DrunkCa commence comme un jeu, un simple défi.
Quatre amis, professeurs dans le même lycée se réunissent pour fêter les quarante ans de Nikolaj (Magnus Millang), le plus jeune de la bande, dans un restaurant chic de la ville. Les mets sont raffinés et, comme il se doit, accompagnés des vins et des alcools adéquats : Champagne millesimé, vodka haut de gamme et vins fins de Bourgogne…
Martin (Mads Mikkelsen) tente d’abord par rester à l’eau, mais finit par accepter de boire un verre sous la pression de ses camarades. Ceux-ci ont compris qu’il n’allait pas très fort et se disent qu’un peu d’alcool aidera à le détendre et le forcera à vider son sac. Le plan fonctionne parfaitement. Après quelques verres de vodka et une demi-bouteille de rouge, Martin finit par confesser qu’il n’est plus très à l’aise dans sa vie. Dépressif, apathique, il ne prend plus de plaisir à essayer d’enseigner l’histoire à de jeunes crétins qui ont tout le temps le nez rivé sur leurs smartphones. Il n’a plus vraiment d’amis hormis ses collègues, ne voit guère ses fils, toujours rivés devant la télé ou la console de jeu, et encore moins sa femme, qui travaille de nuit et est souvent de garde les weekends. Surtout, il n’aime pas ce qu’il est devenu. Autrefois, il était un professeur brillant, jalousé par ses pairs. On le trouvait cool et plein d’esprit. Aujourd’hui, les parents d’élèves le convoquent publiquement pour lui demander des comptes et tout le monde le traite comme un moins que rien. Mais sous l’effet de la dive bouteille, voilà qu’il retrouve un peu de joie de vivre et de couleurs.
Ceci évoque à Nikolaj la théorie du psychologue norvégien Finn Skårderud, selon laquelle l’homme, pour jouir pleinement de ses capacités intellectuelles et émotionnelles, devrait avoir en permanence 0,5g/ml d’alcool dans le sang. Grisés par la soirée et piqués au jeu de cette curieuse affirmation, les quatre hommes décident de se livrer à l’expérience sur leur lieu de travail.

Et contre toute attente, cela fonctionne plutôt bien. Avec pile 0,5 g/ml de vodka dans le sang, Martin, désinhibé, réussit à assurer un cours sans faire fuir ses élèves, Peter (Lars Ranthe) arrive à faire chanter juste et à l’unisson la chorale du lycée et même Tommy (Thomas Bo Larsen), le prof de sport, se surprend à repousser les limites de l’équipe de minimes la plus médiocre du quartier. Tant que les règles sont respectées – ne boire qu’au travail, par éthique, et contrôler régulièrement son alcoolémie avec un alcootest – tout va pour le mieux. Mais forcément, ces professeurs aimeraient pousser la curiosité plus loin, prolonger l’expérience. Pourquoi ne pas augmenter les doses? Après tout, certains génies littéraires, comme Hemingway, ont écrit des chefs d’oeuvres en étant constamment ivres, alors que pourraient-ils accomplir avec 0,7 g ou 1g voire 2g  – qui dit mieux ?!? Et pourquoi ne pas boire plus longtemps, quitte à étendre le terrain de jeu à leurs propres domiciles ? Mais évidemment, on connaît le slogan : “Un verre, ça va. Trois verres, bonjour les dégâts…”. Tout en pensant bien gérer la situation, les quatre compères se laissent entraîner sur une pente dangereuse, celle de la dépendance, de l’alcoolisme. A ce genre de jeu, il y a forcément des perdants, et le risque d’une gueule de bois difficile.

On se dit alors que Drunk , après avoir semblé constituer une apologie de l’éthylisme, va se muer en film moralisateur sur les dangers de la consommation d’alcool. Mais son dénouement, plus qu’ambigu, vient encore brouiller le message porté par l’oeuvre.
Alors, que penser du film de Thomas Vinterberg ? Fait-il la promotion de l’alcool ou dénonce-t-il ses méfaits ? Eh bien un peu des deux, et ni l’un ni l’autre. Il montre qu’une petite dose d’alcool peut aider à désinhiber les individus, les aider à surmonter temporairement leurs angoisses, à condition de ne pas sombrer dans l’excès et de toujours garder le contrôle. Et il dissuade clairement de se livrer aux mêmes abus que les personnages, qui ne sortent pas indemnes de leurs dernières beuveries. Mais sans doute se contente-t-il de filmer ses personnages sans les juger, préférant s’intéresser aux raisons de cette curieuse expérience qu’à ses conséquences.

La vraie problématique du film est plutôt la crise existentielle que traversent ces quadras/quinquas.
La vocation de transmettre le savoir, la passion d’enseigner, se sont érodées au contact de plusieurs générations de gamins indolents ou insolents. Elles ont mal traversé des années de cours stéréotypés, routiniers. Ils se demandent aujourd’hui quelle est leur utilité, comment donner un sens à leur métier.
Leur foyer ne leur donne guère plus de réconfort. Certains (Peter et Tommy) ressentent une solitude pesante. D’autres (Martin et Nikolaj) font face à l’usure du couple. Martin se sent aussi seul que ses copains célibataires. Son épouse Trine (Maria Bonnevie) se fait de plus en plus distante et pas seulement parce qu’ils n’ont plus vraiment de moments de vie communs. Nikolaj constate avec amertume que les échanges avec son épouse sont passés de « je t’aime » passionnés à « c’est toi qui fait les courses, n’oublie pas les couches pour le petit ».
Et surtout, tous constatent que leur jeunesse est désormais derrière eux, qu’ils ne sont plus très loin de la fin, d’un inexorable déclin physique, comme le vieux chien de Tommy.
Leurs bacchanales vont leur permettre de dissoudre leur amertume, leurs angoisses et leur mal de vivre dans l’alcool, de se laisser griser comme à l’époque insouciante de leur jeunesse, de lâcher prise pour un temps.

La clé est sans doute à chercher dans la philosophie et les écrits de Søren Kierkegaard, que doit analyser l’un des jeunes lycéens lors de son oral du baccalauréat.
L’auteur danois voyait l’excès de savoir comme une des raison de l’oubli d’exister, de l’effacement du soi. Pour lui, la sagesse n’était pas liée aux connaissances théoriques, mais était le fruit de l’expérimentation pratique, du ressenti individuel. Il pensait que pour exister pleinement, l’individu devait se confronter à l’idée de la mort, non pas de façon théorique, mais de façon concrète.
C’est un peu ce que font ces professeurs – le savoir théorique – quand ils expérimentent le lâcher-prise et testent leurs limites en consommant des doses d’alcool déraisonnables. Ils vont effectivement se confronter à l’idée de la mort et de la perte totale de contrôle pour mieux reprendre les rênes de leur existence et se sentir vivants.
Un peu comme Martin, brillant universitaire qui, à force de prodiguer son savoir de façon routinière au lycée, finit par oublier sa propre vie.Kierkegaard était également un théologien obsédé par les questions existentialistes. Pour lui, l’homme devait trouver un sens à sa vie, comprendre sa place et son rôle dans le monde, trouver l’idée pour laquelle il veut vivre et mourir, afin de devenir enfin lui-même. Et pour lui, cette quête était indissociable de la foi en Dieu.
Il y a aussi cette prise de conscience chez Martin, qui comprend finalement qu’il est passé à côté de sa vie pendant des années et, aidé non pas par Dieu mais par l’un de ses anges gardiens, retrouve un sens à son existence.
Enfin, il peut redevenir lui-même, pleinement ouvert aux possibles, comme au temps de sa jeunesse, mais fort de son expérience et de la certitude d’être guidé sur le bon chemin.

Au-delà du sujet, Drunk séduit par le jeu de ses quatre comédiens et leur complicité à l’écran, qui n’est pas sans évoquer l’amitié embrumée d’alcool des acteurs de Husbands de John Cassavetes, et surtout par la mise en scène de Thomas Vinterberg qui nous offre de très beaux moments de cinéma, parfois drôles, parfois poignants, qui culminent avec la superbe scène finale où le personnage principal, plutôt que de se morfondre sur un banc en regardant l’horizon, danse pour braver la mort au milieu d’étudiants ivres d’alcool et de joie de vivre.
Enivrant.


Drunk
Druk
Réalisateur : Thomas Vinterberg
Avec : Mads Mikkelsen, Thomas Bo Larsen, Lars Ranthe, Magnus Millang, Maria Bonnevie, Helene Reingaard Neumann, Susse Wold
Origine : Danemark
Genre : 2 drames dans le sang
Durée : 1h55
Date de sortie France : 14/10/2020
Contrepoints critiques :
”Si quelques scènes font rire […], un ennui tenace s’installe, et l’on ne sait trop, au finale, ce que Vinterberg aura voulu dire avec cette bromance datée, hormis sans doute que l’alcool c’est bien mais pas trop, et que la vie c’est dur mais surtout pour les hommes.”
(Elizabeth Franck-Dumas – Libération. Le titre de l’article gagne la palme du meilleur jeu de mots : “De la cuite dans les idées”)
”Le film n’évite pas les écueils : incontournables disputes conjugales et autres renoncements liés à l’âge ; mais il offre une leçon de vie qui sans être un encouragement à l’ivresse, interroge nos sociétés aseptisées.”
(Sophie Avon – Sud Ouest)

Crédits photos : copyright Kenrik Olsen

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