Le cinéma américain est-il capable de retrouver l’inspiration qui le caractérisait durant les années 1970, sa dernière période réellement faste? Est-il encore en mesure de livrer des oeuvres qui soient à la fois un spectacle enthousiasmant et un objet de réflexion et de débat? Est-il encore capable d’entremêler cinéma de genre et film d’auteur pur et dur?
Oui, mille fois oui. Et Night Call en est la preuve éclatante.

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Le premier long-métrage du scénariste Dan Gilroy s’apparente à un thriller, de par son ambiance nocturne poisseuse et sa violence. Mais il s’agit aussi du portrait sans concession d’un jeune arriviste essayant de se frayer un chemin vers la gloire et la fortune, doublé d’une virulente critique sociale, qui fustige les aspects les plus vils de l’Amérique contemporaine. C’est la combinaison de ces deux composantes du récit qui fait la force de Night Call.
Généralement, quand un cinéaste américain veut montrer les dérives du système économique et social à l’oeuvre dans son pays, il raconte la chute d’un personnage ayant connu la richesse et/ou le pouvoir. Ici, Gilroy s’ingénie à faire tout l’inverse. Il décrit une ascension irrésistible. Celle de Lou Bloom  (Jake Gyllenhaal), un jeune homme en apparence ordinaire, bien décidé à vivre son rêve américain.

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Au début du film, il ne possède absolument rien, hormis sa grande détermination, son bagout et son culot. Il n’a pas de travail et doit s’adonner à des combines illégales pour gagner sa vie en attendant mieux. Pourtant, il s’accroche. Chaque jour, il acquiert de nouvelles compétences en passant tout son temps sur internet, cherchant des modules de formation gratuits et des conseils pratiques, dans différents domaines. Hélas pour lui, il se heurte à l’indifférence des employeurs potentiels, peu séduits par son allure de voyou et ses manières policées.
Mais un soir, alors qu’il est au volant de sa voiture sur les routes de Los Angeles, il est témoin d’un spectaculaire accident de voiture et surtout de l’étrange ballet qui s’ensuit. La police vient constater les faits. Les pompiers essaient d’évacuer l’automobiliste blessée avant que la voiture, en flammes, n’ait la mauvaise idée d’exploser. Et deux types sortis de nulle part s’empressent de filmer la scène avec leurs caméras, afin de revendre ces images spectaculaires à une chaîne d’information locale. Lou a une révélation. C’est le métier pour lequel il est fait. Le domaine professionnel dans lequel il va enfin pouvoir s’épanouir et faire fortune. Pour démarrer, il a juste besoin d’un véhicule, d’un caméscope numérique et d’une radio CB capable de capter les fréquences de la police.

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En quelques jours, il assimile les codes utilisés par la police pour désigner les accidents de circulation, les cambriolages, les fusillades… Il parvient ainsi à arriver rapidement sur les lieux d’un accident mortel. Des concurrents sont déjà sur place, mais Lou, plus audacieux que les autres, réussit à filmer le dernier souffle d’une des victimes. Ses images, bien que de moins bonne qualité que celles des autres reporters freelance, attirent néanmoins l’attention de Nina (Rene Russo), la directrice de l’information matinale d’une chaîne en perte de vitesse. Elle achète ses images et l’encourage à continuer, lui prodiguant au passage de précieux conseils que le jeune homme ne va pas manquer de mettre en pratique. Il apprend vite et bien, s’investit totalement dans son projet et récolte fort logiquement les fruits de son travail. Ses reportages plaisent et il gagne de l’argent, qu’il investit illico dans du matériel plus performant. Et les contrats se font de plus en plus juteux.

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En fait, Lou est l’exemple parfait du self-made man qui réussit à force de travail et d’abnégation. Le stéréotype de l’américain lambda qui peut faire fortune en partant de zéro, grâce au système capitaliste. Il incarne le Rêve Américain. Mais, à y regarder de plus près, le portrait n’est pas si idyllique que cela. Si Lou réussit, c’est autant grâce à son dur labeur et son sens des affaires que grâce à son total manque de scrupules et son comportement amoral. Les fonds lui ayant permis d’acheter son matériel initial proviennent d’un larcin. L’assistant qu’il a choisi pour l’assister dans ses expéditions nocturnes est un SDF qu’il exploite sans vergogne, pour une bouchée de pain. Il ne recule devant rien pour obtenir des images chocs, transgressant souvent les lois. Il se faufile dans des propriétés privées au nez et à la barbe des forces de l’ordre, viole l’intimité des familles des victimes, arrange les scènes de crime ou d’accident à sa façon, pour donner plus de piment à sa mise en scène…

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Un charognard? Non, plutôt un ver de terre, pour reprendre le titre original “Nightcrawler”. Un être dépourvu de sensibilité qui s’épanouit dans la boue, se nourrissant de cadavres, de déchets organiques et d’excréments. La nuance est de taille. Ce n’est pas un parasite, mais un acteur essentiel de l’écosystème. Comme tous les animaux, il ne vise qu’à assouvir ses besoins essentiels – se nourrir, avoir un habitat, trouver une partenaire sexuelle – et glaner au passage quelques bonus propres à l’espèce humaine, comme une belle voiture et des vêtements de luxe. Et il trouve son bonheur dans la fange. Ce faisant, il offre à d’autres leur dose de sensations fortes. Car si son business fonctionne, c’est que les téléspectateurs sont avides d’images répugnantes et spectaculaires. Plus les nouvelles sont sordides et les images brutales, plus l’audimat grimpe. Lou ne fait que s’adapter à la demande de sa clientèle. C’est la loi de l’offre et la demande, la pierre angulaire du système libéral.

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Evidemment, la réussite de Lou est moralement choquante, d’autant que l’homme est plutôt antipathique, froid, dur et manipulateur. Mais les autres personnages ne valent pas beaucoup mieux que lui. Son rival reporter (Bill Paxton) est tout aussi cupide et avide de pouvoir que lui. Son “stagiaire” (Riz Ahmed), un SDF qu’il exploite pour un salaire de misère en lui promettant un emploi stable à la fin de sa “formation”, finit par vouloir lui aussi sa part du gâteau quand il comprend que Lou est souvent à la limite de l’illégalité. Et Nina compromet ce qui lui reste d’intégrité pour garder l’exclusivité des vidéos de son meilleur reporter… Non, le portrait que dresse Dan Gilroy de la société américaine et de son modèle économique n’est pas spécialement flatteur. Il fait écho, d’une certaine manière, à celle de Scorsese dans son Loup de Wall Street. Mêmes comportements face à l’argent, au pouvoir, à l’utilisation des failles du système, mêmes dérives morales.

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On pense aussi à Scorsese – celui de Mean Streets, de Taxi Driver, de A tombeau ouvert – au niveau de la forme. Faute de moyens, Dan Gilroy choisit de filmer à la manière d’une série B : simple, directe, sans fioritures. Cela confère au film son aspect brut et naturaliste. Il soigne également l’ambiance, essentiellement nocturne et froide. Et il s’appuie sur ses comédiens, tous parfaitement choisis. De Bill Paxton à Riz Ahmed, en passant par la trop rare Rene Russo – Madame Gilroy à la ville – tous livrent une belle performance d’acteur. Mais Jake Gyllenhaal leur vole incontestablement la vedette. Habité par son rôle, amaigri pour l’occasion, le comédien incarne son personnage avec une rare intensité. Ajouté à ses compositions déjà remarquables dans Enemy et Prisoners, ce numéro d’acteur devrait lui valoir une nomination aux Oscars, voire même la précieuse statuette.  

Pour une première réalisation, Dan Gilroy s’en tire de manière plus qu’honorable. Son Night Call constitue l’une des plus belles surprises de l’année et nous redonne foi en un Cinéma Américain que l’on pensait à bout de souffle. A la fois thriller haletant, portrait glaçant d’un arriviste et d’une société déshumanisée, comédie grinçante et drame social, film d’auteur politique et polémique, ce “petit” film a tout d’un grand.

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Night CallNight Call
Nightcrawler

Réalisateur : Dan Gilroy
Avec : Jake Gyllenhaal, Rene Russo, Riz Ahmed, Bill Paxton, Ann Cusack, Kevin Rahm
Origine : Etats-Unis
Genre : du capitalisme et des vers de terre
Durée : 1h57
date de sortie France : 26/11/2014
Note :
Contrepoint critique : Cinémateaser

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