Only lovers left aliveQuand Jim Jarmusch s’attaque au film de vampires, on se doute bien qu’on ne va pas assister à un film fantastique conventionnel, mais plutôt à une oeuvre art & essai pure et dure, permettant au cinéaste de développer ses propres thématiques. C’était déjà le cas de son western, Dead man, de son film de samouraï, Ghost dog ou de son film noir, The Limit of control.
Effectivement, Only lovers left alive est tout sauf un film d’horreur. C’est une oeuvre intimiste, contemplative, baignée dans une ambiance mélancolique et nostalgique.

Le personnage principal, Adam (Tom Hiddleston), est un vampire vieux de plusieurs milliers d’années, las de sa vie et de la façon dont le monde évolue. Il est nostalgique des années 1960/1970, et notamment de la musique de cette époque. C’est la seule chose qui le raccroche encore à la “vie”, si on peut utiliser ce terme pour un vampire. Son seul plaisir est de collectionner les guitares ayant appartenu à des musiciens mythiques. Mais malgré cela, son spleen grandit de nuit en nuit, au point qu’il songe au suicide et commande une balle un peu spéciale -une sorte de mini-pieu en bois- pour se donner vraiment la mort.
L’arrivée de son grand amour, Eve (Tilda Swinton), va heureusement lui donner un petit coup de fouet. 
Ils sont amants depuis des lustres et vivent désormais chacun de leur côté pour éviter l’usure du quotidien – Eh oui,  imaginez un peu votre vie de couple au bout de plusieurs milliers d’années… – ce qui leur permet, chaque fois, de se retrouver et de s’aimer comme au premier jour.

Ce n’est pas la première fois qu’elle aide son mari à chasser ses idées noires. Il a traversé les siècles avec des hauts et des bas, parfois influencé par de mauvaises fréquentations, comme Byron, ou écoeuré par l’obscurantisme des humains, les guerres, les épidémies…
Eve est beaucoup plus positive qu’Adam. Elle a toujours vécu avec son époque, sans vraiment craindre le lendemain. Elle aime déambuler dans les villes, se repaitre de culture, d’architecture, de tous les plaisirs de l’existence. 
Mais elle aussi, aujourd’hui, ressent un certain malaise. Le monde évolue mal. Elle se sent agressée par le comportement inconséquent des humains, ces “zombies” qui ne respectent rien, ni personne, qui polluent la planète et pire, polluent leur propre organisme, avec une frénésie de plus en plus palpable. 
L’heure est à l’individualisme, au matérialisme pur et dur, à la bêtise la plus crasse. Ce couple de vampires séculaires, derniers chantres du romantisme, représentants d’une certaine idée de la culture, de l’art, des sciences ne se sent plus vraiment à sa place dans ce monde, et plus du tout en phase avec les nouvelles générations d’humains.

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Et ce n’est pas l’arrivée d’Ava (Mia Wasikowska), la petite soeur d’Eve, qui va dissiper cette déprime persistante. La “jeune” vampirette semble avoir été contaminée par la médiocrité des êtres humains. Elle n’a pas les mêmes idéaux que ses aînés, ni le même mode de vie. Alors qu’Adam vit à Détroit – ville où ont été crées les plus belles voitures américaines, et les plus belles musiques des années 1960/1970 – et Eve à Tanger – ville d’histoire et de culture – Ava vit à Los Angeles pour profiter de l’ambiance bling-bling des folles nuits californiennes. Le romantisme, ce n’est pas son truc. Elle est plus rebelle, plus sauvage.
En témoigne sa fâcheuse manie de boire le sang, “à l’ancienne”, directement à la source : la carotide des humains. Or ce n’est pas très prudent… 
Déjà parce qu’au XXIème siècle, les humains ne plaisantent pas avec ce genre d’agression physique gratuite, et que les enquêtes sur la disparition des humains “consommés” contraint les vampires à fuir rapidement vers d’autres horizons.
Mais aussi et surtout parce que c’est le meilleur moyen de chopper des maladies, avec tout ce sang impur qui abreuve les sillons.

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Hé oui, les nouveaux virus, comme le SIDA, ont décimé la population vampirique. Désormais, les succubes sont contraints d’aller acheter leur ration quotidienne d’hémoglobine dans des banques du sang, pour être sûrs de la qualité du produit. Avec ces précieuses poches de plasma, ils confectionnent les “rouges” millésimés – servis dans des verres à liqueur – et les bâtonnets de sorbet parfum O+  qui leur permettent de subsister.
Mais il suffit d’une gorgée de sang contaminé pour que les vampires qui en boivent soient condamnés.
C’est ce qui est arrivé à Christopher Marlowe (John Hurt). Oui, le dramaturge anglais, rival de Shakespeare – ou Shakespeare lui-même…
Adam et Eve, en fuite après une énième bêtise d’Ava, se réfugient à Tanger et retrouvent Marlowe sur son lit de mort. Quand même, quelle ironie! Trépasser d’une sorte d’“intoxication alimentaire” après avoir survécu à une vie mouvementée, ponctuée de rixes et de condamnations pour hérétisme, espionnage, etc… 
Mais cette fin cruelle est tout un symbole. Avec le dramaturge disparaît un pan d’histoire, de littérature, de poésie. Tout comme se volatilise un peu de la musique rock quand Adam abandonne sa collection d’instruments à Détroit. La culture meurt peu à peu, vaincue par ces “zombies” destructeurs de cervelle.
Ces vampires, marginaux menant une vie de bohème, sont une espèce en voie de disparition. Ils sont les derniers à promouvoir encore un tant soit peu les arts, la philosophie, les sciences… Des êtres fragiles, loin des clichés habituels du film de vampire ou de ses ersatz pour adolescentes en manque de sensations.

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Evidemment, ces vampires sont aussi les alter-égos de Jim Jarmusch, Comme eux, il évolue en marge du système de production des films américains, opposant son style élégant, raffiné, érudit, truffé de références pour initiés, aux oeuvres vulgaires et décérébrées réalisées à Hollywood. Comme eux, il a acquis une certaine sagesse au fil des années et sait prendre du recul sur les choses, avec humour et lucidité. Et comme eux, il est nostalgique d’une époque pas si lointaine où la création artistique battait son plein, tant dans le domaine du cinéma que de la musique.
Son Only lovers left alive est autant un pamphlet sur l’état du monde actuel, en pleine décadence, qu’un acte de résistance contre le système en général, et le cinéma commercial en particulier : volontairement lent, avec un scénario minimaliste – très vaguement inspiré de “La Vie privée d’Adam & Eve”, de Mark Twain- et une bande-originale planante.

Autant dire que ça ne plaira pas à tout le monde, mais les fans du cinéaste et les cinéphiles amateurs de films atypiques y trouveront sûrement leur compte, d’autant que l’oeuvre bénéficie des belles performances d’acteurs de Tom Hiddleston et Tilda Swinton, tous deux délicieusement sensuels et raffinés, de la jeunesse frondeuse de Mia Wasikowska, de dialogues percutants (“Tu as bu Ian? / Oups, oui, désolée…”)et de belles trouvailles de mise en scène, à l’instar de la scène d’ouverture, hypnotique.

Pour notre part, on est sang pour sang conquis par ce film, l’une des bonnes surprises de la compétition officielle cette année.

Notre Note : ●●●●●

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Rédacteur en chef de Angle[s] de vue, Boustoune est un cinéphile passionné qui fréquente assidument les salles obscures et les festivals depuis plus de vingt ans (rhôô, le vieux...) Il aime tous les genres cinématographiques, mais il a un faible pour le cinéma alternatif, riche et complexe. Autant dire que les oeuvres de David Lynch ou de Peter Greenaway le mettent littéralement en transe, ce qui le fait passer pour un doux dingue vaguement masochiste auprès des gens dit « normaux »… Ah, et il possède aussi un humour assez particulier, ironique et porté sur, aux choix, le calembour foireux ou le bon mot de génie…

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