SinnersPour sûr, Ryan Coogler sait faire du cinéma. Sinners est truffé de scènes parfaitement cadrées et mises en lumière, de plans-séquences joliment composés et comporte quelques fulgurances visuelles. Mais, après avoir subi plus de deux heures de projection, on peut se demander à quoi sert cette virtuosité technique. Quelle histoire, quel propos supporte-t-elle ? Qu’a voulu faire le cinéaste ?

Pendant plus d’une heure, Sinners est une sorte de chronique située dans l’Amérique des années 1930, plus exactement dans une ville du Mississippi, Clarksdale, connue pour être le berceau de la musique blues. On suit le retour au bercail de deux frères jumeaux, Smoke et Stack (Michael B. Jordan, en béret ou en chapeau pour distinguer les deux personnages), qui, après avoir fait fortune à Chicago, cherchent justement à y installer un club de blues au coeur d’une ancienne scierie rachetée à un propriétaire Blanc. Ils essaient de mobiliser leurs vieilles connaissances pour organiser une fête d’ouverture mémorable. Déjà, ils passent prendre leur jeune cousin, Sammie (Miles Caton), fils du pasteur de la communauté, mais aussi petit prodige de la guitare à la voix aussi profonde qu’un canyon. Puis ils demandent de l’aide aux petits commerçants du quartier, Grace et Bow (Li Jun Li et Yao) pour fournir des vivres, s’occuper de l’intendance et de la déco. L’alcool, ils l’ont déjà. Du bourbon de contrebande et des bières tout droit venues d’Irlande. C’est ce qui convainc le vieux bluesman Delta Slim (Delroy Lindo) d’aller jouer du piano pour eux plutôt que dans le bar où il a ses habitudes. Ils engagent aussi un fermier costaud, Cornbread (Omar Benson Miller) pour servir de videur, et Annie (Wunmi Mosaku), l’ex-femme de Smoke, pour faire la popote. En chemin, ils rameutent quelques personnes prêtes à faire la fête, plus quelques belles, à commencer par Pearline (Jayme Lawson), qui ne laisse pas le jeune Sammie indifférent, et Mary (Hailee Steinfeld), une jeune femme blanche, ancienne maîtresse de Stack.

A partir de là, le scénario pourrait bifurquer vers plusieurs voies dramatiques. On pense déjà à celle du thriller. Puisque les deux jumeaux ont fait fortune de façon crapuleuse, probablement en arnaquant les caïds pour lesquels ils travaillaient, le récit pourrait tout à fait basculer dans le règlement de comptes entre gangsters. A moins que ce ne soit le Ku Klux Klan qui débarque pour gâcher la fête. Très fortement implanté dans les états du sud à cette époque, ce groupuscule raciste n’apprécie pas vraiment qu’un groupe de “nègres” ouvre un cloaque dans cette ancienne scierie. Mais on sait déjà, via une première scène horrifique, qu’une créature monstrueuse rôde dans les parages, sous l’apparence d’un irlandais prénommé Remmick (Jack O’Connell), en quête de sang frais pour venir étoffer son propre clan. On se dit donc, fort logiquement, que le récit devrait bien vite bifurquer vers l’épouvante et le surnaturel.

Cela va être le cas, bien sûr, mais Ryan Coogler entend bien prendre son temps et surprendre le spectateur. Avant cela, le surnaturel s’invite une première fois, au moment où Sammie commence à jouer du blues. Une voix-off vient nous expliquer que certains musiciens ont le “don de jouer une musique si vraie qu’elle permet de conjurer les esprits du passé et du futur”. Cela se vérifie puisque la pièce, outre les invités de la fête, se met brusquement à abriter des danseurs du passé – des africains en tenue tribale – et du futur – des rappeurs, que le cinéaste doit considérer comme les héritiers de bluesmen. Une idée audacieuse, mais pas sans intérêt. Elle permet au cinéaste de s’essayer au film musical et laisse entrevoir un récit autour des origines du blues, parfois considéré comme “la musique du Diable” (1). La même voix-off va aussi sur ce terrain-là. Elle enchaîne :  cette musique “qui vient des tripes” serait aussi capable de “déchirer le voile séparant les morts des vivants”. Là encore, ça se vérifie : après près d’1h30 de film (une mise en place conséquente…), le vil Remmick, un vampire ancien bien décidé à boire un coup lui aussi, réapparaît à l’entrée de l’établissement…

Enfin, “vil”, c’est une façon de parler, car ici, les vampires sont polis. Ils demandent l’autorisation d’entrer avant de frapper, figurez-vous… Il est vrai que c’est une croyance populaire ancienne, déjà exploitée dans certaines oeuvres, comme le “Dracula” de Bram Stoker, mais plus vraiment dans les oeuvres récentes sur le thème du vampirisme. Il faut dire que c’est une caractéristique assez ennuyeuse, puisqu’il suffit, pour leur survivre, de rester sagement à l’intérieur en attendant l’aube. Rassurez-vous, il va bien se trouver un personnage suffisamment neuneu pour ne pas avoir compris cela et la confrontation aura bien lieu puisque le film, à ce moment-là, bascule totalement dans l’horreur. Mais évidemment, le cinéaste n’entend pas en rester là. Il n’a pas l’intention de signer un banal film d’horreur. Non, il veut porter un message politique sur la condition des Afro-américains. Pourquoi pas… Après tout, le cinéma d’épouvante est souvent un bon moyen d’adresser des thématiques politiques et sociales. Le problème, c’est qu’on ne voit pas trop où Coogler veut en venir. Souhaite-t-il montrer que ses semblables sont trop souvent la proie de Blancs dangereux ? Mais ici, même si le vampire en chef est un “Mister Charlie” (2), les vampires convertis sont presque tous des Noirs… On a même l’impression que dans cette communauté de démons, les inégalités raciales n’existent plus, les inégalités entre les sexes non plus, et qu’une certaine harmonie règne entre ces “frères et soeurs de sang”. Pour un peu, on aurait envie de se faire mordre…
Coogler souhaite-t-il plutôt établir un parallèle entre les vampires et les Afro-américains, deux groupes ostracisés et victimes d’une forme de “malédiction”? Hum, la thèse est audacieuse. Et en ce cas, pourquoi s’affrontent-ils ?
D’aucuns privilégient plutôt la piste d’un propos très personnel de la part du cinéaste, y voyant une métaphore de l’artiste tellement surdoué (Sammie dans le film, Coogler dans la vie) qu’il attire l’attention de vampires prêts à lui faire perdre son âme (les vampires de Remmick d’un côté, les producteurs hollywoodiens de l’autre). Ca se tient, mais cela nécessitait-il vraiment plus de deux heures de film ?

Pardon pour ses fans, mais Ryan Coogler, à force de vouloir épater la galerie en essayant de croiser cinq films en un, finit par s’emmêler dans les perfusions. Aucune des idées amorcées n’est parfaitement exploitée et même la partie principale, celle autour du vampirisme, est bâclée à force de postulats idiots et d’incohérences manifestes. Un exemple? Quand on signe un film fantastique, on peut évidemment s’autoriser quelques libertés avec le réel. On peut aussi fixer ses propres règles, même quand on traite de créatures de légende. On peut par exemple décider que dans son scénario, les vampires aiment se baigner dans l’eau bénite et sont insensibles à la lumière du jour. Mais dans ce cas, on s’assure de respecter ces règles !!! Ici, les créatures sont bien allergiques aux UV. Sauf que la première apparition de Remmick se fait… en plein jour. Il a utilisé une crème SPF 70+ UVA+++ ? (3) N’importe quoi…
De la même façon, alors qu’on nous explique que les vampires sont des créatures sans âme, qui n’ont plus rien d’humain, comment expliquer que certains puissent avoir, par moments, une conscience, ou soient capables de canaliser leur soif de sang ? On revient à l’idée que le vampirisme, finalement, c’est assez cool. Autant s’y abandonner… Vous devenez immortel, éternellement jeune et membre d’une grande famille. Et si un abruti de raciste agité de la gâchette vous troue la peau sur un coup de sang, vous ne sentirez rien et pourrez le calmer à coups de canine sur la jugulaire…
Autre incohérence : la bataille finale, qui devrait être réglée en deux secondes au vu des forces en présence. Ben non, on a des vampires qui sautent partout, à l’aveugle, sans se poser de questions, ce qui laisse des temps de pause aux protagonistes principaux. On veut bien que l’ail mariné soit efficace, mais là, aïe, aïe, aïe, c’est absolument grotesque.

Le seul avantage du film, c’est qu’on a à peine le temps de noter les incohérences que déjà, Ryan Coogler fait à nouveau bifurquer le récit, s’autorisant un nouveau plaisir coupable. Le véritable affrontement final n’est pas avec les vampires, mais d’autres parasites tout aussi nuisibles et cela va se régler, in fine, dans un bain de sang. Seigneur Rhésus, pliez pour nous pauvres pécheurs ! Faites que notre supplice s’arrête! Ouf! Terminé! Comment ça, non? Sérieusement ?
Eh non ! Quand il n’y en a plus, il y en a encore… Ne partez pas aux premiers instants du générique puisqu’il y a encore une longue séquence durant le générique, où le cinéaste tente de recoller les morceaux – le blues, les vampires, la difficile condition des Afro-américains… Aaaaaahhhhh!

Vous l’aurez compris, Sinners est un film assez interminable, aussi long que boursouflé, victime de son trop plein thématique et narratif, de ses incohérences et ses postulats idiots, de  la prétention de son auteur. Coogler enfonce des portes ouvertes, appuie lourdement chaque symbole, chaque message et n’exploite finalement pas si bien ses acteurs. En clair, ce nouveau long-métrage est une profonde déception. On attendait mieux de la part du cinéaste de Creed, Black Panther et Fruitvale station qui, sans être des grands films – de notre point de vue – étaient néanmoins des oeuvres robustes et cohérentes. Sans doute le cinéaste a-t-il souhaité s’inspirer des films fantastiques engagés de Jordan Peele, mais la comparaison n’est hélas pas en sa faveur. On lui conseille de se focaliser sur un seul arc narratif et de mettre sa mise en scène, assurément solide, au service d’un propos mieux défini et plus subtil. Cela lui permettrait plus facilement de gagner la reconnaissance critique et artistique à laquelle il aspire.

(1) : La légende veut qu’un chanteur de blues, Robert Johnson, a rencontré le Diable à un croisement, près d’une plantation du Mississippi, et lui a vendu son âme en échange de son exceptionnel talent de guitariste. Le fait qu’il ait connu un succès fulgurant et soit mort jeune, à l’âge de 27 ans, a donné du poids à cette fable.
(2) : Terme péjoratif utilisé par les Afro-américains pour désigner un homme Blanc autoritaire dans l’Amérique de la fin du XIXème siècle, début du XXème siècle

(3) : Sûrement la jurisprudence des Dents de la nuit de Stephen Cafiero et Vincent Lobelle, où le concept a été utilisé (hélas…)


Sinners
Sinners

Réalisateur : Ryan Coogler
Avec : Michael B. Jordan, Miles Caton, Hailee Steinfeld, Wunmi Mosaku, Li Jun Li, Yao, Delroy Lindo, Omar Benson Miller, Jayme Lawson
Genre : chronique historique + film de gangsters + film de vampires + comédie musicale + pamphlet + drame intimiste + art et essai +… Ahhh! N’en jetez plus !
Origine : Etats-Unis
Durée : 2h17 (ressenti 6h)
Date de sortie France : 16/04/2025

Contrepoints critiques :

”Devant ce tissu artistique d’orfèvre, un seul constat : Sinners s’impose comme une forme de blockbuster d’auteur qui pourrait bien sauver Hollywood de lui-même.”
(Emmanuelle Spadacenta – Cinemateaser)

”Sinners est un petit chef d’oeuvre, un film qui nous prend aux tripes et nous marque, pas pour les raisons évidentes qu’il semble vouloir défendre mais pour toute sa nature, plus complexe et plus riche.”
(Alix Dulac – Journal du Geek)

”Ryan Coogler revient avec une comédie musicale historique de vampires sur fond d’apartheid (gloups) à 90 millions. Disons le sans détour : c’est à peu près irregardable.”
(Théo Ribeton – Les Inrockuptibles)

Crédits photos : Copyright Warner Bros

REVIEW OVERVIEW
Note :
SHARE
Previous article“Harvest” d’Athina Rachel Tsangari
Next article[Cannes 2025] Une Chabadabadaffiche – et même deux – pour le 78ème Festival de Cannes
Rédacteur en chef de Angle[s] de vue, Boustoune est un cinéphile passionné qui fréquente assidument les salles obscures et les festivals depuis plus de vingt ans (rhôô, le vieux...) Il aime tous les genres cinématographiques, mais il a un faible pour le cinéma alternatif, riche et complexe. Autant dire que les oeuvres de David Lynch ou de Peter Greenaway le mettent littéralement en transe, ce qui le fait passer pour un doux dingue vaguement masochiste auprès des gens dit « normaux »… Ah, et il possède aussi un humour assez particulier, ironique et porté sur, aux choix, le calembour foireux ou le bon mot de génie…

LEAVE A REPLY