– Buñuel dans le labyrinthe des tortues, de Fermin Solis –

Discussion autour de la bédé « Buñuel dans le labyrinthe des tortues », entre un cinéphile n’ayant pas lu l’album en question et un bédéphile n’ayant vu aucun film de Buñuel :

«- Ah, Boustoune, tu tombes bien !
– Pourquoi, t’as ouvert une bonne bouteille ?
– Oui, aussi, mais tout en la dégustant, j’aimerais discuter un peu de Buñuel avec toi.
– Tu as abandonné tes p’tits mickeys et tes super-héros en collants pour te consacrer enfin aux monuments du septième art ?
– Heu… bah pas vraiment, en fait : le truc, c’est que je viens de lire une bédé sur Buñuel, et que je voudrais savoir si j’ai bien cerné le perso’, savoir ce qui est avéré ou ce qui est de la pure fiction, à quel point l’auteur a été fidèle ou a romancé la vie du réalisateur… tout ça, quoi ?!
– Bon, même si tu ne te mets pas encore aux grands films, c’est déjà un bon début… et elle parle de quoi, donc, ta bédé ? Buñuel : sa vie, son œuvre ?
– Non, pas « sa vie, son œuvre », mais plutôt d’une de ses œuvres en particulier : le documentaire Terre sans pain.
– Ah, grand documentaire. Une œuvre charnière de sa carrière, qui plus est !
– Ah oui ?
– Oui, en fait Buñuel, même s’il venait lui-même d’un milieu assez aisé, avait horreur des petits bourgeois, supérieurs et élitistes. Du coup, en devenant l’un des grands représentants du surréalisme, ce qu’il voulait, c’était choquer, frapper un grand coup et déranger ces fameux petits bourgeois.
– Le surréalisme, c’est choquant ?
– Oui, il n’avait pas peur d’aller très loin dans sa façon de filmer : de la mise en scène au montage, il n’hésitait pas à se servir de son savoir-faire pour illustrer de façon très esthétique et imagée des sujets très durs, d’actualité et parfois tabous, et en profitait pour assener des attaques moyennement déguisées au gouvernement, à l’Eglise, et à la bourgeoisie elle-même… et parfois même avec une violence très extrême.
– Mais s’il était un esthète et s’en servait pour passer des messages, pourquoi en venir au documentaire ?
– Justement, l’aristocratie intello – bobo ne captait rien à ses messages : ils adoraient ses films parce qu’ils étaient beaux et audacieux visuellement, mais ne cherchaient même pas à comprendre quel fond se cachait derrière une forme si léchée ! Et à l’inverse, ceux qui ne s’intéressaient pas à ses qualités de réalisateur hors-normes restaient hermétiques à son œuvre et le classaient automatiquement parmi ces mêmes intello – bobos qu’il détestait.
– D’accord, je comprends mieux, alors, pourquoi par deux fois dans le bouquin il hurle haut et fort qu’il chie sur les surréalistes.
– Voilà, du coup, il se dit que si il veut se détacher de cette aristocratie artistique et réussir à passer ses messages, le plus simple c’est de partir sur un documentaire.
– Donc, là, quand il part à Las Hurdes filmer ces laissés-pour-compte, abandonnés dans un coin d’Espagne où la terre est si aride et si peu fertile que rien n’y pousse, il s’attaque au gouvernement qui a envoyé ces miséreux crever entre eux dans ce coin d’enfer sur Terre…
– Oui, exactement : ce documentaire a été réalisé sous Franco, et ce que cherchait Buñuel, c’était montrer à tous que malgré les belles valeurs qu’il prônait – famille, morale, patrie – Franco n’hésitait pas à exiler des être humains dans un trou perdu et les condamner à y vivre comme des animaux.
– Et quand il s’exaspère sur le fait que les mendiants récoltant plus que les autres en viennent à prêter à usure à leurs voisins, c’est une charge contre qui ?
– Contre la bourgeoisie, contre le pouvoir de l’argent : il montre que même parmi les plus miséreux, un système de classes et de domination par les plus fortunés finira forcément par se mettre en place. Et je suis sûr que si tu cherches bien, quelque part, il doit aussi mettre un taquet à l’Eglise.
– Yep ! Il insiste bien sur le fait que tous ces gens vivent dans des taudis, sans confort ni aucune hygiène, mais que, par contre, le seul lieu convenable, propre, et dans lequel le gouvernement a bien voulu mettre un peu d’argent, bein, c’est l’église !
– Et voilà, forcément ! Et c’est en ça que le lascar n’a pas totalement réussi à se détacher du surréalisme : même s’il fait un documentaire, à la manière d’un Michael Moore, il choisira précisément ce qu’il veut filmer et quelle tournure il donnera à son montage final pour lui faire dire exactement ce que, lui, il voulait démontrer dès le départ.
– Héhé, dans le bouquin, on le voit même truquer des scènes pour illustrer ses propos !
– Et voilà : une réalité orientée et détournée, pour choquer, provoquer, dénoncer, secouer les petits bourgeois… on retombe en plein dans sa définition du surréalisme !
– Et qui justifie sa phrase comme quoi la réalité peut être aussi surréaliste que l’imagination la plus débridée !
– Après, moi, je l’ai pas lu, ta bédé, j’te dis ça comme je le ressens à travers sa filmographie.
– Mais justement, plus j’en parle avec toi, et plus je me dis que cet espèce de faux carnet de tournage n’est qu’un prétexte pour parler non pas du documentaire en question, mais bien de son réalisateur ! A la rigueur, on se fout de savoir ce qui est vrai ou romancé dans ces pages, le but, c’est de parler de Buñuel, de ses obsessions, de ses valeurs, de ses contradictions, de sa folie, de son utopie, de ses outrances artistiques, de sa volonté de faire la révolution avec les armes du scandale, de son côté incompris… pour au final, en faire un réel personnage de fiction, un héros de bédé, extravagant et fantasque, un fier Andalou au costume rayé et au torse bombé dans son p’tit costume rayé, une sorte de Gomez Addams qui se serait mis au cinéma !
– Ah, ouais, tout ça ?! Bein, tu t’es peut-être pas mis au grand cinéma, mais moi je me mettrai bien à la grande bédé… tu m’la prêtes ? »

Buñuel dans le labyrinthe des tortues, de Fermin Solis (ed. Rackham)

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