Si un mot devait résumer l’oeuvre de Quentin Tarantino, ce serait le mot “genre”. Pour “film de genre” ou “mélange de genres”.
Chacun de ses films présente la particularité de constituer un hommage à une catégorie cinématographique bien précise, souvent dédaignée par l’intelligentsia critique française et par les cinéphiles intégristes de l’Art & Essai, mais qui fait le bonheur des amateurs de séries B et Z.
Le cinéaste américain s’est ainsi essayé au film de braquage (Reservoir dogs), au film noir (Pulp fiction), au film de “blaxploitation” (jackie Brown), au film à sketches (Four rooms), au film d’arts martiaux (Kill Bill), au slasher (Boulevard de la mort), au film de guerre (Inglourious basterds) et, par le biais du scénario, au road-movie sanglant (True romance, Tueurs nés)…
Autre particularité, chacun de ses films remixe les codes du genre qu’il entend illustrer avec d’autres influences cinématographiques, très différentes, et de longues scènes de dialogues qui constituent la touche spécifique de l’auteur. C’est de plus en plus manifeste au fil des oeuvres. Ainsi,  Boulevard de la mort mélange film d’horreur et carsploitation, avec une petite touche d’hommage à la Nouvelle Vague française. inglourious basterds rend hommage au film de guerre, au film d’espionnage et au cinéma d’avant la seconde guerre mondiale. Quant à Kill Bill, il emprunte autant aux films de sabre japonais qu’au wu-xia chinois, au film noir qu’au western moderne, et se paie le luxe d’un segment en dessin animé.

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On attendait avec une certaine impatience de voir ce qu’il allait bien pouvoir donner sa  version du western, le film de genre américain par excellence. Comment Quentin Tarantino allait-il réinventer une catégorie de films aussi répandue à Hollywood, qui recense des centaines de titres, de chefs d’oeuvre du septième art en obscures séries B? Allait-il opter pour la forme du western classique, celle du western crépusculaire, comme La Horde sauvage, un des premiers films qu’il a vus, enfant, ou encore celle du western spaghetti, la rénovation italienne du genre par Sergio Leone, Sergio Corbucci, Sergio Sollima et d’autres un peu moins doués, qui ont façonné sa cinéphilie?
Eh bien, comme on pouvait s’y attendre, Django unchained est un peu tout cela à la fois, et bien plus encore. Un film-fleuve de près de trois heures, qui permet au cinéaste de développer ses thématiques habituelles autour de la vengeance, la violence et la nature humaine, et de revisiter l’Histoire.  

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Comme l’indique le titre, il s’agit déjà d’un hommage au film Django, un western-spaghetti réalisé par Sergio Corbucci en 1966 (1). Une oeuvre à laquelle Tarantino s’était déjà intéressé  en faisant l’acteur pour Takashi Miike dans son Sukiyaki Western Django
Mais le cinéaste s’affranchit totalement de la trame du film de Corbucci, hormis le vague moteur que constitue la vengeance du personnage principal. Il prend aussi le contrepied des westerns américains classiques, souvent articulés autour de la conquête d’un ouest sauvage, riche en ressources minières et naturelles, mais entouré de dangers divers – indiens, bandits, déserts brûlants et animaux venimeux. Plutôt que cet axe Est-Ouest, il privilégie plutôt un axe Nord-Sud pour son récit, en évoquant l’Amérique d’avant la Guerre de Sécession, clivée entre les états esclavagistes du Sud et les états abolitionnistes du  Nord, et en faisant de son histoire une ode à la Liberté, la valeur fondatrice des Etats-Unis d’Amérique.   
Conséquence logique, si le Django original, incarné par Franco Nero, était un cowboy solitaire aux yeux clairs, le héros de Django unchained, joué par Jamie Foxx, est cette fois-ci un esclave Noir. Libéré de ses chaînes par King Schultz (Christoph Waltz), un chasseur de primes allemand  – ou un teuton flingueur, comme vous préférez… – il va tout faire pour retrouver sa bien-aimée, Broomhilda (Kerry Washington), “propriété” d’un riche exploitant du Mississippi, Calvin Candie (Leonardo DiCaprio).

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Cette trame permet à Tarantino d’étendre son terrain de jeu.
Du western spaghetti, il conserve le côté brutal, violent, presque amoral, ainsi que la complexité et l’ambigüité des personnages. Il emprunte aussi certaines figures de style aux cinéastes italiens, en évitant soigneusement celles, trop évidentes, des westerns de Sergio Leone.
Du western classique, il conserve la mise en valeur de mythes fondateurs de l’Amérique – la Liberté et la Justice – et le côté héroïque du personnage principal.
L’obsession de la vengeance du héros, ainsi que la relation paternaliste entre le chasseur de prime et l’esclave qu’il a affranchi de sa condition évoquent, par certains aspects, le Nevada Smith d’Henry Hathaway.
Du western crépusculaire, il garde l’évocation d’un monde sur le point de disparaître – celui du Sud esclavagiste – et l’explosion de violence finale.
Enfin, il emprunte aussi aux films de la blaxploitation, comme Boss Nigger de Jack Arnold – autour de deux chasseurs de primes Noirs – aux “films de Mandingos”, comme Mandingo ou L’enfer des Mandingos, et lorgne comme toujours du côté de la culture européenne, notamment en se référant au mythe de Siegfried.  Il s’autorise même quelques scènes de pure comédie, comme celle où il ridiculise le Ku Klux Klan avec une histoire de cagoules mal taillées, source de désordre et de divisions.

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Cela fait beaucoup de choses au sein d’un seul et même film. Trop? Pas vraiment. Déjà parce que l’on est habitué à cette générosité et cette ampleur dans le cinéma de Quentin Tarantino. Mais aussi et surtout parce qu’on ne s’ennuie pas une seconde devant cette grande fresque historique. Dans ses deux films précédents, Boulevard de la mort et Inglourious basterds, le cinéaste expérimentait beaucoup autour des scènes dialoguées. Il les étirait au maximum, les empilait pour articuler sa narration autour d’elles – surtout dans Inglourious basterds – au risque de lasser ses spectateurs.  Cette fois-ci, il a su canaliser cette tendance à la verbosité. Oh bien sûr, on parle toujours beaucoup chez Tarantino. Il n’y a qu’à écouter le médecin/chasseur de primes érudit, King Schultz, pour s’en convaincre. Simplement, l’art de la rhétorique s’accompagne ici de l’art de la balistique. Les répliques fusent comme des balles – et en même temps que des balles réelles. Il faut voir le brave docteur continuer d’entretenir une discussion avec son vis-à-vis tout en lui collant un pruneau sur les rotules ou pire, entre les deux yeux…
Dans Django unchained, c’est l’action qui prime. Il y a un impératif de mouvement, de but à atteindre rapidement, qui ne peut se permettre d’être freiné par des bavardages superflus. 

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De la même manière, le réalisateur a provisoirement abandonné sa narration éclatée, ses idées de diptyque, ses expérimentations autour de l’architecture du récit et ses audacieuses tentatives de réécrire l’Histoire. Ce film-là est l’un de ses films les plus linéaires. Volontairement. Car le western est un genre qui véhicule cette idée de mouvement, de parcours, soit par la conquête des grands espaces ou des territoires vierges, soit par l’idée d’un cavalier inconnu qui arrive dans une ville, la débarrasse des canailles qui la menacent et reprend sa route au soleil couchant. Ici le mouvement est multiple. Il y a des déplacements géographiques, Schultz et Django traversant plusieurs états, plusieurs climats, avant d’arriver au Mississippi. Il y a des déplacements psychologiques, les personnages principaux évoluant au fil des aventures. Schultz, le chasseur de primes peu scrupuleux mais respectueux des lois fédérales, va s’humaniser au contact de Django et des horreurs auxquelles ils vont se retrouver confrontées, et c’est paradoxalement ce qui le poussera à agir en marge de la loi. Django, lui, va peu à peu quitter son statut d’esclave pour devenir un homme libre, puis une vraie figure héroïque, après un final… explosif.
Enfin, il y a un dernier mouvement, celui de l’Histoire en marche, le passage d’une Amérique sauvage, où la pratique barbare de l’esclavage a encore cours, à une Amérique plus civilisée, d’un ensemble d’états autonomes et gérés de façon chaotique à une nation unie et indivisible… Au prix d’une bonne dose de violence, de sacrifices et de sang versé…

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Comme la plupart des films de Tarantino, Django unchained est un film violent.  Et comme toujours, ses détracteurs fustigeront cette violence qu’ils jugeront gratuite et complaisante, sans saisir ce que le cinéaste a voulu exprimer. 
Chez Tarantino, la violence a deux visages. Côté pile, elle est mise en scène de façon spectaculaire et “divertissante”. Elle a une fonction exutoire, jetant sur l’écran toutes nos pulsions sauvages, nos désirs sombres, nos fantasmes brutaux. Il y a quelque chose de profondément réjouissant à voir le héros flinguer brutes sadiques, traîtres machiavéliques et odieux négriers, comme on pouvait se réjouir de voir les Inglourious basterds dessouder le Führer et ses petits copains nazis ou la bande de cascadeuses régler son compte au serial-killer du Boulevard de la mort
Côté face, la violence de certaines scènes nous prend aux tripes, nous révulse, nous choque. Le cinéaste veut nous faire réagir, nous interpeler, nous interroger sur ce dont l’homme est capable. Ici, il montre les actes de torture subis par les esclaves ayant essayés de s’échapper, un combat à mort entre deux hommes Noirs juste pour divertir de puissants hommes d’affaires et l’exécution particulièrement horrible d’un esclave à bout de forces par son propriétaire sadique… Tarantino se projette beaucoup dans le personnage de Schultz. Schultz est un être raffiné, élégant, spirituel, mais c’est aussi un type peu scrupuleux, pour qui la fin justifie les moyens. Des moyens toujours expéditifs, car pour lui un bandit “recherché Mort ou Vif” finit toujours son existence avec une ou deux balles fumantes dans le buffet… Schultz ne se pose pas de problèmes moraux quand il doit empêcher de nuire un assassin ou un bandit de grand chemin. Mais il n’est pas totalement insensible à la souffrance humaine. Il est particulièrement ébranlé par les méthodes employées par Calvin Candie et finira par laisser exprimer sa colère et son dégoût de manière assez extrême.
Tarantino est un peu comme lui, un petit malin qui maîtrise son art et l’utilise pour se remplir les poches. Il joue avec le concept de la violence pour construire des films à grand spectacle qui ne s’embarrassent pas toujours de subtilité ou de considérations morales. Mais il n’en est pas moins sensible, lui aussi, et met en avant des choses qui le choquent, qui le mettent en rogne. Quand il filme une scène où un malheureux se fait déchiqueter par des chiens, il ne le fait ni par sadisme, ni pour glorifier la violence. Au contraire, il dénonce cette violence dont les hommes sont capables…

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Et il met aussi en exergue ce que la nature humaine est capable de produire de meilleur. Un amour profond, intense, comme celui qui unit Django et Broomhilda. Une amitié indéfectible, comme celle qui lie le héros et son mentor, King Schultz. Et l’Art, sous toutes ses formes.
Tarantino évoque Alexandre Dumas, fait référence à la légende de Siegfried – et les opéras de Wagner qui racontent sa destinée. Il nous sert une bande originale de haute tenue, riche en pépites du western spaghetti, signées Ennio Morricone ou Luis Bacalov, mais aussi en morceaux de soul ou de rap. Il a compose des plans beaux comme des toiles de maître, effectue des mouvements de caméras virtuoses et , comme toujours, soigne sa direction d’acteurs.
On se régale des performances de Jamie Foxx, en justicier monolithique droit dans ses bottes, de Christoph Waltz, qui confirme qu’il se sent bien dans l’univers particulier de Tarantino et ses répliques ciselées sur mesure, de Samuel L. Jackson, ambigu et tordu à souhait, de Leonardo DiCaprio, très bien en salaud ordinaire… Et on se réjouit de voir des acteurs un peu tombés dans l’oubli, comme Don Johnson et Franco Nero – le Django original (2) – reprendre des couleurs devant la caméra de QT, dans des petits rôles. 

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Pour ceux qui en doutaient, Django unchained porte indubitablement la patte de son cinéaste, reconnaissable entre mille. On ne peut qu’admirer la façon dont Tarantino, à l’instar de son personnage, a su s’affranchir des chaînes que constituent les codes du western et la tentation de l’hommage ultra-référentiel pour proposer un film qui trouve parfaitement sa place dans sa filmographie. Le film d’un cinéaste plus libre que jamais, qui affine son style au fil du temps et donne à son oeuvre une ampleur nouvelle. 
Brillant et enthousiasmant.

(1) : Le Django  de Sergio Corbucci ressort sur quelques écrans le 23 janvier, grâce aux efforts de Carlotta Films. A noter que la même société sortira également, le 27 février, un chef d’oeuvre du western : La Porte du Paradis, de Michael Cimino, en version intégrale remastérisée.   
(2) : Il joue le rôle d’un propriétaire terrien, rival de Calvin Candie pour ce qui concerne les “combats de mandingos”. Sa rencontre avec Jamie Foxx est assez savoureuse. Ils sont tous deux accoudés au bar. Nero lui demande d’épeler son nom. Foxx s’exécute et lui précise que le D de Django est muet. “Je sais” lui rétorque le Django de 1966…

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Django unchained Django unchained
Django unchained

Réalisateur : Quentin Tarantino 
Avec : Jamie Foxx, Christoph Waltz, Leonardo DiCaprio, Kerry Washington, Samuel L. Jackson, Don Johnson
Origine : Etats-Unis
Genre : le western by Tarantino
Durée : 2h44
Date de sortie France : 16/01/2013
Note pour ce film :  ●●●●●●
Contrepoint critique : Ecran Large

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