Depuis le début du XXème siècle, il est coutume d’employer le terme de 7ème art lorsqu’on parle de cinéma. Le 8ème art, quant à lui, serait l’art de la « prestation », incluant la télévision, mais aussi le théâtre et la photographie. Enfin, de plus en plus, on utilise le terme de 9ème art pour définir cet exercice considéré comme mineur pour la plupart, mais qui personnellement me tient beaucoup à cœur : la bande dessinée.

Et justement, un des grands du 9ème art a décidé de se frotter au 7ème art, en la personne de Joann Sfar, qui nous présente aujourd’hui Gainsbourg (Vie Héroïque). Pas un vulgaire biopic sur l’auteur de « La javanaise » ou « Elisa », mais un « film-conte » surprenant, inspiré de sa vie tumultueuse. En poussant un peu plus loin, on pourrait même se demander si le malin bédéaste n’a pas trouvé ici le moyen idéal pour s’amuser avec la totalité des arts majeurs !

Gainsbourg (vie héroïque) - 2

Je passerai rapidement sur l’Architecture, premier de la liste, pour éviter les métaphores douteuses qui tourneraient vite autour de la belle charpente de Laetitia Casta, provocante et sexy dans la peau de la sulfureuse Brigitte Bardot.

En seconde position, la Sculpture. Celle-ci pourrait s’illustrer par les splendides marionnettes figurant le côté sombre de Gainsbourg. Là où d’autres auraient choisit la facilité de l’imagerie 3D, Sfar a eu la bonne idée de faire appel au responsable des effets spéciaux du Labyrinthe de Pan pour créer des monstres oniriques, profonds et hauts et en couleurs, qui collent aux basques du héros et deviennent aussi importants que les personnages réels du film.

Vient ensuite la Peinture, art triplement représenté dans ce film, d’une part par les sublimes aquarelles de Sfar qui traînent de ci de là – sous la plume du petit Lucien ou sur les murs d’un cabaret ; d’autre part par la carrière première du jeune Ginsburg, apprenti peintre aux Beaux-Arts de Paris ; enfin par la composition des plans, très riche, fourmillant de détails, travaillés comme des toiles de maîtres. Voir par exemple, cette scène sublime dans l’atelier de Dali.

La Musique, bien évidemment, trouve tout à fait sa place dans un film sur un chanteur, mais là encore, choix judicieux du réalisateur qui, plutôt que de compiler les titres originaux dans un énième best-of de peu d’intérêt, demande aux acteurs de réinterpréter eux-mêmes les chansons, sur des musiques revues et arrangées par des musiciens actuels tels que Gonzales ou Dionysos.

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Même si Gainsbourg se définissait comme un piètre danseur, ce 5ème art qu’est la Danse, est ici parfaitement amené et sublimé lors d’un slow timide, pudique et pourtant hautement érotique à la fois, où l’on comprend comment Gainsbourg et Gréco se sont aimés… le temps d’une chanson. 

La Poésie, bien sûr, est omniprésente, tant dans les vers de Baudelaire déclamés par le garçon amoureux de son modèle, que dans les paroles des chansons que Gainsbourg offre à ses muses… et en y repensant bien, tout simplement par l’ambiance poétique générale dans laquelle baigne ce film, et ce non seulement par le verbe, mais aussi par le geste et la splendeur des décors, truffés d’objets hétéroclites – instruments, livres, disques, jouets, et même des animaux empaillés – un véritable inventaire à la Prévert…

Je passe volontairement sur le 7ème art, et en vient directement à l’art de la Prestation scénique. Et là, ô joie : Eric Elmosnino ne joue pas Gainsbourg, mais est Gainsbourg ; timide, provoquant, classe, arrogant, touchant… parfait. Tout comme la pléiade de seconds rôles, ceux dont on parle partout bien sûr – Laetitia Casta / Brigitte Bardot, Anna Mouglalis / Juliette Gréco, Lucy Gordon / Jane Birkin – mais aussi les nombreux autres, tout aussi jouissifs, Yolande Moreau / Fréhel en tête !

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Et nous voici au 9ème art, la bande dessinée !
Le bédéphile fan de Sfar que je suis ne peut que se réjouir devant un tel projet. Pour le côté visuel, tout d’abord, du superbe générique en dessin-animé aux splendides peintures de Sfar qui parsèment les décors, des toits de Paris en carton-pâte aux cadrages semblables à des cases de BD…
Mais le fan de Sfar se réjouira aussi des thèmes abordés : cette vie héroïque contée par notre Joann se joue de la réalité pour mieux lui permettre de traiter de ses obsessions et autres lubies ; du judaïsme à la poésie, en passant par la musique yiddish et les filles à poil ! Comment ne pas penser à son «Grand Vampire» (1) quand on voit le jeune Gainsbourg maigrelet aussi mal à l’aise dans ses costards serrés que dans ses histoires d’amour, au «Chat du Rabbin» (2) face au félin doué de parole de Juliette Gréco, à «Klezmer» (3) quand une classe de jeunes orphelins retrouve le sourire grâce à un vieil air de musique traditionnelle juive, à «Pascin» (4), ce peintre parisien libertin qui aimait se taper ses modèles autant que les peindre, aux gentils monstres qui peuplent le « Petit Monde du Golem » (5) et le manoir du «Petit Vampire» (6)…
Tout y est, et c’est bon comme autant de pages de BD qu’on feuillette en s’en prenant plein les yeux !

Mais nous sommes sur un site dédié au cinéma, me direz-vous, alors en ce qui concerne le 7ème art, qu’en est-il ?
Eh bien, le cinéma se situant au confluent de tous les arts graphiques et sonores, une œuvre réunissant toutes les qualités énumérées plus haut ne peut évidemment pas être mauvaise. Et les deux premières parties du film sont même proches de l’excellence.
Fort de son choix d’aborder la vie de Gainsbourg par le biais d’un conte fantastique, vision d’un imaginaire enfantin bouillonnant, multiplie les trouvailles narratives et visuelles pour relier les différentes parties de son récit, toutes plus envoûtantes les unes que les autres, use de son art de l’ellipse pour parcourir les époques à grande vitesse sans donner l’impression de traiter son sujet à la légère. De fait, le portrait reste constamment fidèle au mythe, mettant bien en valeur tous les aspects de la personnalité complexe du génial chanteur.

Il montre comment toute la vie adulte de Gainsbourg a été influencée par le passé du petit Lucien, juif portant l’étoile jaune dans le Paris occupé des années 1940. La scène où le gamin sort de chez lui, se fait jeter d’un magasin par une vendeuse peu aimable, croise des collabos chantant « la Marseillaise » et tombe nez à nez avec des affiches de propagande antisémite représentant les juifs comme des créatures monstrueuses, au nez et oreilles démesurés est fondatrice. Elle cristallise tous les complexes que le gamin a pu nourrir sur son identité juive, sur son physique qu’il trouvait ingrat, sur sa timidité…
Obligé de surmonter tout cela, le jeune garçon s’est très vite créé un double sur lequel décharger ses angoisses – le monstre -, puis un double inversé, dont il pourrait copier l’attitude, pleine d’assurance et d’insolence : « La Gueule ».

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La « vie héroïque » du titre, fait probablement référence à la façon dont le petit garçon timide, complexé, a réussi à surmonter ses handicaps pour devenir un auteur/compositeur adulé, en se plongeant à corps perdu dans les pratiques artistiques. (Peut-être peut-on également y voir des correspondances avec le parcours personnel du réalisateur/dessinateur)
Elle fait aussi référence à cette dualité de personnalités au sein du même corps, qui a tourmenté l’artiste tout au long de son existence : Gainsbourg le dandy chic et sage et Gainsbarre le provocateur, l’audacieux, mais aussi l’homme des pires excès autodestructeurs…
Le film montre de manière poétique, par de belles joutes verbales entre le personnage et son double-marionnette, comment il a trouvé l’équilibre complice entre ses deux parts de lui-même. Mais il montre aussi la violente confrontation des deux parties de la vie de Gainsbourg, ses deux univers.
La première partie du film est très visuelle. La musique est reléguée au second plan. On est dans l’enfance, l’adolescence, la passion pour les arts picturaux et le dédain de la musique et de la chanson en particulier. Dans la seconde partie, Gainsbourg découvre la chanson et l’ambiance du Saint-Germain-des- Prés de Boris Vian, rencontre ses muses et les deux univers se marient à merveille, avec la grâce de ces vieilles comédies musicales dont Sfar s’est inspiré, comme Un américain à Paris. Puis peu à peu, imperceptiblement, la musique se fait omniprésente, prend le pas sur l’aspect graphique de l’œuvre.
Rien d’étonnant que le point de rupture du récit se situe au moment de la rencontre avec Jane Birkin, au moment où Serge se rend compte, dépité, qu’il ne sait plus dessiner.

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Car hélas, à partir de ce moment-là, le récit perd de sa belle densité, l’imaginaire cède peu à peu au réel et le film s’essouffle. Ce que Joann Sfar avait savamment réussi à éviter jusque-là se produit : les scènes se succèdent mécaniquement, sans liant, donnant la désagréable impression de feuilleter trop rapidement un vieil album photo dont les couleurs ont bien pâli… Quel dommage ! C’est comme si, au moment où il dévore Gainsbourg, Gainsbarre dévorait aussi le pauvre Sfar.
Peut-être qu’en arrivant sur la partie plus connue de la vie de l’artiste, le réalisateur s’est senti emprisonné et cloisonné par la réalité et ne pouvait plus lâcher la bride à son imagination si fertile et intéressante. Peut-être encore que les scandales et la descente en enfer l’intéressaient moins que la vie héroïque qu’il met en avant dans le titre de son film.
Ou alors, peut-être tout simplement est-ce parce que chez Joann Sfar les méchants ne sont jamais totalement méchants, et que son Gainsbarre en ressort un peu trop gentil et pas assez barré…
Toujours est-il que le charme opère moins… un peu moins.

Dommage que cette fin nous laisse sur la notre, de faim, donc ; mais il serait encore plus dommage de rester sur cette triste note et d’oublier le travail remarquable effectué sur ce film ; la poésie, la beauté, l’inventivité et l’émotion véhiculées par ce bien beau conte.
Du 9ème art au 7ème art il n’y avait qu’un pas, que Joann Sfar a su franchir de façon plus qu’honnête… Espérons maintenant qu’il confirme son essai avec le long métrage tiré de son fameux et facétieux « Chat du Rabbin », dont la sortie est prévue pour juin prochain au plus tôt !


(1) : « Le Grand Vampire » (6 tomes) de Joann Sfar – éd. Delcourt
(2) : « Le Chat du Rabbin » (5 tomes) de Joan Sfar –éd. Dargaud
(3) : « Klezmer » (3 tomes) de Joan Sfar – éd. Gallimard BD
(4) : « Pascin » (5 tomes) de Joann Sfar – éd. L’association
(5) : « Le Petit Monde du Golem » de Joann Sfar – éd. L’association
(6) : « Le petit vampire » (7 tomes) de Joann Sfar – éd. Delcourt
 

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Gainsbourg (vie héroïque)Gainsbourg (vie héroïque)
Gainsbourg (vie héroïque)

Réalisateur : Joann Sfar
Avec : Eric Elmosnino, Lucy Gordon, Laetitia Casta, Anna Mouglalis, Sara Forestier, Dinara Droukarova
Origine : France
Genre : biopic sous forme de conte fantastique
Durée : 2h10
Date de sortie France : 20/01/2010

Note pour ce film : ●●●●●○

contrepoint critique chez : Chronicart
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5 COMMENTS

  1. PaKa, ta critique, elle est mille fois plus érudite, argumentée et inspirée que celle de Chronicart que j’ai mise en contrepoint…
    Le maître du blog vert n’a rien perdu de sa verve – attention aux fautes de frappe… – et est toujours un ciné-bédéphile éclairé…

  2. Merci mon Tonio !
    Tout d’abord, merci de m’avoir invité dans ton antre éclairée, moi humble petit rat de bédéthèque.
    Merci ensuite de toujours apprécier – et d’avoir inciter à renaitre le temps d’une chronique – cette verge, heu, verve blogvèrdienne que je bridais depuis de longs mois.
    Merci enfin, pour cette discussion autour de ce film qui ne pouvait que m’être cher, pour avoir su pointer les détails et observations du sage cinéphile donnant encore plus de corps au mots du geek bédéphile, et pour m’avoir donner envie de squatter ici encore quelques fois afin de tenter à nouveau de relier ces deux arts qui me sont chers…

    Et au passage, merci à Sfar… et merde à Chronicart ;o)

  3. original la façon de voir le film sous les 9 arts.

    En revanche je ne suis pas d’accord concernant la faim. Le récit veut que les démons de Gainsbourg s’échappe à la fin, quand le petit garçon juif, amoureux de la france mais un peu déçu par elle, ne devienne ce profanneur génial de la Marseillaise. Avec le point vengeur, Gainsbourg a retrouvé de Ginzbourg qu’il avait perdu. Ce ne sont pas deux, mais trois personnalités qui sont en lui.

    J’adore bizarrement les scène avec le belle et regrettée Lucy Gordon, elle offre une prestation époustouflante. Elle construit une partie du mythe gainsbourgeois. Et puis Sfar a éviter deux écueil essentiel : ne pas aller jusqu’à la fin de la vie du chanteur (ouf, ça aurait été surfait et larmoyant) et le choix très judicieux de musiques, en évitant le karaoké de tubes pops. C’est une vision de Gainsbourg, voilà ce qui m’a particulièrement plu ! et qui m’a rendu nostalgique, bien que je connaisse bien l’œuvre du génie, d’avoir été trop jeune quant il est mort.

  4. […] Boustoune me proposait de reprendre exceptionnellement la plume (le clavier ?), afin de rédiger un article sur ce film vu à travers l’œil d’un adepte du neuvième art. Sans réfléchir, je […]

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