Depuis la réélection très controversée de Mahmoud Ahmadinejad à la tête de l’Iran, et à la violente répression des mouvements d’opposition qui mettaient en doute la régularité du scrutin, il n’y a pas un mois sans que l’on mette en lumière la rigueur du régime iranien : détracteurs muselés, intellectuels et journalistes emprisonnés (comme le cinéaste Jafar Panahi – emprisonné entre mars et mai 2010 (1) ou le blogueur Hossein Derakhshan, qui risquait il y a peu la peine de mort (2)), droits de l’Homme – et de la femme – bafoués (peine de mort prononcée contre Sakineh Mohammadi Ashtiani, dont le “crime” semble uniquement d’avoir coupable d’adultère, et bien d’autres “affaires” tout aussi douteuses”. Sans parler des provocations du président Ahmadinejad à la tribune des Nations Unies et la crise géopolitique causée par le développement du nucléaire iranien.
En France, certains y voient les signes inquiétants d’une dérive du pouvoir et d’une recrudescence du fanatisme religieux des mollahs, d’autres parlent de manipulations et de mensonges visant à déstabiliser un peuple souverain, étendard d’une autre culture, d’un autre mode de fonctionnement.

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Ce clivage se retrouve aussi dans la société iranienne, partagée, depuis la révolution de 1979, entre laïcs, religieux modérés et ultra-conservateurs.
Alors que de nombreuses voix progressistes se sont élevées contre un régime oppressant et liberticide, les miliciens des “Gardiens de La Révolution” et du “Bassidj”  défendent bec et ongles la cause de la République Islamique et les valeurs morales qu’elle prône.

De retour en Iran après seize ans passés en France, le cinéaste  Mehran Tamadon a pu constater l’ampleur du fossé qui sépare désormais ces deux parties de la population iranienne. Il a découvert que le pouvoir était relayé, dans les tous les quartiers de Téhéran et dans les villes de province, dans toutes les strates sociales, par des gardiens dévoués à la loi islamique.
Les bassidjis – c’est le nom qu’on leur donne – sont d’anciens soldats de la guerre Iran-Iraq (3), souvent recrutés alors qu’ils n’étaient que des adolescents, que l’on a reclassés, après la fin du  conflit, en miliciens à la solde du pouvoir.
Défenseurs des valeurs islamiques, persuadés de la noblesse de leur devoir, Ils jouent un rôle non-négligeable dans les quartiers populaires, assurant protection et solidarité aux plus faibles. Mais ils sont aussi très actifs dans la traque à celles et ceux qui ne respecteraient pas les moeurs du pays, l’ordre et la morale religieuse en vigueur. Ce qui fait qu’ils sont haïs par une bonne partie de la population, notamment les étudiants, plus modernes et ouverts sur le monde…
Ils sont perçus comme intolérants, rétrogrades et dangereux et peu de citoyens osent s’opposer à eux, par crainte de représailles violentes. Ils ont des armes, de l’influence, et l’appui du pouvoir religieux en place…

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Au cours d’une cérémonie commémorative en l’honneur de l’Imam Hossein, l’un des martyrs de l’Islam, et accessoirement en mémoire des soldats iraniens morts pendant le conflit contre l’Iraq, Mehran Tamadon a pu rencontrer certains de ces bassidjis. Et contre toute attente, il a constaté qu’il était possible de discuter avec eux, d’échanger des points de vue, de plaisanter même…
Il a ainsi eu l’idée d’un documentaire s’intéressant à ces personnes influentes de la vie iranienne, tentant de comprendre leur point de vue et essayant de leur faire entendre les doléances de leurs opposants.
Lui, iranien de naissance mais vivant en Occident, intellectuel et athée, né de parents communistes, a fait le pari audacieux de se faire accepter par ces groupes de fondamentalistes religieux, anti-occidentaux et conservateurs radicaux traditionnellement hostiles à toute opposition, de gagner leur confiance, de les laisser exprimer leur vision de la société et à en débattre avec eux, en toute honnêteté et respect mutuel, avec pour ambition d’arriver à instaurer une amorce de dialogue entre des personnes appartenant à la même société, mais n’arrivant plus à communiquer depuis des décennies…

Pour obtenir l’autorisation de filmer en Iran sans crainte de la censure, et pour mettre à l’aise ses sujets d’étude, il a immédiatement pris le parti de ne pas faire de critique directe vis-à-vis des bassidjis, du régime iranien et des autorités religieuses, et de ne pas ajouter, au montage, des commentaires pouvant fausser la perception des images. La confrontation d’idées se fait plus ou moins d’égal à égal, chacun posant des question à l’autre et attendant des réponses franches et directes, tout en respectant le point de vue de l’autre…

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Certains spectateurs y verront la limite de l’oeuvre de Mehran Tamadon. Ils regretteront que le cinéaste ne soit pas plus incisif vis-à-vis d’un régime connu pour son totalitarisme et de ses nervis, qui ont joué un rôle actif dans la répression sanglante des manifestations anti-Ahmadinejad, qu’il laisse sans trop broncher les bassidjis exposer leurs théories rétrogrades sur la place de la femme dans la société, la morale religieuse, la légitimité du pouvoir islamique…
Mais il faut bien comprendre qu’un film trop ouvertement offensif vis-à-vis du régime iranien n’aurait sans doute jamais pu se réaliser – il faut voir la difficulté qu’ont certains cinéastes iraniens, jugés subversifs, à tourner leurs films sur le territoire – qu’une vue critique trop appuyée n’aurait finalement servi qu’à étayer le discours anti-occidental des miliciens, très forts dans l’art de la rhétorique, et que la démarche du cinéaste, peut-être utopique, s’inscrit non pas dans une logique de confrontation mais de rassemblement, d’apaisement…
D’un point de vue politique, on peut déplorer ce choix, d’un point de vue humaniste, on ne peut que l’applaudir…

En fait, le principal défaut du film de Mehran Tamadon est plus à chercher sur la forme que sur le fond. Le cinéaste a passé quatre ans en immersion auprès des bassidjis et il a voulu retranscrire assez fidèlement le long travail d’apprivoisement mutuel entre ses sujets et lui, en jouant sur la durée de certaines scènes et en incorporant au montage beaucoup de scènes de transition qui montrent l’évolution de sa relation avec les protagonistes du film, notamment celle avec le charismatique Nader Malek-Kandi. Il a aussi cherché à multiplier les protagonistes  pour ne pas donner l’impression de ne s’appuyer que sur un seul sujet.
Ceci occasionne, hélas, des longueurs – certaines séquences auraient gagné à être écourtées pour que le film paraisse plus fluide – des redondances dans les discours ou les thèmes abordés.
La mise en place, notamment, est assez lente, laissant surtout libre cours aux discours formatés des bassidjis et à d’interminables séquences de commémorations.

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Mais dans la seconde moitié du film, quand la confiance s’est installée entre les miliciens et le cinéaste, celui-ci peut passer enfin à la confrontation d’idées, avec un dispositif tout simple mais terriblement efficace : il filme trois bassidjis et un mollah assis face à lui, attendant les questions épineuses posées par des anonymes opposants au régime. La caméra enregistre tout, les temps de pause, les silences gênés, les ricanements des quatre hommes. Par moment, le discours bien rôdé, policé, patine un peu. Les protagonistes s’empêtrent dans des justifications approximatives, dans des propos contradictoires. Par exemple, concernant le port du voile par les femmes : “On n’impose rien, mais comme on est dans une République islamique, il faut respecter les règles en vigueur dans le pays…”. On impose, donc…
Les quatre radicaux perdent aussi leur sang-froid, par moments, laissant échapper des phrases dont ne sait pas trop s’il s’agit d’humour ou de menaces : “si tu n’es toujours pas convaincu, nous allons t’amener dans la salle à côté, et te convaincre d’une autre manière”.

Le cinéaste réussit ainsi à montrer le vrai visage, inquiétant, de ces hommes par ailleurs très courtois, presque sympathiques, même, qui ont réponse à tout – ou presque – et qui font tout pour convaincre le réalisateur, et nous avec, du bien-fondé de leurs actes et de leurs croyances…
En fait, ces bassidjis sont des hommes totalement inféodés à un système de valeurs et de croyances, à un mode de pensée unique qui les empêche d’appréhender de façon rationnelle les arguments de leurs opposants.
Ils nourrissent une haine contre l’occident, principalement parce que des pays comme les Etats-Unis, le Royaume-Uni ou la France ont soutenu l’Iraq plutôt que l’Iran lors du conflit entre les deux pays.
On comprend alors pourquoi le cinéaste insiste à ce point sur les images de cérémonies de commémoration. Il veut montrer comment le pouvoir entretient le souvenir douloureux du conflit Iran-Iraq, vante les mérites des martyrs morts pour la patrie, pour l’Islam, juste pour accroître le sentiment de victimisation et pousser une partie de la population à adhérer à leur doctrine religieuse intégriste.
L’objectif non-avoué est évident : convaincre d’une manière ou d’une autre le peuple de la nécessité d’un pouvoir religieux, et s’assurer de la pérennité du système en entretenant la flamme des citoyens déjà conquis et en éliminant les opposants un peu trop gênants…

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Tamadon n’élude pas le côté positif de ces bassidjis vis-à-vis de la population. Il est vrai que ces groupes bien structurés, efficaces, sont capables d’organiser la solidarité et l’entraide au sein des quartiers, en organisant par exemple des campagnes de vaccination pour les enfants ou en incitant les jeunes à étudier sérieusement en classe, en citant en exemple les martyrs…
Mais il laisse entrevoir que cette influence positive peut facilement se transformer en emprise, sous l’égide de dignitaire religieux malins et manipulateurs…

Au final, le dialogue tourne court. Chaque camp reste retranché derrière ses positions, sourd aux arguments de l’autre. Les bassidjis vacillent un peu face aux questions embarrassantes, mais finissent par retomber sur leurs pieds avec des argumentations logiques, selon leur doctrine – ils sont de toute façon persuadés de détenir la vérité – Tamadon est lui aussi pas mal chahuté par les questions morales que lui posent ses nouveaux “amis”, mais ne change visiblement pas d’avis sur le côté rétrograde de ce mode de vie…
S’agit-il, alors, d’un échec pour le metteur en scène, dont l’objectif était de renouer le dialogue entre les différentes franges de la population? On pourrait le penser, puisque les points de vue restent finalement inconciliables. Mais ce qu’a réussi le cinéaste est déjà énorme, essentiel.
Avec Bassidji, il a prouvé qu’à défaut de tomber d’accord sur des questions de société, de politique et de foi religieuse, deux camps radicalement opposés peuvent déjà entamer le dialogue, échanger des idées, des points de vue, démarrer une réflexion et réussir à se tolérer mutuellement, se respecter et vivre en bonne harmonie.

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La scène-clé du film, la plus touchante, est celle où, après la fameuse séance de questions-réponses, le cinéaste demande à Nader Malek-Kandi ce qu’il pense de lui.
Le bassidji, un peu surpris, lui répond “tu es un type bien…”.
Comment ? On pourrait donc être athée, anticlérical, même, véhiculer des valeurs occidentales, vivre en dehors des liens du mariage avec une femme non-voilée, française qui plus est, et être considéré comme quelqu’un de bien par l’une des personnes les plus conservatrices de la société iranienne ?!? Eh bien oui ! Et, mine de rien, c’est déjà un sacré bond en avant vers davantage d’ouverture d’esprit, de tolérance et de fraternité…

Derrière son allure de film trop “gentil”, trop “timoré”, Bassidji est en fait un film particulièrement fin et incisif sur la société iranienne et ceux qui la régissent…
Derrière le constat d’échec de la tentative de dialogue se cache une petite victoire de l’humain sur le politique et/ou le religieux…
Et derrière le voile noir de l’obscurantisme brille une petite lueur d’espoir, que ce genre de film, pertinent, intelligent et sensible continue d’entretenir encore et encore…

(1) : Jaffar Panahi a finalement été libéré fin mai 2010, en échange d’une caution de 2 milliards de rials (164 000 euros). Son cas avait été médiatisé lors du festival de Cannes où le siège de jury qu’il devait occuper est resté désespérément vide pendant toute la quinzaine.
(2) : Il a finalement écopé d’une peine de 20 ans de prison, juste pour avoir émis des propos hostiles au pouvoir en place. Bel exemple de démocratie…
(3) : Conflit qui a opposé, de septembre 1980 à août 1988, l’Irak de Saddam Hussein à l’Iran de l’Ayatollah Khomeini. Le premier, soucieux de voir grandir l’influence du second sur le Moyen-Orient, a lancé l’offensive au prétexte d’un désaccord frontalier, avec l’appui des principales grandes puissances mondiales. Cette guerre des egos et des influences aurait coûté la vie à plus d’un million de personnes, de part et d’autre…

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Bassidji Bassidji
Bassidji

Réalisateur : Mehran Tamadon
Avec : Nader Malek-Kandi, Mehran Tamadon,
Mohammad Pourkarim,…
Origine : France, Iran
Genre : documentaire engagé et humaniste
Durée : 1h54
Date de sortie France : 20/10/2010
Note pour ce film :

contrepoint critique chez :  Première
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Rédacteur en chef de Angle[s] de vue, Boustoune est un cinéphile passionné qui fréquente assidument les salles obscures et les festivals depuis plus de vingt ans (rhôô, le vieux...) Il aime tous les genres cinématographiques, mais il a un faible pour le cinéma alternatif, riche et complexe. Autant dire que les oeuvres de David Lynch ou de Peter Greenaway le mettent littéralement en transe, ce qui le fait passer pour un doux dingue vaguement masochiste auprès des gens dit « normaux »… Ah, et il possède aussi un humour assez particulier, ironique et porté sur, aux choix, le calembour foireux ou le bon mot de génie…

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