme autant de saisons couvrant une année complète, notre approche des personnages évolue.
Mary s’avère attachante, malgré tous ses défauts. Elle au moins se débat, essaie de donner un sens à sa vie.
Elle laisse entrevoir des failles intéressantes derrière le côté “tête à claques” qu’elle semble cultiver. On découvre quelques éléments de son passé, des raisons qui l’ont poussé dans cette détresse affective. On devine aussi ses espoirs et ses rêves. Au fur et à mesure, elle gagne en complexité et en humanité. On se prend de sympathie pour elle.
Dans le même temps, on commence à trouver que le couple formé par Tom et Gerri, lui, reste désespérément statique, engoncé dans sa petite vie trop rangée, leur confort petit-bourgeois étriqué.
Ils entendent aider les autres, mais sont sans doute trop enfermés dans leur petit monde, délimité par la clôture de leur potager, pour réellement voir ce qu’il se passe autour d’eux, la difficultés des gens en situation précaire, la douleur des coeurs solitaires. Ils se rapprochent un peu, en cela, de l’horripilante Poppy, l’héroïne de Be Happy.
Et encore, Poppy avait pour elle une sorte de candeur, d’innocence face à la face sombre du monde. Son optimisme béat était sincère. On se demande à plusieurs reprises si la compassion de Tom et Gerri envers les paumés qui frappent à leur porte n’est pas feinte. Leurs sourires peuvent être perçus aussi bien comme des gestes de sympathie que des gestes de supériorité condescendante. Parfois, on sent même poindre chez eux un soupçon d’agacement.
Et surtout, ils affichent un peu trop ostensiblement leur bonheur à la face de tous ces écorchés vifs, ces cabossés de la vie, pour être honnêtes. Il est évident qu’à côté de tous ces gens malheureux, ils paraissent être le couple le plus heureux du monde. Tout est relatif… Du coup, on les admire, on sollicite leur aide, leur amitié, on vient volontiers leur rendre visite. En somme, on flatte leur ego et on les conforte dans leurs choix de vie.
Bien sûr, beaucoup se contenteraient volontiers de ce petit bonheur tranquille, cette vie paisible de retraités de la middle-class. Mais il faut remettre les choses dans le contexte de la génération décrite par le film. Les personnages ont ici tous entre cinquante et soixante ans. C’étaient eux qui, du haut de leurs 18 ans, à la fin des années 1960 et au début des années 1970, affichaient leurs utopies, leur conception d’une société plus moderne, plus audacieuse, plus libérée, battaient le pavé contre le conformisme petit-bourgeois de l’époque. En regard de ces aspirations, Tom et Gerri peuvent-ils vraiment affirmer qu’ils ont réussi leur vie? Ont-ils vraiment réalisé leurs rêves? Ils ne progressent plus, se complaisent dans leur petit confort. Finalement, Mary, malgré les coups reçus, les échecs, les déceptions, continue de vivre animée par la même flamme, la même foi en un avenir radieux. La fin du film ouvre pour elle un nouvel espoir, lui donne un nouvel objectif à atteindre. Elle est peut-être plus vivante qu’eux…
Toute la beauté du film de Mike Leigh est là, dans cette étude socio-psychologique plus complexe et bien moins manichéenne qu’il n’y paraît. Tous les personnages font des choix de vie. Personne n’a raison ou tort. Tous sont aussi agaçants qu’attachants. Personne n’est parfait, car l’humain est imparfait.
C’est le lot de tous les personnages de Mike Leigh, “héros” ordinaires d’un quotidien pas toujours rose…
Ces rôles-là sont une véritable offrande pour des comédiens. Ils leur donnent l’occasion de jouer des partitions subtiles, de jouer sur des petits détails, des silences, des non-dits, des regards équivoques, des mimiques ambivalentes…
En retour, les comédiens, pour la plupart des fidèles du cinéaste anglais (Jim Broadbent, Ruth Sheen, Oliver Maltman, Peter Wight, Imelda Staunton et bien sûr, l’excellente Lesley Manville) se donnent à fond, livrant de magnifiques performances.
En ressort une oeuvre très fine, à la fois drôle et grave, dans l’esprit des pièces d’Alan Ayckbourn.
Certains regretteront sûrement cet aspect très théâtral du film, renforcé par la quasi-unité de lieu et de temps de chaque partie. Mais la mise en scène de Mike Leigh, bien qu’un peu statique, configuration des lieux oblige, réussit le petit miracle de donner de l’ampleur à chaque séquence, en nous plongeant dans des ambiances très différentes, au gré des saisons, à l’aide d’un savant jeu sur les éclairages et les couleurs.
Grand oublié au palmarès du festival de Cannes cette année, Another year mérite bien de bénéficier d’une seconde chance. Sa sortie en salles, au crépuscule d’une année et à l’aube d’une suivante – une de plus ! – vous donne l’occasion de vérifier que le cinéma anglais tutoie toujours l’excellence, tant au niveau du jeu d’acteurs que de la mise en scène…
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Another year
Another year
Réalisateur : Mike Leigh
Avec : Lesley Manville, Jim Broadbent, Ruth Sheen, Oliver Maltman, Peter Wight, David Bradley, Imelda Staunton
Origine : Royaume-Uni
Genre : offrande aux acteurs
Durée : 2h09
Date de sortie France : 22/12/2010
Note pour ce film : ●●●●●○
contrepoint critique chez : Excessif
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