FDC 2019_SIGNATURES_400X400_02Alors que le ciel a enfilé son manteau nuageux le plus gris au-dessus de la Côte d’Azur, la compétition officielle cannoise revêt, elle, ses plus beaux habits noirs, avec la présentation de deux films rendant hommage, chacun à leur manière, aux grands polars hollywoodiens des années 1940/1950, ainsi qu’à d’autres films noirs venus d’Europe ou d’Asie.

On se souvient que, dans Le Port de l’angoisse, Lauren Bacall prononçait l’une des répliques célèbres de l’histoire du cinéma, « You know how to whistle, don’t you, Steve? You just put your lips together and blow. ».
Dans Les Siffleurs, nouveau film de Corneliu Porumboiu, c’est aussi une femme fatale qui incite, Cristi, un policier corrompu, à partir sur l’île de La Gomera, aux Canaries pour planifier l’évasion d’un truand que son département a arrêté en Roumanie, et la langue sifflée est censée être un atout majeur pour la réussite du projet. Alors, Cristi est contraint à apprendre ce jargon codé, jadis utilisé par les natifs de l’île, mais désormais utilisée par les truands pour échapper aux écoutes téléphoniques ou communiquer des prisons vers l’extérieur.
Pendant que l’homme apprend les subtilités de l’alphabet sifflé, le spectateur découvre, lui, la complexité de l’affaire, qui tourne autour d’un casse à 30 millions d’euros, de trahisons entre truands et d’enquêtes de police dans l’enquête de police, d’une maman un peu trop pieuse et d’un gérant d’hôtel amateur d’opéra. Porumboiu semble beaucoup s’amuser – et nous avec lui – à revisiter les codes du polar classique en optant pour une forme de narration plus moderne, morcelée, lacunaire, progressant à l’aide de flashbacks ou de changements de point de vue d’un chapitre à l’autre, comme le Pulp Fiction de Tarantino. Le tout est rondement mené, truffé d’humour et de rebondissements qui dynamisent le récit – mais le complexifient aussi au risque de le rendre aussi insaisissable que celle du Grand Sommeil.

Il y a aussi des coups tordus et des trahisons dans Le Lac aux oies sauvages, le nouveau long-métrage de Diao Yinan.
Dans Black Coal, Ours d’Or à Berlin en 2016, le cinéaste chinois s’était déjà essayé au genre policier avec une trame entrelaçant l’enquête criminelle d’un flic fatigué et tourmenté à et l’histoire d’amour compliquée entre ce même flic et la principale suspecte de son affaire. Ici, il aborde le genre sous un autre aspect, en filmant une gigantesque chasse à l’homme autour du Lac aux oies sauvages, une zone de non-droit qui sert de paravent à de nombreux trafics et de réseaux de prostitution. Tout démarre avec une réunion entre gangs pour la répartition des différents secteurs de la ville. Au cours du partage, l’une des factions exprime son mécontentement et provoque les hommes du clan de Zhou Zenong (Hu Ge), qui répliquent en sortant les armes. Si l’incident est vite maîtrisé, il est suffisamment grave pour générer des représailles de la part du clan rival. Effectivement, quelques heures plus tard, Zhou Zenong tombe dans un traquenard. L’un de ses lieutenants est assassiné et il est lui-même sérieusement blessé. Il parvient in-extremis à leur échapper, mais tue un policier par accident. Désigné comme l’ennemi public numéro 1, il est bien vite recherché par toutes les forces de l’ordre. Pour essayer de se sortir de ce mauvais pas, il convoque sa femme à un rendez-vous secret, devant une gare de banlieue. Mais à l’heure dite, c’est une autre jeune femme qui est au rendez-vous, Liu Aiai (Gwei Lun-Me), une “baigneuse” – c’est à dire une prostituée – qui voit dans cette affaire l’occasion de s’extirper de sa condition. Elle l’entraîne au Lac aux oies sauvages, où elle travaille habituellement. Mais l’endroit n’est pas plus sûr qu’ailleurs, surtout qu’en plus des forces de l’ordre, le duo doit fuir les truands rivaux et les petites frappes attirées par la récompense promise en cas d’informations pouvant mener à l’arrestation du fugitif…
Cette trame narrative assez “simple” sert de terrain de jeu au cinéaste, qui peut s’en donner à coeur joie au niveau de la mise en scène. Il alterne des plans fixes sublimes, jouant sur la composition du cadre ou la profondeur de champ, et des plans-séquences très fluides et imaginatifs, donnant le tempo du récit. Il utilise, comme les grands films noirs hollywoodiens d’antan un savant jeu d’ombres, de lumières et de reflets pour expliciter par l’image les relations ambigües des personnages et puise dans  le cinéma asiatique récent (on pense aux films de Johnnie To, Wong Kar-Wai ou Jia Zhang-Ke, par exemple) pour structurer son récit en s’affranchissant des canons narratifs classiques. Il essaie d’innover à chaque plan, jouant avec les spécificités du décor – l’action vue par les ombres projetées par les personnages – ou avec les accessoires (des parapluies multifonctions, des chaussures de disco lumineuses…).
Cette virtuosité est assez étourdissante, mais cela ne suffit pas à effacer la légère déception qui nous saisit au fur et à mesure de la projection. Car si Le Lac aux oies sauvages est un exercice de style brillant, il n’est que cela. Or, après Train de nuit et Black coal, on s’attendait à un peu plus de fond, un propos plus subtilement politique.

Abouties ou non, ces deux oeuvres ont le mérite de mélanger habilement une trame de polar pure et dure avec les exigences d’un cinéma d’art et essai de qualité. C’est évidemment bien plus excitant que la plupart des polars de série B, aux intrigues prévisibles et à la mise en scène plan-plan. Mais revenons un peu à nos moutons nuageux.
Il pleut, donc sur la Croisette. Dans les files d’attentes, les smokings sont trempés et les escarpins dorés font “schplok-schplok” sur le tapis rouge. Nombre de festivaliers sont contraints d’acheter des parapluies hors de prix aux vendeurs à la sauvette qui pullulent devant le Palais (les mêmes qui commercialisent des bobs et des lunettes noires en cas de grand soleil…). Et en plus, il fait froid! On se croirait en Normandie, tiens… Bon, en même temps, depuis la Palme d’Or reçue en 1966 par Claude Lelouch pour Un homme et une femme, Deauville et Cannes sont indissociables. Justement, Claude Lelouch a foulé le tapis rouge (en faisant “schplok-schplok” comme les autres) pour présenter au Grand Théâtre Lumière, Les plus belles années d’une vie, dernier volet de sa trilogie, après Vingt ans après.
On y découvre que De Gaulle avait raison lorsqu’il disait que la vieillesse est un naufrage. Comme les acteurs principaux, Jean-Louis Trintignant et Anouk Aimée, les personnages ont pris un coup de vieux. Du duo, Anne Gauthier est celle qui s’en sort le mieux. Elle est désormais grand-mère et vit près de sa fille, devenue vétérinaire en Normandie. Jean-Louis Duroc ne conduit plus de voitures de rallye sur les hauteurs de Monte-Carlo, mais un fauteuil roulant dans une maison spécialisée. Et il commence à perdre la
mémoire. La seule personne dont il se souvient avec précision, c’est Anne. Alors, son fils vient implorer l’ex-maîtresse de son père de lui rendre visite, pour l’aider à améliorer cette mémoire défaillante.
Réunis, ils échangent sur les choses de la vie (ah non, ça, c’est chez Sautet…) et se remémorent les plus beaux moments de leur histoire commune, tous leurs chabadabadas et leurs crac-cracs. Derrière sa caméra, Claude Lelouch se rappelle aussi de cette période dorée. Il est tellement nostalgique qu’il insère des pans entiers de son film originel. Pour ceux qui suivent sa filmographie, il avait déjà recyclé les mêmes scènes dans D’un film à l’autre, le documentaire sur ses cinquante ans de carrière… Mais peut-être a-t-il, comme son personnage, des petits trous de mémoires. Cela dit, on le comprend. Sans ces images d’archives, il n’y aurait pas de quoi tenir la durée d’un long-métrage.
Par moments, on a l’impression gênante d’écouter des personnes âgées nous ressasser les mêmes vieilles histoires de famille, ressortant les diapos et projetant les vieux films en super 8 de leur jeunesse. Et parfois, ils s’interrompent pour écouter des chansons, beuglées par Nicole Croisille (“Leees pluuuuus bêêêllles a-nééééées d’uuuuu-ne viiiiiie!!!”) ou susurrées par Calogero.
On est d’autant plus agacés par Les plus belles années d’une vie qu’on respecte beaucoup Claude Lelouch, sa passion intacte pour le septième art, son style atypique, et qu’on sait qu’il est capable de faire beaucoup mieux. A vrai dire, il aurait pu se contenter de la  seule scène de retrouvailles entre Jean-Louis Trintignant et Anouk Aimé. Parce que, sous la couche de chansons, de flashbacks, de scènes redondantes, l’émotion parvient malgré tout à percer, grâce au charme des deux acteurs principaux, à leurs échanges de regards, aux sourires complices qu’ils esquissent, heureux de se retrouver, mais conscients qu’il s’agit probablement de la dernière fois. Ces scènes-là sont d’autant plus belles que Claude Lelouch les filme sans esbrouffe, en toute simplicité, de façon plus épurée qu’à l’accoutumée.

”Epuré”, c’est un terme qui convient usuellement aux réalisations de Bruno Dumont. Parfois, le cinéaste contrebalance cette simplicité avec un humour décalé et poétique ou des petites singularité. C’était le cas pour Jeannette, adaptation de l’enfance de Jeanne d’Arc mixant le texte du « Mystère de la charité de Jeanne d’Arc » de Charles Péguy avec une bande-originale moderne, portée sur le death-metal. Mais parfois, il privilégie la simplicité brute, sans aucun ajout. Plus qu’épurée, la mise en scène se fait austère et l’ennui menace. C’est malheureusement le cas pour la seconde partie de l’adaptation de l’œuvre de Péguy, Jeanne.
Pourtant, le film commence plutôt bien, en relatant la première défaite de la pucelle d’Orléans, aux portes de Paris, filmé sous la forme d’un sublime ballet, filmé depuis le ciel. Ca se gâte un peu quand il explicite de façon assez bavarde les bouleversements politiques qui ont marqué la fin de la guerre de cent ans, malgré la présence de Fabrice Luchini dans le rôle de Charles VII. Mais quand arrive le long procès de Jeanne d’Arc, truffé de joutes verbales balbutiées par des acteurs amateurs et ponctué de chansons de Christophe, on a juste envie d’aider à allumer le barbecue pour en finir au plus vite, d’autant que le suspense entourant la fin du film n’est guère insoutenable…
Cela étant, il faut bien reconnaître que certaines scènes, à l’instar du plan final, épuré, sont visuellement sublimes et que la jeune Lise Leplat Prudhomme, du haut de ses dix ans, en impose aux Milla Jovovich, Clémence Poésy et autres actrices ayant joué récemment la Pucelle d’Orléans.

A demain pour la suite de ces chroniques cannoises.

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