En 2005, probablement ébranlé par de graves problèmes financiers, le producteur Humbert Balsan mettait fin à ses jours, plongeant dans la détresse sa femme et ses trois enfants. Et laissant orphelins ses collaborateurs de la société Ognon Pictures.
La cinéaste Mia Hansen-Love l’avait rencontré juste avant qu’il ne se suicide, alors qu’elle tentait de trouver des financements pour réaliser son premier long-métrage, « Je viendrai seul », sorti ultérieurement sous le titre Tout est pardonné. Balsan s’était montré très enthousiaste devant le talent de la jeune femme. Il l’avait encouragée, supportée, et avait finalement promis de produire son film. Il est hélas décédé avant de pouvoir entamer le chantier de ce long-métrage, et Mia Hansen-Love a été contrainte de se tourner vers une autre société de production. La jeune réalisatrice n’a cependant jamais oublié cette belle rencontre, pas plus qu’elle n’a oublié celle qu’elle a faite dans les locaux d’Ognon pictures, quelques jours après le drame, avec Dona Balsan et ses trois enfants. Elle avait été impressionnée par le mélange de douleur et de volontarisme de cette famille, qui entendait bien se battre pour que les derniers projets d’Humbert Balsan puissent finalement aboutir. Cela lui a inspiré l’histoire de son nouveau long-métrage, Le père de mes enfants, une fiction très fortement inspirée de la réalité.

Le scénario raconte les difficultés rencontrées par Grégoire Canvel, un producteur indépendant à la tête d’une minuscule société, Moon films. Jusqu’à présent, il avait toujours su mener sa barque sans trop de problème, à la seule force de son caractère, alliant flair, dynamisme, et un incroyable charisme. Mais voilà, le paysage cinématographique a peu à peu changé. Les télévisions sont devenues les principales sources de financement des films, et elles ne veulent pas donner d’argent à des œuvres trop intellos qui ne pourraient pas passer en « prime-time ». Or Grégoire Canvel ne produit que cela, des petits films d’art et d’essai, réalisés par des cinéastes géniaux, mais atypiques, souvent venus de pays non moins atypiques. Pas de quoi intéresser les financiers… Alors, le bonhomme doit se battre sans cesse pour trouver des solutions, pour lever les fonds nécessaires à la réalisation des œuvres. Les budgets sont calculés de manière très serrée, si bien que tout problème, tout imprévu, met la structure en situation financière délicate. Et malheureusement pour lui, Canvel a choisi de produire le film d’un cinéaste suédois brillant, mais caractériel, dont la mégalomanie cause d’importants dépassements de budget…
Les dettes s’accumulent auprès du personnel, des décorateurs, des laboratoires de tirage de copies. Les banques refusent de lui prêter encore de l’argent. Bref, la situation devient de plus en plus ingérable pour Canvel qui sent qu’il ne pourra éviter ni la fermeture de son entreprise, ni la faillite personnelle. Cela le mène à une profonde dépression et au suicide…

Le père de mes enfants - 4 

Le film de Mia Hansen-Love est une plongée fascinante dans les coulisses de la réalisation des films, et notamment dans l’univers peu connu des producteurs. En Europe, on attribue souvent le mérite de l’élaboration d’un film à son seul metteur en scène, mais ce processus est un travail collectif dans lequel le producteur peut jouer un rôle non-négligeable. C’est vers lui que se dirigent tous les regards quand il s’agit d’accepter ou de refuser un dépassement de budget nécessaire à la vision du réalisateur, c’est à lui de régler tous les problèmes de logistique, les états d’âme de certains acteurs-vedettes, les caprices de réalisateurs à moitié fous… C’est un métier finalement assez incroyable, où tout repose sur l’énergie, le relationnel, la diplomatie et l’art de faire des compromis.
L’agitation qui entoure Canvel, toutes les mini-catastrophes qu’il doit gérer feraient un formidable sujet de comédie burlesque si elles n’avaient, mises bout à bout, des conséquences aussi tragiques. L’ensemble peut paraître totalement improbable, mais est en fait extrêmement réaliste. Chaque situation s’inspire d’événements ayant bel et bien eu lieu, chaque protagoniste évoque des personnalités du cinéma encore en activité.

Ainsi, les cinéphiles peuvent s’amuser à deviner qui se cache derrière tel ou tel personnage. Le cinéaste suédois, génial mais colérique, ingérable, perfectionniste jusqu’à la folie évoque un peu Lars Von Trier, dont Balsan avait produit Manderlay, mais surtout Belà Tarr, dont il avait commencé à produire L’homme de Londres. C’est ce film inclassable, radical, aux qualités artistiques et graphiques évidentes, mais au rythme insupportablement lent, qui est à l’origine de la faillite d’Ognon pictures…
Le film terminé et promis, selon Canvel, à un beau succès public fait probablement référence à Quand la mer monte, le film de Yolande Moreau qui a triomphé aux Césars en 2005.
Le cinéaste oriental joué par le réalisateur kazakh Djamshed Usmonov (L’ange de l’épaule droite), assez symbolique du type d’artiste que Balsan aimait à révéler, rappelle Youssef Chahine, Elia Suleiman, ou Maroun Bagdadi, autant d’auteurs avec qui il a collaboré… L’ami producteur joué par Eric Elmosnino s’inspire probablement de Paolo Branco, qui tenta de redresser Ognon pictures après le décès de Balsan… Enfin, le personnage du jeune cinéaste qui est le dernier à avoir enthousiasmé le producteur rappelle évidemment la propre histoire de Mia Hansen-Love.
Il y a aussi plein d’allusions à d’autres films non-produits par Balsan, et même quelques films imaginaires, dont les fausses affiches décorent malicieusement le bureau de Canvel…

Mais cet aspect ludique est anecdotique. Ce beau film sur le cinéma illustre surtout la difficulté de produire, aujourd’hui, des films à vocation artistique dans un monde qui ne jure que par la rentabilité et le profit. Cela dit, Canvel/Balsan possédait une personnalité rare. C’était un homme passionné par son métier, passionné par l’art cinématographique, qui aimait découvrir des oeuvres et des auteurs, et faisait tout pour partager ses coups de cœur avec les spectateurs. Contre vents et marées, il n’hésitait pas à se lancer dans les projets les plus fous, par amour pour la création. Et il se battait pour conserver la main sur son catalogue de films, dont la vente aurait pourtant pu – partiellement – renflouer ses finances, parce que pour, lui, il s’agissait bien plus que de simples marchandises. Le cinéma, c’était sa vie et ses films étaient comme ses enfants – le titre du film peut d’ailleurs se lire au propre comme au figuré… 

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Mia Hansen-Love montre comment la vie professionnelle et personnelle du personnage étaient intimement liées, juste distinguées par des téléphones portables différents, connectés en permanence. Il restait en effet toujours joignable pour le travail, afin de régler de petits détails, tenter de raisonner un réalisateur trop nerveux, calmer les créanciers, rassurer les banques,… mais aussi pour la famille. Le peu de temps dont il disposait en dehors de ses tâches professionnelles, il le consacrait uniquement à sa famille, mettant un point d’honneur à transmettre son énergie, sa passion, ses valeurs à ses filles adorées.

La transmission d’un savoir, la transmission du goût pour la culture, la transmission d’un patrimoine, au sens général comme au sens étymologique du terme, est le vrai sujet du film… Il est d’ailleurs pleinement illustré dans sa deuxième moitié : La femme de Canvel/Balsan y tente de poursuivre son travail, de boucler tous les tournages en cours, par respect pour tout ce que l’homme a accompli, par fierté pour ce qu’il laisse à la postérité. Dans le même temps, sa fille aîné se met à fréquenter assidument la cinémathèque – dont Humbert Balsan fut le sous-directeur – et s’enthousiasme pour le cinéaste auquel une rétrospective est dédiée, animée de la même fougue que son géniteur… Il y a peut-être un gène de la cinéphilie, mais il y a surtout la façon dont peut se communiquer la passion, dont on peut – et doit – éveiller les regards…

Mia Hansen-Love, elle, reprend le flambeau de plusieurs grands cinéastes, notamment ceux de la Nouvelle Vague, si chers aux Cahiers du Cinéma dont elle a été, un temps, collaboratrice. Pour ce qui n’est que son second long-métrage, elle fait preuve d’une belle maîtrise du langage cinématographique. Le père de mes enfants impressionne déjà par sa rigueur narrative, avec sa construction en deux parties qui fait du suicide de Canvel, non pas l’aboutissement du film – ce qui aurait été la logique d’un film conventionnel – mais le point central, le moment où l’œuvre bascule, évolue vers autre chose, plus lumineux qu’on ne le pensait. Cependant, si l’œuvre est aussi réussie, c’est grâce d’une part à la sensibilité de la mise en scène, qui se tient à bonne distance des personnages, évitant tout pathos inutile, et d’autre part à la talentueuse direction d’acteurs de la jeune cinéaste.

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Elle a offert tous les rôles principaux à des comédiens peu connus, voire inconnus, qui se révèlent ici tous absolument magnifiques de justesse. On pense bien sûr au comédien incarnant Canvel, Louis Do de Lencquesaing, parfaite incarnation d’Humbert Balsan, qui irradie de charisme et d’énergie. Et à sa fille, Alice de Lencquesaing, qui joue le rôle de la fille aînée du producteur, confondante de douceur et d’émotions contenues. Mais on pourrait aussi citer les performances de Chiara Caselli (qui joue la femme de Canvel), Sandrine Dumas (sa secrétaire), Dominique Frot (une collaboratrice de Moon films) ou encore Magne Havard-Brekke (Jansen, le cinéaste suédois), et tous les enfants, parfaits…

Le père de mes enfants est un beau film, qui rend hommage avec tact et sensibilité à un grand bonhomme du cinéma français, Humbert Balsan, qui porte fièrement l’étendard d’une certaine conception du cinéma et de l’art en général, et qui confirme tout le bien que l’on pensait de Mia Hansen-Love, jeune cinéaste volontaire et inspirée. Face aux blockbusters et aux films pour enfants de cette fin d’année, il ne bénéficie que de très peu d’exposition médiatique, mais que cela ne vous empêche pas de le découvrir en salles. Franchement, il le mérite…

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Le père de mes enfantsLe père de mes enfants
Le père de mes enfants

Réalisateur : Mia Hansen-Love
Avec : Louis-Do de Lencquesaing, Chiara Caselli, Alice de Lencquesaing, Eric Elmosnino 
Origine : France
Genre : hommage à Humbert Balsan 
Durée : 1h50
Date de sortie France : 16/12/2009

Note pour ce film : ˜˜˜˜˜

contrepoint critique chez : la houlette du hérisson 
                                 

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