Le melange des genresTout commence par une grande bagarre, la confrontation entre deux groupes de manifestants manifestement pas sur la même longueur d’onde. D’un côté, “Sauvons les papas”, un groupe d’hommes anti-woke, nostalgiques du temps béni du patriarcat dominant et proche des idées d’extrême-droite. De l’autre, “Les Hardies”, un collectif féministe s’opposant au machisme et aux inégalités. Les deux clans n’ont évidemment pas du tout la même vision de la société. Entre eux, le dialogue est impossible et forcément, dans une société de plus en plus violente et radicale, la rencontre tourne au pugilat avant que la police n’intervienne pour disperser ce petit monde.
Le groupe féministe, dirigé par Marianne (Judith Chemla), est composé d’une dizaine de militantes décidées à mener des actions “coup-de-poing” (et parfois saugrenues) pour dénoncer les inégalités hommes/femmes, le laxisme de la police et de la justice vis-à-vis des violences faites aux femmes, la domination des mâles alpha.

Parmi elles, on trouve Simone (Léa Drucker), l’une des nouvelles recrues. Soi-disant, une professeure de musique engagée pour la cause des femmes, mais en réalité une policière assez hermétique aux idées féministes. Elle s’est infiltrée dans le collectif uniquement pour chercher une preuve de l’implication des Hardies dans une affaire d’homicide. Simone les soupçonne en effet d’avoir aidé une femme à tuer son mari, et le fait que le type était un salaud qui violait et maltraitait l’accusée ne constitue pas du tout une circonstance atténuante. Elle n’est pas vraiment compatissante envers la meurtrière, pas plus qu’elle n’est ouverte aux revendications de ses “soeurs”. Sans doute l’ambiance du commissariat, clairement machiste (à l’exception du “quota de flics de gauche”), a-t-elle fini par déteindre sur elle. Ou peut-être est-elle mariée depuis trop longtemps à Jean-Jacques (Vincent Elbaz), son supérieur hiérarchique…
Elle réussit toutefois à se fondre sans trop de problème dans le groupe de femmes, faisant illusion et devenant même un véritable modèle pour Sofia (Melha Bedia), une autre nouvelle recrue.
Mais après une action qui a tourné au fiasco, les Hardies se mettent à soupçonner la présence d’une “taupe” parmi elles, qui renseignerait la police sur les plans de l’association. Et comme Simone a été aperçue sortant du commissariat, elle est évidemment la première suspecte. Pour se tirer de ce mauvais pas, elle affirme être allée voir la police pour porter plainte contre son violeur, et désigne le premier venu comme étant son agresseur.

L’infortuné s’appelle Paul (Benjamin Lavernhe) et il est tout le contraire d’un type violent et misogyne. Marié à Charlotte (Julia Piaton), une actrice connue, il a choisi de mettre sa propre carrière d’acteur entre parenthèses pour s’occuper de leurs deux enfants, garder le foyer propre et ordonné et assurer l’intendance du logis pendant que Madame enchaîne pièces et tournages. Il fait les courses, cuisine, lave et repasse, va chercher les enfants à l’école, aide à faire les devoirs. Et quand il a un peu de temps, il essaie de relancer sa carrière, entre campagnes publicitaires un peu trop récurrentes (il est la “victime officielle” des paquets de cigarette, sur les photos montrant les ravages du tabagisme) et castings pour des rôles de seconde zone. Il fait même une apparition sur la scène où joue son épouse,  chaque soir, dans un rôle très très secondaire, n’ayant que deux répliques à dire. Au moins, il est sur scène avec Charlotte un bref moment et cela suffit à son bonheur.
Paul ne semble jamais souffrir de vivre dans l’ombre de sa compagne. Il assume totalement sa place, trouvant normal qu’à notre époque, les hommes assument leur part dans la vie du ménage et l’éducation des enfants. Il est toujours d’humeur égale, gentil, serviable, et ne répond jamais aux ricanements des machos qui le trouvent dévirilisé, soumis à sa femme. Bref, c’est un oiseau rare, une perle. Aussi, quand il est accusé publiquement de viol, il se retrouve complètement décontenancé. D’autant que la situation n’est pas sans conséquences sur ses activités et son rapport aux autres.

Cette mésaventure fait évoluer aussi bien Simone que Paul. Elle les pousse à remettre en question leurs certitudes sur les rapports hommes-femmes, leur place au sein de leur couple, leur vision des choses en général.
La première réalise qu’elle n’est pas aussi insensible que cela aux revendications des Hardies. Elle se met à appréhender autrement l’affaire d’homicide dont elle s’occupe, comprenant que l’accusée avait essayé plusieurs fois de porter plainte contre son conjoint, mais n’avait jamais été prise au sérieux. Elle qui supportait sans problème les blagues phallocrates de ses collègues, et a fortiori l’ambiance beauf rétrograde, commence subitement à y devenir allergique. Et elle commence même à se demander si Jean-Jacques, son conjoint, est réellement l’homme avec qui elle a envie de finir ses jours.
Paul, de son côté, exprime pour la première fois un certain malaise par rapport à sa position au sein de son couple, un mal-être qui couvait déjà avant qu’il soit accusé de viol. Bien qu’essayant toujours de faire les choses bien, d’être un époux-modèle et un père dévoué, Paul a l’impression de ne pas être considéré à sa juste valeur, de n’avoir plus aucune autorité, plus aucun potentiel de séduction. Et il a beau dire qu’il soutient totalement la cause des femmes, et qu’il ne voit aucun problème à être un “homme au foyer”, ses lapsus le trahissent. Par exemple, quand il affirme : “Je suis un homme démoli…” au lieu de “déconstruit”, cela signifie qu’il a bien la désagréable sensation d’avoir perdu toute virilité, de ne plus être considéré comme un homme.
Il en vient à se demander si sa compagne l’aime toujours, si elle éprouve encore du désir pour lui, alors qu’elle embrasse chaque soir son partenaire (Félix Moati), acteur mâle bien alpha, tout le contraire de Paul. Il nourrit l’impression d’être devenu le figurant de sa propre vie, suite logique de la dégringolade de sa carrière de comédien.
Aussi, quand il se trouve accusé de viol, il se sent de nouveau sexué. Il retrouve sa place d’homme, même si cela implique d’être un homme comme les autres, biberonné à l’idée d’un patriarcat dominant, et se comportant donc comme un primate. Il se met à oser des gestes insensés, comme voler un baiser, juste pour avoir la sensation d’exister. Cette situation imprévue lui fait du bien. Il se libère ainsi d’un poids trop lourd pour lui, l’idée de devoir expier les fautes de millénaires de domination masculine sans jamais se plaindre. Mais Paul est aussi un peu déstabilisé. Il se demande qui peut bien l’accuser de viol, lui qui est toujours resté fidèle à Charlotte. Un ancien flirt ? Une ancienne copine de lycée? Simone, sans lui dire qu’elle est la source de ce fâcheux quiproquo, essaie de lui faire comprendre que son accusatrice a peut-être menti, mais l’indécrottable gentleman se refuse à cette éventualité, soutenant l’énoncé assertif inconditionnel des féministes : “Je te crois”. Comme si, en tant qu’homme, il se devait d’expier les fautes de ses semblables, et ses propres fautes, puisque faisant lui-même partie de la meute…

L’idée du film est venu du malaise éprouvé par le cinéaste Michel Leclerc au moment du mouvement #MeToo. Lui qui a toujours défendu l’égalité des sexes et la nécessité de faire évoluer la société pour tendre vers cela, qui a soutenu l’idée de libérer la parole des femmes, s’est pourtant senti du mauvais côté de la barrière. Comme si le fait d’être un homme blanc hétéro de plus de cinquante ans le classait d’office parmi cette caste dominante vilipendée par les femmes durant cette campagne. Evidemment, pour ce cinéaste qui a toujours combattu l’idée d’être défini par des stéréotypes – la question était au coeur du très personnel Le Nom des Gens – c’est quelque chose qui l’a heurté. Mais il est difficile de se plaindre quand, en face de soi, on trouve des femmes refusant toute les jérémiades masculines, jugées dérisoires par rapport à ce qu’elles ont vécu. Sans doute Michel Leclerc, comme bien d’autres hommes (1), a-t-il aussi ressenti un malaise en se demandant ce qu’il se passerait si une femme venait à l’accuser injustement de faits graves. A une époque où les tribunaux médiatiques et les réseaux sociaux ont tôt fait de vous condamner au moindre soupçon, comment se défendre face à ce type d’accusation?
Tout ceci lui a donné envie d’aborder le sujet dans Le Mélange des genres, sous la forme d’une comédie brocardant à la fois les mâles dominants aigris et les féministes radicales, et abordant plusieurs facettes des relations hommes-femmes, en jouant sur les clichés pour révéler in fine des enjeux plus profonds. Comme toujours, il a fait appel à sa compagne et partenaire d’écriture Baya Kasmi pour écrire un scénario à quatre mains reflétant leurs discussions, leurs disputes sur le sujet, et réussissant à aborder dans le même mouvement des thématiques graves de façon légère. Car si le film joue la carte de la fantaisie, il traite néanmoins de violences faites aux femmes, du refus de prendre en compte la plupart des plaintes, du faible nombre de plaintes pour viol aboutissant à un procès, des rares cas de dénonciation calomnieuse, mais aux conséquences souvent terribles pour ceux qui sont accusés à tort, de l’emprise conjugale, du machisme rance qui pollue trop souvent les atmosphères de travail… Il dépeint également un monde où les avis sont de plus en plus radicaux et tranchés, ce qui conduit à des affrontements de plus en plus violents, où le politiquement correct fricote avec le trash (les images sur les paquets de cigarette en sont le meilleur exemple). Le résultat est une oeuvre assez subtile, qui incite à la réflexion et à la prise en compte des arguments contraires (ce qui nous plaît évidemment beaucoup à Angle[s] de vue).

Certains seront sans doute un peu dérouté par le mélange des genres opéré par Le Mélange des genres, qui associe film policier, comédie, drame et surtout par les quelques embardées quasi-oniriques qu’il s’autorise, à l’instar d’une des scènes finale, où les protagonistes principaux se retrouvent dans un utérus géant. Mais cette scène est tout sauf incongrue. Elle fonctionne comme une allégorie philosophique, une sorte de “Mythe de la Caverne”, cher à Platon, mais détournée (2).
Dans la caverne de Platon, les hommes sont enchaînés et enfermés, tournent le dos à la lumière, et ne voient que des ombres — des illusions. Sortir de la caverne, c’est aller vers la vérité, la connaissance, la lumière.
Ici, les personnages ne sont pas enfermés dans la caverne. Ils évoluent à l’extérieur, dans le chaos ambiant. Mais ils sont quand même prisonniers d’un monde où les relations hommes-femmes ont été définies par des siècles de patriarcat, de formatage de pensée, de stéréotypes idiots. Pour évoluer, se libérer, ils doivent non pas sortir de la caverne mais y entrer, quitter un monde où les traditions et les positions idéologiques sont des carcans pour entrer dans une intériorité, un espace matriciel où ils trouvent leur vérité intime, leurs propres désirs désencombrés des discours extérieurs. L’utérus devient la matrice d’un nouveau monde, d’une renaissance symbolique, permettant de refonder un rapport hommes-femmes apaisé, affranchi du poids du passé – le patriarcat, la masculinité toxique – et de la culpabilité – celle que tous les hommes sont contraints de porter au nom des exactions de quelques-uns -, du désir de vengeance et de castration que prônent certaines féministes radicales, des conventions et des préjugés.
Lorsque le dialogue sera renoué, sans violence ni haine, lorsque les hommes accepteront d’endosser une masculinité différente, débarrassée des oripeaux de bête du Cro-Magnon alpha, plus fragile et plus douce, comme la revendique le chanteur incarné par Vincent Delerm, lui aussi présent dans la caverne (3), lorsque les femmes, elles aussi conditionnées depuis des lustres à obéir aux hommes dominants, accepteront d’aimer ces hommes doux et attentionnés, alors une relation apaisée sera possible et le monde changera. Cela nécessitera sûrement un peu de temps et encore bien des drames. Mais pour Simone et Paul, au moins, cet apaisement est acquis. Et ils portent l’espoir d’un avenir plus radieux.

(1) : Dont votre serviteur, j’avoue…
(2) : Un juste retour de bâton, car les philosophes grecs étaient presque exclusivement des hommes et on peut raisonnablement présumer qu’ils étaient peu enclins à accepter des femmes dans leurs cercles de penseurs…
(3) : Il a composé la musique du film et apparaît plusieurs fois dans le récit, notamment pour interpréter la chanson “Doux” de Jean-Jacques Goldman.


Le Mélange des genres
Le Mélange des genres

Réalisateur : Michel Leclerc
Avec : Léa Drucker, Benjamin Lavernhe, Melha Bedia, Judith Chemla, Julia Piaton, Vincent Elbaz, Félix Moati, Philippe Uchan
Genre : Mélange de genre – comédie, polar, social, drame, fantaisie
Origine : France
Durée : 1h43
Date de sortie France : 16/04/2025

Contrepoints critiques :

”Cette comédie sur la domination patriarcale était prometteuse. Mais malgré l’alchimie du duo Benjamin Lavernhe et Léa Drucker, on rit plus des féministes qu’on ne se moque des masculinistes.”
(Samuel Douhaire – Télérama)

”Commençons par ce qui ne va pas : la fin. Sans spoiler, elle est aussi maladroite que celle de « Calmos » de Bertrand Blier, pamphlet misogyne trop provocateur pour être pris au sérieux dont « Le mélange des genres » est l’antithèse absolue, mais les deux se déroulant au cœur d’une fantasmagorie lourdingue – comprenne qui voit, pas de spoil on a dit.”
(Christophe Carrière – Paris-Match)

”Immensément riche, le scénario coécrit avec Baya Kasmi flirte régulièrement avec le politiquement incorrect, préférant la démonstration aux discours, pour mieux réinterroger un nécessaire équilibre, la libération de la parole ne devant pas déboucher sur un lynchage public.”
(Olivier Bachelard – Abus de Ciné)

Crédits photos : copyright Stéphanie Branchu

REVIEW OVERVIEW
Note :
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Rédacteur en chef de Angle[s] de vue, Boustoune est un cinéphile passionné qui fréquente assidument les salles obscures et les festivals depuis plus de vingt ans (rhôô, le vieux...) Il aime tous les genres cinématographiques, mais il a un faible pour le cinéma alternatif, riche et complexe. Autant dire que les oeuvres de David Lynch ou de Peter Greenaway le mettent littéralement en transe, ce qui le fait passer pour un doux dingue vaguement masochiste auprès des gens dit « normaux »… Ah, et il possède aussi un humour assez particulier, ironique et porté sur, aux choix, le calembour foireux ou le bon mot de génie…

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