David Cronenberg

En compagnie d’une dizaine de consoeurs et confrères du web, dont In the mood for cinema, Film geekLe Passeur critique, Cinephilia, nous avons eu la chance de rencontrer David Cronenberg pour une table ronde autour de son nouveau long-métrage, Cosmopolis,

Une petite demie heure pour tenter de percer les mystères d’une oeuvre aussi riche, c’est peu, mais c’est néanmoins suffisant pour parler de sa façon de travailler, des connexions entre ses films, de son travail avec les acteurs… Et d’obtenir quelques éclaircissements quant à des points scénaristiques que nombre de spectateurs trouvent nébuleux.

Ne vous attendez cependant pas à un mode d’emploi détaillé du genre “Cosmopolis pour les nuls”. On sent qu’il n’a pas forcément très envie de livrer toutes les clés de son film, préférant que le spectateur fasse l’effort d’analyse de l’oeuvre, et laissant aux critiques le soin de décortiquer ce nouveau long-métrage au regard d’une filmographie conséquente…

Rencontre avec un grand nom du 7ème art…

C’est le producteur Paolo Branco qui vous a demandé de mettre en scène ce roman de Don DeLillo réputé inadaptable. Est-ce que, quand vous l’avez lu, vous avez immédiatement voulu l’adapter ou bien avez-vous eu quelques réticences?

Paolo Branco, dont je connaissais le travail de producteur, mais que je ne connaissais pas personnellement, est venu me voir à Toronto. Il m’a dit qu’il pensait à moi pour porter à l’écran le roman de Don DeLillo. J’avais lu plusieurs romans de cet écrivain, mais pas “Cosmopolis”. 
Ce qui m’a plu, en le lisant, et qui m’a donné envie de faire le film, ce sont ses dialogues. Ils sont magnifiques et proprement cinématographiques, et je me suis dit qu’il serait extraordinaire d’entendre ces dialogues de la bouche d’acteurs aussi talentueux que Paul Giamatti ou Robert Pattinson.

Justement, pourquoi avoir choisi Robert Pattison pour le rôle principal?

Et pourquoi pas Robert Pattinson !?! Si vous réfléchissez bien, c’est un choix judicieux.
Je cherchais un acteur capable d’incarner le personnage, qui a moins de trente ans, ce qui limite déjà considérablement la liste de choix. Certains font trop vieux, d’autres trop jeunes…
On recherchait aussi un acteur capable de prendre un bon accent américain. On aurait pu prendre un américain, bien sûr, mais comme le film est une coproduction franco-canadienne, recruter des acteurs américains pouvait poser problème. On en a un : Paul Giamatti.
Ca a l’air idiot, mais les réalisateurs et les producteurs doivent se préoccuper de ce genre de détails…
Robert Pattinson, lui, avait 25 ans au moment du tournage, donc l’âge requis. Il était britannique. Parfait… Et il était mondialement connu grâce au succès de Twillight ce qui a permis d’obtenir un budget autour son nom…
En fait, c’est un peu comme quand j’ai engagé Viggo Mortensen sur History of violence. Il sortait juste du phénomène Le Seigneur des anneaux et ça a permis au film de se faire… Quand on est cinéaste, il faut prendre en compte ce genre de considérations. Et seulement après, on peut se demander quel acteur de la liste va être le meilleur pour le rôle…

Cosmopolis  - 3

Est-ce qu’on peut dire qu’après History of violence, vous avez tourné, avec Cosmopolis,  “History of Capitalism”?

(ironique) L’hisoire du capitalisme et l’histoire de la violence, c’est la même chose…
Plus sérieusement, je pense qu’il n’y a pas de connexion directe entre les deux films. Quand je réalise un film, je ne pense pas à mes oeuvres précédentes.  Certaines personnes pourraient penser qu’il y a, dans l’élaboration de mes films, une sorte de plan, de schéma directeur qui les relie les uns aux autres, mais ce n’est pas le cas. Je ne pense pas à ce genre de chose au moment de la conception du film.
Dans le cas de Cosmopolis, il y a bien un propos sur le capitalisme, c’est indéniable. Personnellement, je ne pense pas qu’il soit relié directement à History of violence, pas consciemment du moins. Mais libre à vous d’y voir des connexions…

Vous avez déclaré à plusieurs reprises que pour vous, “l’essence du cinéma, c’est de filmer un acteur en train de parler”. Est-ce qu’on peut alors dire que Cosmopolis est votre film le plus cinématographique?

(ironique) Bien sûr!
Si j’ai dit cela, c’est parce que les gens pensent souvent que de filmer deux acteurs dialoguant dans une pièce pendant vingt minutes est “théâtral”. Je ne suis pas d’accord. C’est du cinéma!  Parce qu’il n’y a pas de scène, que l’on utilise des gros plans, des  mouvements de caméra,…
Et en fait, l’essentiel du travail du cinéaste consiste à montrer des visages en train de s’exprimer. C’est proprement cinématographique…

Une des choses qui m’a marqué dans le film, c’est le travail sur le son, qui contraste avec le silence dans la limousine. Cela donne un côté “science-fictionnel” à cette limousine. On a l’impression d’être dans une sorte de vaisseau qui traverse le silence de l’espace et l’humanité. Et on peut voir le personnage comme un astronaute dont la combinaison se délite peu à peu, qui revient se crasher sur Terre après en être parti pendant quelques années, et  perdu  son humanité…

Ce qui est certain, c’est que le personnage d’Eric Packer s’est forgé son propre monde, son propre univers, à l’intérieur de la limousine. Un monde qui devient incontrôlable. Il s’isole de plus en plus, se coupe du bruit de la ville, de la vitalité qui y règne, de l’humanité qui y vibre. Il force les gens à le rejoindre dans la limousine, que ce soit pour discuter de travail ou de philosophie, avoir des rapports sexuels, faire des examens médicaux… Son rapport au monde se situe exclusivement depuis la limousine, et on adopte toujours son point de vue. C’est du moins ce que j’ai essayé de faire avec ma mise en scène.
Je pense que votre approche se tient. La limousine est un vaisseau spatial, ou un sous-marin, ou une prison, ou encore un cercueil…
Concernant le travail sur le son, les ingénieurs étaient assez inquiets de ce que l’on n’entende pas le bruit des roues, du moteur, mais c’était totalement délibéré de ma part pour souligner à quel point Eric est isolé, coupé du monde.

Cosmopolis  - 4

Dans votre film, on peut voir une affiche de “A dangerous method”, votre précédent long-métrage…

C’est une initiative du chef décorateur. Je n’ai rien à voir avec cette décision et à vrai dire, je n’avais même pas remarqué ce détail!

Comme d’autres réalisateurs, récemment, vous filmez le chaos d’une façon nouvelle, plus psychologique. Est-ce que c’est une composante du monde actuel obligatoire pour mieux exprimer la destruction d’un corps?

Je ne raisonne pas vraiment en ces termes. Il est vrai qu’Eric est obsédé par son corps. Mais il est surtout déconnecté de toute chose, y compris de son propre corps. Il interroge tout le temps le docteur sur son corps, comme s’il appartenait à quelqu’un d’autre. C’est plutôt une déconnexion de son corps qu’une destruction de son corps. Sans le savoir, Eric a transcendé son corps, l’a déjà abandonné. Le film, dans son ensemble, est un mouvement vers le suicide qui est bien sûr une destruction du corps, mais aussi celle de l’esprit…

Vous avez choisi de commencer le film et de le terminer avec des tableaux de Jackson Pollock et de Mark Rothko. Pouvez-vous expliquer ces choix?

Oui. On voit dans le film que Packer s’intéresse à l’art. On peut supposer qu’il aime collectionner des oeuvres d’artistes contemporains.
Il envisage d’acheter la Chapelle de Rothko car elle représente une forme de sérénité et de spiritualité dont il est dépourvu.  Pour lui, le seul moyen d’acquérir quelque chose est de payer pour l’obtenir. Il ne réalise pas que les choses ne fonctionnent pas ainsi, que cette sérénité ne peut venir que de l’intérieur de lui-même. J’ai pensé que ce serait une clé intéressante pour comprendre le personnage. Au début, il ressemble à une toile de Pollock, une “action painting”, une peinture assez frénétique, chaotique, qui correspond à son état d’esprit, et il va progressivement ers la peinture plus sereine que manifeste Rothko. C’est là le mouvement du film…

Rothko Chappelle

J’aimerais revenir sur les dialogues. Dans une scène de votre adaptation du Festin nu de Burroughs, il est dit que “le langage est un virus”. Est-ce que c’est quelque chose qui vous intéresse, cette analogie? A vos débuts, on vous surnommait “le cinéaste de la contamination” et désormais, vous semblez évoluer vers un cinéma plus verbeux, plus bavard…

En tant que scénariste, il est normal, évident, de s’intéresser aux dialogues. Ils sont importants, car ils se retrouvent directement à l’écran.
C’est vrai qu’il y avait beaucoup de dialogues dans A dangerous method, et il y en a beaucoup dans Cosmopolis. Mais Je ne pense donc pas que ce soit quelque chose de nouveau pour moi. Il y en avait aussi beaucoup dans Le Festin nu ou dans Faux-semblants. Ils sont une composante essentielle de mon travail de scénariste et de metteur en scène. Mais pour ce lien entre virus et langage, ce n’est pas quelque chose que j’ai en tête au moment de faire le film. Je ne pense pas aux choses de façon conceptuelle, du moins pas consciemment, et pas pendant le tournage. Ce n’est qu’après, à posteriori, qu’il peut être intéressant de faire une analyse comme vous le faites, mais ce n’est pas ça qui m’aide à faire le film. Moi, ce qui m’intéresse, c’est de me focaliser sur mes personnages, les dialogues, la mise en scène…
Je ne peux pas m’appuyer sur des concepts abstraits pour construire quelque chose dans le film. Je ne peux pas demander à un acteur d’incarner le symbole du capitalisme. Ca ne l’aidera pas à rentrer dans la peau de son personnage. Et il serait bien embêté si je lui demandais une chose pareille… Il lui faut du concret, pas de l’abstraction…
Et c’est valable pour tous les concepts abstraits que vous voulez bien voir dans mon travail. Il sont intéressants à étudier ou à discuter après coup, mais ça ne guide pas mon travail sur le tournage.

Vous avez choisi  de tourner tout votre film dans l’ordre chronologique des scènes. Est ce que c’est un procédé que vous utilisez souvent?

En temps ordinaire, il est quasiment impossible de tourner un film rigoureusement dans l’ordre du scénario.
Il y a des lieux qui ne sont accessibles que les dimanches, comme le musées, les bibliothèques, les hôpitaux… Les décors ne sont pas forcément prêts au bon moment, donc vous tournez une autre scène à la place. Vous devez gérer ce genre de contraintes.
Dans Cosmopolis, cela a été possible de le faire, pour la majeure partie du film. Je pense que, dans ma filmographie,  c’est même le film qui a été le plus tourné dans la continuité du script…
Je préfère tourner ainsi car cela permet aux acteurs d’être en adéquation avec l’évolution de leurs personnages. Cela a très bien fonctionné sur ce film et j’en suis très heureux, même si cela a été un peu accidentel…

Entretien réalisé le 30 mai 2012 à l’Hôtel Royal Monceau – Paris

Merci à David Cronenberg d’avoir pris le temps de nous consacrer cette interview, aux consoeurs et confrères qui ont pris part à cette table ronde, et aux équipes de Stone Angels et de Le Public système cinéma pour l’avoir organisée…

Cosmopolis

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Rédacteur en chef de Angle[s] de vue, Boustoune est un cinéphile passionné qui fréquente assidument les salles obscures et les festivals depuis plus de vingt ans (rhôô, le vieux...) Il aime tous les genres cinématographiques, mais il a un faible pour le cinéma alternatif, riche et complexe. Autant dire que les oeuvres de David Lynch ou de Peter Greenaway le mettent littéralement en transe, ce qui le fait passer pour un doux dingue vaguement masochiste auprès des gens dit « normaux »… Ah, et il possède aussi un humour assez particulier, ironique et porté sur, aux choix, le calembour foireux ou le bon mot de génie…

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