Si vous croyez que les films bollywoodiens ne sont que des interminables mélodrames entrecoupés de séquences chantées et dansées, vous vous mettez le doigt dans l’oeil… Prenez Gangs of Wasseypur par exemple.
Voilà un film qui dure certes cinq heures (sorti en France en deux parties de 2h30 chacune), mais, contrairement à certaines productions indiennes, cette longueur est ici parfaitement justifiée par la période temporelle que couvre le récit, des années 1940 à nos jours, et la multitude de personnages principaux qu’il fait intervenir, une bonne trentaine.
On y trouve bien quelques séquences chantées, mais elles sont intégrées au récit, accompagnant l’action ou servant au contraire de pauses bienvenues entre deux séquences spectaculaires. Car dans Gangs of Wasseypur, les seules chorégraphies que s’autorise son cinéaste, Anurag Kashyap, sont des
“bullets ballets”, des ballets de balles sifflant aux oreilles des personnages…

Gangs of Wasseypur - episode 2 - 3

C’est un cinéma qui s’apparente moins aux oeuvres typiques de Bollywood – les films de Sanjay Leela Bhansali (Devdas), Karan Johar (Kabhi Kushi Kabhie Gham) ou d’Ashutosh Gowariker (Lagaan) – qu’aux classiques américains du film de gangsters, comme la trilogie du Parrain de  Francis Ford Coppola, Les Affranchis de Martin Scorsese ou L’Impasse de Brian De Palma.
Inspirée par des faits réels, l’intrigue raconte la rivalité entre deux familles, les Khan et les Singh, pour prendre le contrôle de l’industrie minière dans la province du Jharkhand, à l’est de l’Inde, et de régner sur les villes de Wasseypur et de Dhanbad.

La première partie débute dans les années 1940. L’Inde est alors sous domination anglaise. Les britanniques saisissent les terres des paysans de Dhanbad et se mettent à exploiter les mines de charbons, abondantes dans cette région. En représailles, un bandit masqué et sa troupe, membres du clan Qureshi de Wasseypur, pillent les trains et restituent aux indigènes un peu de ce que les colons leur ont pris.
Tout commence quand Shahid Khan (Jaideep Ahlawat), un jeune Pachtoune de Wasseypur, décide d’usurper l’identité de ce bandit pour effectuer ses propres attaques de trains. Il finit par être repéré par les Qurishis, qui décident de le bannir de la ville. Il s’installe à Dhanbad et se met à travailler pour le compte de la compagnie minière.

Gangs of Wasseypur - episode 1 - 2

Lors de l’indépendance de l’Inde, en 1947, les mines de charbons sont rachetées par des industriels indiens, dont Ramadhir Singh (Tigmanshu Dhulia). Celui-ci engage Shahid comme homme de main, chargé de faire régner la terreur parmi les mineurs, comme au temps de la domination britannique, mais aussi d’extorquer les mines voisines pour lui permettre d’étendre son empire industriel.
Mais le bouillonnant et charismatique Shahid est vite perçu comme une menace, et Ramadhir Singh le fait exécuter, ainsi que sa famille. Il ignore que le fils de Shahid, Sardar, a survécu et grandit dans une autre région, attendant patiemment le moment où il pourra venger la mort de son père.
C’est le début d’une spirale de violences et de vengeances qui se poursuivra avec la génération suivante…

Cette première partie traverse le XXème siècle. On découvre comment Singh a réussi à faire évoluer son puissant syndicat minier en une entreprise mafieuse puis, quand les mines ont été nationalisées, en se lançant dans la politique. Dans le même temps, Sardar Khan (Manoj Bajpai), devenu adulte, s’ingénie à détourner les ressources de Singh et à semer la zizanie au sein du clan. Ses richesses s’accroissent et son influence grandit auprès de la population.
Cela finit par déranger les Qurishis qui régnaient jusque-là sans partage sur Wasseypur. Et le conflit entre les différentes factions rivales prend de l’ampleur, par le biais d’alliances de circonstances et de coup d’éclats sanglants…

Gangs of Wasseypur - episode 1 - 3

La seconde partie débute au début des années 1990, pile là où s’est arrêtée la première partie, avec l’assassinat de Sardar Khan par les miliciens Qurishis, alors que la paix venait tout juste d’être déclarée entre les deux camps, suite au mariage de Danish Kahn (Vineet Singh), l’aîné de Sardar, avec Shama Parveen (Anurita Jha), la soeur de Sultan, le leader Qurishi (Pankaj Tripathi).
Les actes de vengeance reprennent de plus belle, chaque clan rendant coup pour coup. C’est finalement Faizal Kahn (Nawazuddin Siddiqui), le fils cadet de Sardar, qui va prendre le pouvoir à Wasseypur, créant une véritable organisation criminelle pour servir son but ultime, la mort de Sultan, qui a tué son père, et de son allié Ramadhir, toujours protégé par son statut de politicien véreux à Dhanbad.
Mais il doit composer avec les frasques des plus jeunes membres de la famille, son jeune frère “Perpendiculaire” (Aditya Kumar) et son demi-frère “Definitif” (Zeishan Quadri), deux chiens fous qui ne respectent rien ni personne et sont prêts à tout pour devenir des caïds à leur tour…

Gangs of Wasseypur - episode 2 - 2

C’est là le thème central de cette seconde partie, la rupture générationnelle. Les personnages sont toujours obsédés par les mêmes choses : le pouvoir, l’argent et la vengeance. Mais les mentalités ne sont pas les mêmes d’une génération à l’autre.
La première génération, celle de Ramadhir, Shahid et des bandits Qurishis appartient à l’ancienne école. Ils ont tous vécu sous domination britannique et entrevoient dans les mutations de leur pays, à partir de l’indépendance, l’opportunité de mettre leur famille à l’abri du besoin. Ils utilisent la force quand il le faut, mais savent aussi jouer sur leur charisme et leur sens de la politique pour parvenir à leurs fins. Même s’ils sont loin d’être des anges, ils respectent quand même certaines valeurs et ne sont pas que des brutes épaisses tirant sur tout ce qui bouge…
La deuxième génération est déjà un peu plus brutale. Les truands sont équipés d’armes lourdes qui occasionnent des règlements de comptes plus sauvages, et les coups tordus sont plus spectaculaires. Mais ils ont encore pour préoccupation principale le bien-être de leurs familles, au-dessus de toute considération. Ainsi, le terrible Sardar n’hésite pas vraiment au moment de conclure la trêve avec les Qurishis, et laisse Singh se terrer à Dhanbad plutôt que de précipiter sa vengeance…
La troisième génération, celle de Faizal et de Sultan, ne s’embarrasse plus de ces considérations-là. Le but de ces gangsters n’est plus vraiment la protection de la famille, mais l’assouvissement de la vengeance, sans délais ni compromis, par tous les moyens nécessaires. Ils ne s’inspirent plus de leurs aînés, mais imitent les gangsters de cinéma, lunettes de soleil vissées sur le nez et fringues branchées. Ce sont des truands “bling-bling” qui s’exposent en plein jour, ne craignant plus les forces de l’ordre, depuis longtemps corrompues, et éprouvant le besoin d’être adulés par la foule.  Peut-être parce qu’ils sont coupés des réalités – ou qu’ils ont, comme Faizal, l’esprit embrumé par les drogues – ils n’ont plus aucun scrupules, plus aucun frein. Ils peuvent faire assassiner des femmes de sang-froid, trahir leurs anciens alliés, aller encore plus loin dans la violence…
Quand à la génération d’après, celle appelée à régner à la mort – inéluctable – des caïds en place, c’est encore pire. Ils sont prêts à éliminer les membres de leur propre clan pour obtenir la reconnaissance et le respect qu’ils exigent…

Gangs of Wasseypur - episode 2 - 4

Le film, dans son ensemble, décrit les profondes mutations qu’a subi l’Inde au cours des cinquante dernières années, passant du servage à l’économie libéralisée, du statut de pays du Tiers-Monde à celui de puissance économique. Les affaires ont changé, à l’instar des pratiques mafieuses qui sont passées de l’attaque de trains à main armée à l’extorsion à grande échelle, en s’appuyant sur les nouvelles technologies et sur internet. Les mentalités des individus aussi… Mais il reste encore des problèmes de castes, de clans, de communautés ethniques et/ou religieuses. Et la condition féminine n’a pas beaucoup progressé non plus, comme en témoigne le terrible viol collectif dont a été victime une étudiante à New Dehli le 16 décembre dernier.
Dans le film, on ne voit d’ailleurs pas beaucoup les femmes. Elles doivent garder leur place d’épouse ou de mère sans faire de vagues, sans contester l’autorité maritale ou filiale. Elles sont régulièrement trompées, bafouées, humiliées, subissent de plein fouet les activités dangereuses de leurs maris ou de leurs fils. Finalement, les plus jeunes semblent se retrouver avec encore moins de liberté que leurs aînées, qui, au moins, avaient le cran de s’opposer à leur mari, comme les deux épouses de Sardar, tour à tour traîtresses et manipulatrices.

L’avantage principal du découpage en deux parties, c’est que cela met bien en relief ce gap générationnel, cette brutale mutation de la société indienne – en bien ou en mal. Et cela permet de mieux percevoir la différence d’approche entre les deux parties. Le style de mise en scène évolue en effet avec les personnages. D’abord assez classique, la première partie évoluait à mi-chemin entre le film historique britannique et le film de gangsters italo-américain. La seconde partie flirte avec les codes et l’esthétique bollywoodiens pour mieux les détourner et elle lorgne vers des polars américains plus sanglants.
On a ainsi l’impression de voir deux films jumeaux abordant des thématiques similaires mais de façon totalement différente.

Gangs of Wasseypur - episode 1 - 4

L’autre avantage, c’est de ne pas lasser le spectateur avec des scènes redondantes de meurtre, de vengeance et de représailles pendant une trop longue durée. Il n’est pas du tout certain que le film, projeté en un seul bloc, ne finisse pas par lasser le spectateur avec son schéma somme toute bien répétitif.
Là, séparé en deux parties projetées à quelques mois d’intervalle, on ne s’ennuie pas une seconde.
Le revers de la médaille, c’est qu’il faut se remettre dans le bain tout de suite et se souvenirs des situations et des rapports de forces présentés dans la première partie du film, sous peine d’être vite largué dans cet arbre généalogique bien fourni (même si les branches ne tardent pas à tomber…) et ces alliances entre clans.

Fresque imposante, Gangs of Wasseypur réussit à nous tenir en haleine pendant plus de cinq heures, en nous entraînant dans des complots de famille étourdissants, dans les pas de comédiens épatants – même si certains d’entre eux forcent parfois un peu le trait. Rien que pour cela, il vaut le détour, car il surclasse sans peine bon nombre de productions américaines qui, bien qu’inspirées des mêmes maîtres, ne font pas montre du même brio narratif.
On est heureux de constater la bonne forme du cinéma indien, hélas peu diffusé sur nos écrans, et surtout de vérifier, après le très bon Udaan – toujours inédit en France, hors festivals, le talent d’Anurag Kashyap, cinéaste à suivre attentivement.

 

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Gangs of Wasseypur - episode 1 Gangs of Wasseypur – 1ère partie
 गैंग्स ऑफ वासेपुर

Réalisateur : Anurag Kashyap
Avec : Manoj Bajpai, Piyush Mishra, Jameel Khan,
Jaideep Ahlawat, Richa Chadda, Tigmanshu Dhulia
Origine : Inde
Genre : Le Parrain de Jharkhand
Durée : 2h40
Date de sortie France : 25/07/2012
Note pour ce film : ●●●●●
Contrepoint critique : Allociné

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Gangs of Wasseypur - episode 2 Gangs of Wasseypur – 2ème partie
गैंग्स ऑफ वासेपुर

Réalisateur : Anurag Kashyap
Avec : Nawazuddin Siddiqui, Zeichan Quadri, Vineet Singh, Tigmanshu Dhulia, Pankaj Tripathi
Origine : Inde
Genre : Le Parrain de Jharkhand 2
Durée : 2h40
Date de sortie France : 26/12/2012
Note pour ce film : ●●●●●
Contrepoint critique : Ciné partout tout le temps

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