FDC 2019_SIGNATURES_400X400_03Le paradoxe du Festival de Cannes, c’est d’entretenir chaque soir, avec ses prestigieuses “Montées des Marches”, l’image d’une manifestation toute en luxe et de paillettes, réservée à une élite, tout en proposant des oeuvres politiquement engagées, plutôt à gauche, qui exposent le quotidien difficile de personnages issus des classes sociales les plus défavorisées. Peut-être faut-il ce contraste entre les spectateurs, endimanchés dans leurs smokings et leurs robes de gala et robes étincelant de mille feux, et les prolétaires qui, à l’écran, luttent pour boucler les fins de mois, pour provoquer le choc de conscience espéré par les cinéastes. Cela a toujours réussi à Ken Loach, chef de file du cinéma social britannique, et notamment il y a trois ans, puisque son Moi, Daniel Blake, portrait d’un travailleur modeste découvrant pour la première fois le système kafkaïen de l’assurance-chômage anglais, lui avait valu une seconde Palme d’Or.

Peut-être pourra-t-il réussir la passe de trois avec Sorry we missed you, son nouveau long-métrage, qui s’inscrit dans la même veine. Cette fois-ci, le cinéaste anglais dénonce l’ubérisation du travail, ce nouveau schéma économique reposant sur des franchises, qui incite les travailleurs à adopter un statut d’auto-entrepreneur, en apparence libre de toutes contraintes, pour mieux les asservir et les rendre corvéables à merci. Il suit la descente aux enfers d’un travailleur qui, pour donner à sa famille un meilleur cadre de vie, décide de devenir livreur, à son propre compte, mais au service d’un important groupe de transport express. Sur le papier, l’idée était séduisante, puisque ce job était susceptible de lui permettre de travailler à son rythme et, potentiellement, via un système de bonus, de gagner beaucoup d’argent à moyen terme, sans patron sur le dos. Mais très vite, il réalise que les conditions de travail sont loin d’être idylliques. Le nombre de livraisons à assurer est important et implique de travailler bien au-delà des horaires de travail classiques, le mobilisant le soir et même le weekend. En échange, il n’y a pas vraiment d’avantages. La société de transport se montre même très contraignante, imposant des pénalités fortes en cas de retard, d’absence ou de perte de la marchandise. Le malheureux livreur n’a pas d’autre choix que de travailler toujours plus pour se sortir de cette spirale infernale, au risque de mettre en péril sa santé, son couple et l’équilibre de sa famille.
Les détracteurs du cinéaste anglais lui reprocheront sans doute de ne pas se renouveler, mais en même temps, il faut bien reconnaître qu’il excelle dans ce style de cinéma social, et qu’il pointe mieux que quiconque les failles du système économique ultralibéral.

Ken Loach n’aurait sans doute pas renié la scène introductive d’Atlantique, de la cinéaste franco-sénégalaise Mati Diop, qui montre les ouvriers d’un chantier, en banlieue de Dakar, se rebeller contre leur employeur indélicat, qui a juste “omis” de leur verser leur salaire depuis trois mois. En manque d’argent, une dizaine d’entre eux décide de rejoindre l’Europe en longeant la côte atlantique à bord d’une simple pirogue. Evidemment, comme beaucoup de tentatives de traversées par les migrants, l’aventure se termine mal. Leur embarcation est rapidement retrouvée en mer, vide de tout occupant. Mais le récit, qui abandonne vite le réalisme social pour une fable fantastique pleine de grâce et de poésie, s’intéresse moins à eux qu’à Ada, une jeune femme bouleversée par leur disparition. Parmi les membres de l’expédition se trouvait Souleiman, son grand Amour. Elle comptait sur lui pour l’arracher à un destin entièrement programmé par sa famille, avec au programme un mariage arrangé, quelques années pour donner des enfants à son époux, et le reste de l’existence à vivre dans l’ombre d’une seconde ou d’une troisième épouse. Elle doit désormais assumer seule ses choix, prendre son destin en main et vivre libre.

Il était également question de liberté et de condition féminine dans la section Un Certain Regard.
Déjà, dans Les Hirondelles de Kaboul, réalisé par Zabou Breitman et Eléa Gobbé-Mévellec. Il s’agit de l’adaptation du roman éponyme de Yasmina Khadra, qui parle de la difficulté d’être une femme sous le régime liberticide des talibans, dans l’Afghanistan des années 2000, à travers les parcours croisés de quatre personnages.  Mohsen et Zunaira forment un couple depuis qu’ils se sont connus, sur les bancs de l’université, avant que les écoles soient fermées par les autorités. La jeune femme essaie de défendre farouchement sa liberté, écoutant de la musique occidentale et portant des chaussures blanches sous sa burqa, quitte à provoquer les fanatiques au péril de sa vie. Mohsen, lui, est sur le point de se résigner, par peur ou peut-être par fascination pour le pouvoir que les autorités religieuses accordent aux hommes. Un jour, il bascule, en participant de manière spontanée à une lapidation.
Atiq, lui, est aussi sur le point de craquer, mais dans le sens inverse. Cet ancien moudjahidine a toujours défendu les valeurs religieuses prônées par les mollahs. Reconverti en gardien de prison, il surveille les femmes condamnées à mort et accomplit sans aucun état d’âme son travail de bourreau. Mais quand il apprend que sa femme Mussarat est elle-même condamnée, par un cancer en phase terminale, et que ses amis lui conseille de la répudier pour prendre une épouse plus jeune, il ne peut s’y résoudre et commence à s’interroger sur la façon dont les femmes sont traitées dans le pays. Leurs destins vont finir par être liés, forcément de façon funeste.
En prenant le parti du film d’animation à l’animation à l’ancienne, les deux réalisatrices permettent à la poésie et la douceur de s’inviter dans un récit mélodramatique absolument sordide. Elles entendent ainsi mettre en valeur ce qu’il y a de plus beau et de plus pur dans cette tragédie poignante : la possibilité d’un changement, d’un espoir, d’un rejet de la barbarie et du fanatisme. Pour autant, elles n’éludent en rien la réalité du mal. Mêmes dessinées, certaines scènes sont difficilement soutenables, comme la lapidation à laquelle Mohsen participe, les exécutions sommaires ou l’humiliation de Zunaira, obligée de rester debout en plein soleil, suffoquant sous sa burqa.
Difficile de ne pas être ému par la force de ce récit, d’autant que les personnages sont incarnés à merveille par un très beau quatuor d’acteurs : Hiam Abbass, Zita Hanrot, Simon Abkarian et Swann Arlaud. A noter que, contrairement aux films d’animation classiques, où les acteurs doublent les personnages une fois l’animation finie, ils ont joué le texte en studio, devant une caméra, puis l’animation a été réalisée à partir de ces prises de vue. Ce qui explique pourquoi les personnages ont bien les traits physiques de ceux qui les incarnent. C’est assurément du très bon travail.

Autre époque, autres circonstances, mais une existence tout aussi compliquée pour les deux personnages féminins principaux de Beanpole de Kantemir Balagov. Iya (Viktoria Miroshnichenko) et Masha (Vasilisa Perelygina) se sont rencontrées au front. Quand Iya a été blessée, elle a été transférée à Leningrad, où elle s’est occupée des nombreux soldats blessés pendant le siège de la ville. Une fois la guerre finie, l’infirmière tente de reconstruire sa vie auprès de son petit garçon, avec qui elle habite dans un grand appartement collectif, mais elle souffre de fréquentes crises de paralysie qui l’handicapent et mettent en péril le petit garçon. Quand Masha rentre du front, le récit prend une tout autre tournure. On comprend que les deux femmes sont unies par de lourds secrets, mais aussi par une tragédie commune. Leur cohabitation est difficile, surtout quand Masha décide d’inviter son nouveau petit ami, Sacha, à vivre avec elles dans l’appartement. Peu à peu, les masques tombent, laissant entrevoir toutes les épreuves que les deux femmes ont affronté pendant la guerre, et quels liens ambigus les unissent.
Malgré la lenteur du rythme du récit, on suit avec fascination ce récit ample et complexe, porté par l’interprétation magistrale des deux actrices principales et la mise en scène remarquable de Kantemir Balagov, qui, plus encore que Testnota, son premier long-métrage, assume l’influence d’Ingmar Bergman. Les relations troubles entre les deux personnages, entre amour et haine, évoquent beaucoup Le Silence ou Persona. D’ailleurs, on peut très bien considérer, comme dans le chef d’oeuvre de Bergman, que les deux femmes ne sont que les deux versants d’une seule et même psyché, ayant volé en éclats après avoir été confrontée aux horreurs de la guerre. En tout cas, leurs personnalités sont complémentaires. Elles symbolisent les souffrances physiques et psychologiques d’un pays en état de choc, ayant du mal à se remettre de plusieurs années de privation, de frustration et de terreur, et pourtant sur le point de subir une autre épreuve.
Au vu des qualités artistiques déployées, Beanpole aurait tout à fait eu sa place en compétition officielle, et il ne fait aucun doute que le cinéaste, protégé d’Alexandre Sokourov, aura un jour sa chance dans le grand bain de la sélection cannoise.

Mais les sélectionneurs ont préféré offrir un peu de glamour, de paillettes et de pop excentrique aux spectateurs de la soirée de gala au Grand Théâtre Lumière. Ils ont accordé aux festivaliers une petite pause musicale avec Rocketman, le biopic d’Elton John, réalisé par Dexter Fletcher. Au vu des premières réactions, le choix a plus été guidé par la présence de la popstar britannique sur les Marches, histoire d’électriser la foule et de remettre à la mode les lunettes roses en forme de coeur, que par les qualités artistiques de l’oeuvre.
Mais là encore, c’est tout le paradoxe du Festival de Cannes, qui promeut au quotidien le travail des cinéastes les plus pointus, les plus exigeants, tout en offrant parfois au grand public l’occasion de voir des stars populaires.
Il en faut pour tous les goûts.

A demain pour la suite de ces chroniques cannoises.

LEAVE A REPLY