Réalisateur éclectique se plaisant, comme Stanley Kubrick en son temps, à exceller dans tous les genres cinématographiques, Alejandro Amenabar s’essaie au péplum avec son nouveau long-métrage, Agora.

Qui dit péplum dit décors grandiloquents, toges et sandales, complots politiques et glaives vengeurs et le film inclut évidemment tous ces éléments, mais Amenabar sait aussi s’éloigner des codes du genre pour réaliser une œuvre très personnelle et y greffer ses propres obsessions sur la condition humaine, le déclin de la civilisation et l’imbécile dictat de la pensée unique et des dogmes absurdes, à l’origine de bien des souffrances…

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Il centre le récit non pas sur un guerrier tout en muscles, mais sur un personnage féminin fort, totalement en dehors du gouvernement ou des affaires guerrières : Hypathie, une philosophe, enseignante, mathématicienne et chercheuse en astronomie. Son but est, d’une part, d’apprendre à ses élèves à réfléchir, à analyser les choses, les relativiser, les remettre en cause, et d’autre part, de comprendre la place de la Terre dans l’univers, un sujet qui la fascine. Elle tente donc de vérifier ou d’infirmer les thèses ptoléméennes – alors la référence en matière d’astronomie – qui mettent notre planète au centre de la galaxie et repose sur des trajectoires de planètes et d’astres décrivant un mouvement circulaire.
Et pendant qu’elle réfléchit à propos du cercle, la figure géométrique parfaite, les hommes, eux, ne tournent pas rond, s’affrontant pour d’absurdes querelles religieuses.

Nous sommes à Alexandrie, à la fin du quatrième siècle après Jésus-Christ. La ville est au confluent des civilisations et des religions : fondée en Egypte par Alexandre le Grand, alors que le pays était sous domination grecque, elle a ensuite été colonisée par les romains. On y trouve des adeptes des antiques religions polythéistes – Grecque, Egyptienne, Romaine – ainsi que des Juifs et des Chrétiens. Ces derniers, après des siècles de persécutions de la part des romains, sont désormais autorisés à pratiquer leur culte, et attirent de plus en plus de fidèles, au point d’être désormais la religion majoritairement pratiquée dans la ville.
Des tensions se font jour entre les différents groupes religieux et fatalement, la violence finit par éclater. Les Chrétiens, emmenés par un leader charismatique et virulent, Cyrille, assiègent la grande bibliothèque d’Alexandrie, où sont réfugiés certains notables encore fidèle au paganisme. Plus nombreux, mieux organisés, ils réussissent à faire plier le pouvoir romain et à obtenir un édit interdisant la pratique du paganisme et ordonnant la destruction des temples antiques.
L’ordre revient, mais pour quelques années seulement. Cyrille, désormais très influent, entend encore étendre son pouvoir et imposer le christianisme comme seule religion la ville. Il entre en conflit avec les Juifs d’Alexandrie, puis avec le Préfet Oreste, chrétien comme lui, mais plus modéré, et surtout proche d’Hypathie, dont l’influence philosophique est gênante…

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Agora, c’est l’histoire de cette période d’affrontements, de bouleversements politiques et religieux, racontée de manière romanesque, autour de trois personnages-clés : Hypathie, bien sûr, figure centrale du récit, tempérée et éclairée, et deux hommes amoureux d’elle, deux anciens élèves, le préfet Oreste et Davus, ancien esclave devenu l’un des soldats de Cyrille.
Mais le film est avant tout une passionnante réflexion sur la notion de point de vue, et la relativité de ce point de vue. Chacun des personnages est persuadé de détenir la vérité absolue, apportée par leur foi, les écrits saints et les dogmes qu’ils véhiculent, ou du moins l’interprétation souvent hasardeuse qu’en font les hauts dignitaires religieux. Personne ne songerait un instant à remettre en question les paroles de leur leader et guide spirituel, et encore moins contester les paroles divines.
Hypathie, elle, est une scientifique. Son rôle est de se poser des questions, de trouver des solutions rationnelles, pas de s’abandonner à des croyances ou des concepts invérifiés. Elle résume la situation lors d’une discussion avec l’un de ses anciens disciples devenu évêque, qui l’enjoint de se faire baptiser : « Synesius, tu ne mets pas en question ce que tu crois. Tu ne le peux pas. Moi, je le dois… ».
Il est de fait que la science, sans être capable de tout expliquer, a énormément progressé et a permis de démythifier certaines croyances, d’expliquer certains phénomènes extraordinaires que des crédules prenaient pour des manifestations divines.

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Cette femme était aussi philosophe, formée aux enseignements de Platon, ce qui l’amenait également à véhiculer des idéaux de fraternité et d’égalité entre les êtres, mais aussi à relativiser la place de l’homme dans l’univers. Le cinéaste joue sur ces changements de perspective, adoptant parfois un angle de vue aérien pour bien montrer le caractère dérisoire des hommes, guère plus que de minuscules insectes vus d’en haut, ignorants de l’immensité de l’univers et centré sur leurs absurdes conflits d’intérêt… L’une des plus belles séquences du film est d’ailleurs celle de l’attaque de la Grande Bibliothèque, filmée d’en haut, montrant de minuscules créatures semer le chaos et la destruction, fanatiques incapables de comprendre que leurs actes barbares sont en train de faire perdre à l’humanité une immense somme de connaissances… Tout cela au nom d’un Dieu qui est censé n’être qu’amour et tolérance…

Si Hypathie était une mathématicienne brillante, pour qui le cercle et l’ellipse n’avaient pas de secrets, Alejandro Amenabar, lui, maîtrise l’art de la parabole. Cette société en déliquescence qu’il dépeint dans son film, c’est la nôtre, aujourd’hui. Le conflit n’est plus vraiment entre Chrétiens et Païens, ou entre Chrétiens et Juifs. Mais d’autres religions sont en conflit, un peu partout sur la planète. L’intégrisme et l’obscurantisme ont effectué un retour en force ces dernières années, et menacent de plonger une fois encore la planète dans le chaos.
Toujours la même intolérance, fondée sur des dogmes absurdes, libres interprétations des textes sacrés par des tyrans avides de pouvoir. Toujours les mêmes scènes ignobles de lapidation. Toujours la même violence aveugle…
L’histoire se répète encore et encore, depuis des siècles, en un cycle sans fin. Une boucle illustrée par les plans du début et de fin du film, similaires, la construction du film en miroir, relatant des faits identiques, et la forme omniprésente du cercle, déclinée dans de nombreux plans, décors et accessoires. 

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Inspiré, riche, profond, parfaitement exécuté, Agora n’a donc rien du blockbuster sans âme fustigé par certains critiques. La seule chose que l’on peut éventuellement lui reprocher est un léger problème de rythme narratif. Un problème qu’avaient déjà déploré les premiers spectateurs de l’œuvre, lors du dernier festival de Cannes. Depuis, le cinéaste a tenté de rectifier le tir en coupant près de quinze minutes de l’œuvre originale. Difficile de savoir si l’œuvre est mieux équilibrée ainsi, mais malheureusement, les effets de ce remontage se voient lors de coupes de montage un peu trop franches. Dommage…

Mais ces petits défauts s’effacent devant l’intelligence du propos et la force d’interprétation des comédiens – Rachel Weisz est sublime, intense et émouvante, et ses partenaires masculins ne sont pas mal non plus, de Max Minghella à Oscar Isaac, en passant par Ashraf Barhom, parfait en fanatique illuminé. Agora est assurément un bon film et ne dépare certainement pas dans le reste de la filmographie d’Alejandro Amenabar, qui confirme d’œuvre en œuvre son immense talent.

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Agora

Réalisateur : Alejandro Amenabar
Avec : Rachel Weisz, Michael Lonsdale, Max Minghella, Oscar Isaac, Ashraf Barhom, Rupert Evans
Origine : Espagne
Genre : péplum philosophique
Durée : 2h06
Date de sortie France : 06/01/2010

Note pour ce film : ˜˜˜˜˜

contrepoint critique chez : Fausses valeurs 

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