Le nom d’Erzsébet Báthory n’est pas inconnu des amateurs de littérature et de cinéma fantastique. D’après la légende, cette aristocrate hongroise du XVIème siècle, tuait des jeunes vierges et se baignait dans leur sang pour conserver une éternelle jeunesse. Une figure quasi-vampirique qui a d’ailleurs inspiré nombre de récits fantastiques, aussi bien des romans (« Tragica historia » de László Turóczi, « Carmilla » de Sheridan Le Fanu, « Erzsébet Báthory, la Comtesse sanglante » de Valentine Penrose,…) que des films (Les lèvres rouges, de Harry Kümel, Comtesse Dracula de Peter Sasdy, Contes immoraux de Walerian Borowczyk…).

Aujourd’hui, c’est au tour de Julie Delpy de s’attaquer à l’histoire de celle que l’on surnommait « la Comtesse sanglante », en réalisant La Comtesse et en s’octroyant au passage le rôle principal. Une surprise, car après qu’elle eut signé deux aimables comédies, Looking for Jimmy et Two days in Paris, on ne l’imaginait pas vraiment dans ce registre-là…

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Mais très vite, on comprend que la réalisatrice va s’affranchir du folklore et des légendes fantastiques associées au personnage pour nous proposer une version alternative des événements, à partir des théories d’historiens évoquant une machination destiné à ternir l’image des Báthory.
Le film se veut donc plus réaliste, mais reste malgré tout dans le domaine de la fiction, la trame principale, centrée autour d’une folie amoureuse et d’un complot politique, ayant été intégralement écrite par Julie Delpy.

Le début repose sur des faits historiques avérés et reprend rapidement les grandes étapes de la biographie d’Erzsébet Báthory : naissance en 1560 dans une grande famille de la noblesse hongroise, mariage dès l’âge de quinze ans à Ferenc Nádasdy, à qui elle donnera trois enfants… La comtesse s’occupe des propriétés familiales, dont le château de Čachtice, dans les Carpates, pendant que son mari s’illustre lors de la grande guerre contre les turcs (1593-1606).
Celui-ci décède en 1604, dans des circonstances mystérieuses. Le film évoque une infection fulgurante, mais laisse planer le doute, suggérant que Nádasdy a peut-être été empoisonné par les gardes personnels du roi… L’homme était en effet devenu gênant pour le pouvoir en place, qui prenait ombrage de son prestige naissant et lui devait de fortes sommes d’argent en échange de ses bons et loyaux services…
Erzsébet reprend toutes les affaires de son mari et continue de gérer de main de maître les finances familiales. Riche, puissante et désormais veuve, elle attire l’attention de nombreux prétendants, mais repousse leurs avances et reste indépendante…

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A partir de là, Delpy lui invente une passion amoureuse dévorante avec le jeune Istvan Thurzo. Mais le père du jeune homme, ayant lui aussi des vues sur la comtesse, et surtout sur ses terres, a décidé de contrarier cette liaison gênante. Il envoie son fils à l’étranger, puis le force à épouser une autre femme. Par ailleurs, il veille à ce que la correspondance entre les deux amants soit interceptée et pire, écrit à Erzsébet une fausse lettre de rupture.
Ne supportant pas ce rejet brutal, la comtesse sombre peu à peu dans la folie. Elle se persuade qu’elle a été rejetée en raison de son âge et se persuade que l’application sur sa peau du sang de jeunes filles vierges peut lui redonner jeunesse et beauté.
Les assassinats se succèdent, jusqu’à ce que Erzsébet Báthory soit arrêtée et emmurée vivante, en 1611…

La réalisatrice ne remet donc pas en cause la folie meurtrière du personnage, mais elle tente de la débarrasser de son caractère monstrueux, de lui redonner un visage humain. Son Erzsébet Báthory n’est pas la créature sadique décrite par la légende, qui prenait plaisir à torturer d’innocentes jeunes femmes, mais une personnalité complexe, très forte, par certains aspects, mais aussi très fragile psychologiquement, malade d’amour et de dépit, obsédée par son âge et son apparence déclinante. Elle est ici autant bourreau que victime. Victime d’une conspiration ourdie contre elle, destinée à mettre la main sur ses possessions. Victime aussi de sa propre folie, de son autorité, qui l’a conduite aux pires atrocités…

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Ce qui a surtout intéressé Julie Delpy, c’est le pouvoir que possédait cette femme en avance sur son temps.
A une époque où les hommes, pour protéger un patriarcat dominant, prétendaient que les femmes ne sauraient gouverner un pays – ou une contrée – car elles passaient trop de temps à se soucier de leur apparence et de leur beauté, la comtesse Báthory démontrait absolument le contraire. Erudite, parfaitement instruite, maîtrisant quatre langues différentes, elle gérait ses affaires à la perfection, assurant la prospérité de sa famille et de leurs nombreux domaines. Le roi de Hongrie lui était redevable de fortes sommes d’argent et elle ne se privait pas pour traiter d’égale à égal avec les hommes.
Il est fort à parier que son pouvoir agaçait bon nombre de familles de l’aristocratie hongroise, tout comme son style de vie.
Sa religion – protestante -, son intérêt pour la science – apparentée à de la sorcellerie à l’époque – sa liaison saphique avec Anna Darvulia, une de ses servantes, étaient fort mal perçus par ses pairs…

Avec son histoire de machination faisant intervenir Thurzo et le roi de Hongrie, Julie Delpy n’est sans doute pas très loin de la vérité. Il est fort probable que le mythe de la « comtesse sanglante » ait été fortement monté en épingle pour salir le nom de la famille Báthory et lui ôter un pouvoir devenu embarrassant en haut-lieu.
Certains historiens ont même avancé l’idée que la comtesse était totalement innocente des crimes qui lui étaient reproché…

Ce portrait de femme atypique permet à Julie Delpy – la cinéaste d’offrir un rôle fort et nuancé à Julie Delpy – l’actrice. La comtesse Báthory est tour à tour perdue et déterminée, amoureuse et haineuse, vulnérable et impitoyable. Un personnage intense, charnel, complexe…
Pour lui donner la réplique, elle s’est entourée d’un prestigieux casting international : Anamaria Marinca (Anna Darvulia), Daniel Brühl (Istvan Thurzo), William Hurt (Gyorgy Thurzo) et Sebastian Blomberg (Dominic Vizakna)… Chacun incarnant son rôle avec application et professionalisme.

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Avec un tel sujet et une telle distribution, on devrait être totalement conquis. Mais curieusement, on reste un peu sur notre faim, peinant à éprouver totalement de l’empathie pour le personnage, et empêchant donc l’émotion d’affleurer. Peut-être à cause du classicisme de la mise en scène et du jeu d’acteurs, pourtant irréprochables, La Comtesse est une œuvre trop froide, trop austère, à laquelle il est difficile d’adhérer.
Il est probable que la cinéaste a voulu trancher avec les ambiances baroques des films fantastiques mettant en scène une Erzsébet Báthory vampirique, mais elle est allée un peu trop loin dans le rigorisme.
Du coup, son film manque paradoxalement d’âme et de chair, alors que tout avait été savamment mis en place pour troubler le spectateur, lui faire ressentir les tumultes agitant l’héroïne. Dommage…

Mais même si on peut éprouver une pointe de frustration à l’égard de ce film trop austère, La Comtesse reste malgré tout une œuvre intéressante et bien menée. Elle confirme en tout cas les ambitions artistiques de Julie Delpy, qui de projet en projet, s’impose comme une réalisatrice à part entière, intelligente et attachante.

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La Comtesse La Comtesse
The Countess

Réalisateur : Julie Delpy 
Avec : Julie Delpy, Daniel Brühl, William Hurt, Anamaria Marinca, Sebastian Blomberg
Origine : France, Allemagne 
Genre : portrait de femme (fatale)
Durée : 1h34
Date de sortie France : 21/04/2010

Note pour ce film : ●●●○○○

contrepoint critique chez : Tadah! Blog
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9 COMMENTS

  1. Cette version soft de la vie de la contesse correspond bien à l’ère du formatage et de la manipulation de l’information qui est la nôtre : la violence gratuite, le sadisme et la brutalité ne peuvent qu’être le fait que des hommes qui sont toujours du côté des boureaux, tandis que les femmes ne peuvent qu’être du côté des victimes. Alors on élude la responsabilité de cette femme : victime de son amour pour un homme (finalement c’est un peu l’homme le responsable), victime d’elle même emprisonnée dans sa folie meurtrière, victime d’un complot politique. Ah la pauvre … Et puis il ne peut s’agir que d’une légende … comme celle de Gilles de Rai ? idéologie, thème, ne font pas de bons films

  2. @ Olivier : Julie Delpy aurait pu dresser le portrait d’une femme sadique, assoiffée de sang, complètement illuminée, mais cela a déjà été fait par le passé et cela aurait empêché l’actrice de nuancer le personnage. Elle a pris le parti d’aborder la légende sous un angle plus réaliste et romantique. On a tout à fait le droit de ne pas être d’accord avec ce choix, mais c’est son film, sa vision…

    Après, je ne vois pas en quoi le film « manipulerait l’information » et véhiculerait un message anti-hommes.

    Julie Delpy humanise son personnage, mais n’élude en rien sa folie et sa responsabilité dans les meurtres commis.
    Elle aurait pourtant pu le faire : certains historiens ont remis en question la culpabilité d’Erzsebet Bathory, s’appuyant sur le fait que la comtesse n’a jamais eu l’occasion de se défendre lors d’un procès, que les témoignages à charge ont été obtenus en torturant ses serviteurs et que sa disparition arrangeait plusieurs nobles et le roi de Hongrie lui-même.
    Etait-elle coupable? Totalement innocente? Partiellement impliquée dans ces disparitions de jeunes femmes? On ne connaîtra sans doute jamais la vérité, faute de documents suffisants.
    En revanche, l’histoire de la comtesse-vampire et des bains de sang censés procurer éternelle jeunesse n’a aucun fondement et c’est pourtant elle qui, via les croyances populaires et la littérature fantastique, a construit la légende…
    A partir de cette histoire qui n’a jamais vraiment été élucidée, n’importe qui peut broder un récit fantastique, dramatique, romantique, voire comique. L’argument de « manipulation de l’histoire » ne tient donc pas la route.

    Quant à la charge anti-hommes dont serait coupable la cinéaste, ce n’est qu’une question d’interprétation.
    Oui, elle s’est intéressée au personnage pour le pouvoir qu’elle possédait, inhabituel pour une femme à cette époque, et oui, elle est probablement sensible à l’aspect féministe de cette figure historique.
    Mais, cher Olivier, être féministe n’implique pas, fort heureusement, d’être contre les hommes…
    Evidemment, les personnages joués par William Hurt et Sebastian Blomberg apparaissent comme des salauds – le récit l’exige – mais leur aspect « négatif » est contrebalancé par celui, « positif » du personnage de Daniel Brühl…
    Je n’y vois donc rien de sexiste…

    Dis-donc, face à un film de Catherine Breillat, où les hommes, par pure provocation, sont souvent des salauds ou des êtres pathétiques, tu dois te mettre dans tous tes états, toi ! 🙂

  3. … nuancer le personnage ? Comme on nuancerait les actes commis par les criminels des camps nazis qui se sont livrés aux mêmes atrocités (ou presque) ?
    Quant à aborder une légende sous un angle plus réaliste, je ne vois pas ce que vous voulez dire, encore moins quand vous parler d’angle plus réaliste et romantique : on frise l’aporie et autre oxymoron (poil au menton). Mais bon c’est pas grave, c’est dimanche, .
    Par ailleurs, je ne crois pas avoir dit que le film était anti-homme .. anti-âge à la limite ….. critiquer un film féministe ne signifie pas qu’on est anti-féministe ou pro-machiste. Je remarque simplement que certains crimes commis par les femmes sont tabous et chagrinent et embeitouillent autant certaines féministes que les hommes (j’habite Grenoble et j’ai remarqué la gêne qu’il y avait à aborder le récent fait divers où 3 adolescentes armées d’un couteau et d’un marteau ont torturé et violé un quinquagénaire. Que de tabous transgressés d‘un coup !). Pour faire simple, je constate que les hommes sont sans cesse dévalorisés (séries télé, films, pub) et les femmes sur valorisées : les hommes sont lâches, faibles et immatures, tandis que les femmes sont fortes et courageuses, etc. C’en est presque devenue une évidence (triste époque).
    Ce film réussit le tour de force à humaniser une femme qui a commis des crimes monstrueux prétextes à une soupe romantique démagogique et malhonnête tout en donnant le plus mauvais rôle à un homme. Sur allô ciné un(e) internaute halluciné va jusqu’à trouver le personnage de la comtesse très émouvant (sic). Vous avez dit manipulation ?

  4. Dans la précipitation, j’ai en effet écrit une aberration… La légende ne peut être réalité…
    Cela dit, il faut bien distinguer le personnage bien réel de la Comtesse Bathory et la légende qui en a été tirée.
    Ce n’est pas parce que les récits populaires l’ont présentée comme une folle sanguinaire qu’elle a réellement été une meurtrière. Je le répète, le fait divers fait l’objet d’une querelle entre historiens et certains affirment qu’elle a été victime d’un complot politique…
    Et même si elle a réellement commis tous ces meurtres, je ne vois pas en quoi cela empêche Julie Delpy d’en tirer une fiction – elle l’a présenté comme telle – dans laquelle la comtesse n’est pas juste une tortionnaire sadique (quel intérêt, sinon un vulgaire film d’horreur déjà tourné plusieurs fois?) mais un être humain tourmenté, que la solitude et la peur de vieillir on rendu fou…
    Un personnage touchant, oui, je suis d’accord avec cette définition, d’une certaine façon. Touchant parce que condamné d’avance, parce qu’entraîné dans sa folie au point de perdre tout ce qui lui restait. Et ce n’est pas parce qu’on peut éprouver une forme de compassion à son égard que l’on cautionne ses actes…
    Quant à votre vision de la société où les hommes seraient dévalorisés, bafoués, au profit des femmes, je la respecte, mais désolé, je ne la partage pas. De nombreuses oeuvres mettent en avant des personnages féminins forts, c’est un fait, mais on trouve aussi bon nombre d’exemples où la testostérone domine allégrement, avec un discours macho à la clé, et aussi, fort heureusement, des oeuvres où hommes et femmes sont traités d’égal à égale.
    Enfin, le terme « manipulation » me semble un peu exagéré. Devant une oeuvre, documentaire ou fiction, chacun est capable d’utiliser son libre-arbitre…

  5. … bien sûr, mais à une époque où le cinéma est devenu un objet de consommation et rarement un oeuvre d’art, je persiste à penser que ce film est politiquement et « féministement » correct dans le fond comme dans la forme. Pire, il n’échappe pas au relativisme général qui aboutit à dire tout et son contraire, jusqu’à faire d’une tortionnaire sadique une héroïne « touchante ».
    Si les aveux ont été obtenus sous la torture, reste les nombreux témoignages de l’époque avec une réputation plus que sulfureuse de la dame. Et puis pourquoi inventer une histoire aussi tordue pour la descendre ? Il fallait avoir une sacré imagination, à moins que la réalité ait puissamment aidé ? Et la thèse du complot paraît bien récente et bien mince pour être tout à fait crédible.
    Effectivement, des prétextes fallacieux devenus légende (bain de sang pour préserver une jeunesse éternelle …) ont été inventés pour légitimer ces actes barbares. Car la vraie raison, une femme habitée par des pulsions sadique, ça gêne aux entournures. Le négationnisme sert aussi à se cacher une réalité insoutenable : tout comme certaines femmes féministes refusent la réalité de l‘âme humaine. « La femme est l’avenir de l’homme » prit au premier degré fait vraiment des ravages !..
    Tout ça me rappelle une émission de radio sur les femmes et la prison au cours de laquelle une intervenante expliquait sans rire que la violence des femmes étaient toujours légitimée par une réaction de défense d’elle même ou de l’enfant contre l’agression d’un compagnon, d’un homme. Il était impossible pour cette jeune personne d’envisager – c’était avant Abou Graïb dirigé d’ailleurs un temps par une femme militaire – qu’une femme puisse être du côté des bourreaux et des monstres.
    Mais je me répète à force d’insister, aussi je proposerai à Julie Delpy un autre scénario qui consisterait à établir un parallèle entre la monarque barbare du XVII siècle et les jeux barbares des notables et puissants de notre époque (Auxerre, Toulouse, etc), qui ont tout : l’éducation, la culture, l’autonomie, le pouvoir, l’argent et qui jouissent à torturer en tout impunité sans n’être jamais (ou presque) inquiétés. Gonflé non ?

  6. Bonjour, il est sûr que ce personnage n’est pas sympathique (mais est-ce que JD a cherché à la rendre attachante, je ne suis pas sûre). La comtesse était folle à sa manière qui comme Gilles de Rais à un niveau encore plus horrible a pu tuer des jeunes filles en toute impunité. Elle aurait pu continuer longtemps si elle n’avait pas été ce qu’elle était: une femme plus puissante et riche que d’autres hommes. Elle est devenue gênante. J’ai bien aimé ce film mais certaines images sont à déconseiller aux âmes sensibles. Bonne journée.

  7. ce n’est donc pas parce que la comtesse a torturé des dizaines ou des centaines de jeunes femmes par plus plaisir qu’elle fut mise hors d’état de nuire, mais parce qu’elle était plus puissante que d’autres hommes … une victime en sorte. Une victime des hommes. Bisarre comme interprétation. Et il ne manquerait plus que JD ait tenté de la rendre attachante ..
    « la comtesse était folle … » : dites-donc dasola, la folie a bon dos. Non. Elle était terriblement perverse et jouissait de faire souffrir autrui. Gratuitement. Par choix (les pulsions, c’est aussi un argument trop facile).
    Il s’agissait d’une femme intelligente, peut-être très intelligente, assurément très riche, exerçant le pouvoir sur les autres (et donc libre de sa destinée) qui n’avait par conséquent strictement aucune excuse. Si on commence à trouver des excuses à ce type de criminels, alors tous les criminels sont excusables. Les femmes comme les hommes. Ce film est malsain dans le fond comme dans la forme; toute idéologie, et le féminisme n’y échappe pas, est réducteur, bidouilleur de la réalité, sorte d’avant goût du totalitarisme. Ca promet !

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