Germain (Fabrice Luchini), professeur de lettres dans un lycée de banlieue, vient à peine d’effectuer sa rentrée scolaire que déjà, il déprime, agacé par les idées saugrenues de sa hiérarchie – retour au port de l’uniforme pour les élèves, pour plus d’équité sociale, correction des copies en vert, car le rouge est jugé trop anxiogène pour les ados, et autres trouvailles politiquement correctes – et surtout, effaré par le niveau de plus en plus consternant de ses lycéens. 
Pour se faire une idée de leur niveau avant de les initier aux plaisirs de la littérature, il leur a demandé de rédiger une rédaction toute simple : raconter leur week-end. Résultat : une catastrophe. Des feuillets plus affligeants de banalité les uns que les autres, où les jeunes racontent ce qu’ils ont mangé au dîner ou ce qu’ils ont vu à la télé, sans inspiration, sans envie, sans entrain. Pour Germain, il s’agit de la “classe la plus nulle de sa vie”, ainsi qu’il la décrit à sa femme, Jeanne (Kristin Scott-Thomas).

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Mais dans cet océan de médiocrité, une copie surnage. « Samedi, je suis allé étudier chez Raphaël Artol. Je découvrais la maison. Une odeur retint mon attention, l’odeur si singulière des femmes de la classe moyenne… »
Il s’agit de celle de Claude Garcia (Ernst Umhauer), qui raconte avec une ironie mordante et des allégories audacieuses son week-end dans la maison d’un copain de classe, Raphaël (Bastien Ughetto). Il explique sans vergogne qu’il s’est rapproché de ce camarade et lui a proposé de l’aider en maths uniquement pour avoir l’occasion de pénétrer dans cette maison, sur laquelle il fantasmait pendant l’été, et observer ses occupants, Rapha et ses parents (Denis Ménochet et Emmanuelle Seigner). En somme, il apprend à son camarade le théorème de Thalès tout en cherchant à appliquer celui de Pasolini.
Son but est d’infiltrer cette famille pour mieux la décrire, avec un mélange de fascination et de mépris.
Il boucle cette rédaction atypique par un énigmatique “à suivre…”.

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Le professeur est intrigué. Le style est inhabituel pour un garçon de seize ans. Il y a là un talent qui ne demande qu’à s’exprimer, et qui pourrait, avec un peu d’encouragements et de conseils techniques, transformer le jeune homme en un véritable écrivain.
Remotivé, Germain prend Claude sous son aile, lui donne des cours particuliers, en lui expliquant les règles de base de la construction narrative et les différences entre les différents types de récit, de la parodie au naturalisme.
Chaque copie rendue correspond à un nouveau chapitre de l’histoire, et prend en compte les corrections du professeur. Germain et son épouse se prennent au jeu et attendent avec une impatience de plus en plus manifeste les textes du jeune garçon. Mais plus l’histoire avance, plus les situations décrites défient la morale et le politiquement correct. Claude raconte notamment son désir grandissant pour la mère de Rapha. Et le doute s’immisce dans l’esprit des lecteurs. Où est la réalité? Où est la fiction? Que se passe-t-il vraiment dans la tête de Claude? Ses sentiments sont ils réels ou fantasmés? Et jusqu’où est-il prêt à aller pour choquer son auditoire?
Le même trouble gagne le spectateur. Qui, du maître et de l’élève, manipule l’autre?

Ce qui est certain, c’est que François Ozon, lui, nous manipule, pour notre plus grand bonheur.
Le cinéaste démontre, à l’instar de son jeune héros, un talent certain pour captiver son public, en construisant un récit malin, riche en bifurcations narratives obéissant au principe romanesque fondamental énoncé par Germain au milieu du film : le lecteur/spectateur doit sans cesse se demander “Que va-t-il se passer?”, être tenu en haleine, être curieux de découvrir la suite.
Cela fonctionne parfaitement.  Chaque chapitre écrit par le jeune écrivain fait évoluer son histoire vers d’autres univers littéraires et Ozon accompagne le mouvement. On passe par des phases de comédie pure, gentiment loufoque (la visite de l’exposition de Jeanne sur le thème “Sexe et dictature” est un grand moment de comique décalé), par des phases plus dramatiques, plus romanesques et bien d’autres genres, de la chronique sociale à l’étude de meurs, de l’érotisme au thriller… 
 
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Comme les personnages, on se retrouve piégé par le récit, piégé dans la maison, de façon imagée, et incapables d’en sortir jusqu’au dénouement, que beaucoup trouveront d’ailleurs la fin décevante. Peut-être agacés d’avoir été manipulés. Ou plus sûrement frustrés que celle-ci ne soit pas conforme à celle qu’ils avaient imaginée, au gré de la découverte des chapitres écrits par l’adolescent. Qu’elle ne soit pas plus sensationnelle, qu’elle ne satisfasse pas leur côté voyeuriste, savamment aiguillonné par le cinéaste tout au long du film…
Mais pour autant, le dénouement proposé par Ozon est loin d’être bâclé. Bien au contraire…
Claude termine son récit sur une ultime pirouette qui lui permet de changer de perspective et de donner beaucoup plus de profondeur à son récit, offrant à son lecteur de nombreux sujets de réflexion. Le cinéaste procède exactement de la même façon, en désaxant totalement son récit. Ainsi, il donne à son récit une densité nouvelle et oblige le spectateur à remettre en question tout ce qu’il vient de voir.

Le principe du “Que va-t-il se passer?” peut alors se substituer à celui du “Et si…
Et si toute cette histoire n’existait que dans le cerveau perturbé de Germain? Et si  le professeur, complètement perdu au début du film, le jour de la rentrée des classes, avait vraiment sombré dans la dépression? Et s’il était interné dans une maison de repos, où sa principale activité serait d’observer l’immeuble/la maison d’en face? Et si son état mental était sérieusement altéré – une schizophrénie, peut-être, qui justifierait toute cette obsession du double qui transpire tout au long du film? Et si Claude, donc, n’était qu’une projection mentale de Germain ou une part de sa personnalité représentant son ambition frustrée de devenir écrivain, ses zones d’ombre, les aspects refoulés de sa sexualité?
Tordu? Peut être… Mais pas si invraisemblable connaissant le goût de François Ozon pour les oeuvres psychanalytiques (Sitcom, Swimming pool, Ricky et même Les Amants criminels, pour son côté conte de fées noir, évoluent dans ce registre-là) et les éléments qui parsèment le récit. 
Déjà, il y a le nom du personnage, totalement improbable : Germain Germain. Un prénom qui signifie “de la même fratrie” (que Claude?) ou originaire d’Allemagne (Claude est germanophone et s’intéresse à la peinture allemande…). Et surtout, une première piste autour du thème du double…
Il y a aussi les Artol père et fils, qui ont le même prénom, Raphaël, et les propriétaires de la galerie de Jeanne, deux jumelles (jouées par Yolande Moreau)…
Il est également question de jumelles lors de la dernière discussion entre Claude et Germain…
il y a aussi le fait que Germain, au fur et à mesure, apparaît physiquement aux côtés de Claude lors de ses visites dans la maison, et que c’est sa voix à lui, plutôt que celle du jeune garçon, qui finit par servir de fil conducteur au récit. Tout tourne autour de Germain. Claude, lui, existe difficilement en dehors de la maison…

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Même si on ne veut pas aller aussi loin dans l’interprétation du film, on ne peut pas ignorer tous ces éléments, qui n’ont certainement pas été insérés par hasard. Ils nourrissent les possibilités d’analyse de l’oeuvre. 
Le thème du double est une évidence. Il illustre potentiellement l’idée d’une schizophrénie, d’une double personnalité, d’une dualité – aussi bien Claude que Germain sont des personnages ambigus, ambivalents, qui ne se connaissent d’ailleurs pas forcément bien eux-mêmes – ou encore d’un miroir.
On peut considérer que les personnages du film se reflètent les uns dans les autres. Ils sont liés par certaines problématiques communes, se ressemblent d’une certaine façon. Par exemple, Rapha fils éprouve le même besoin de reconnaissance parentale que Claude. Jeanne éprouve le même manque affectif qu’Esther, la mère de Raphaël… 

L’autre grand thème est celui de la famille. Jeanne et Germain n’ont pas d’enfant, une situation qui a créé une blessure au sein du couple, qui par ailleurs semble ne tenir qu’à un fil. Ils ne forment pas une famille et ressemblent plus à deux individualités qui ne restent ensemble que par habitude ou par confort. Les Artol constituent plus une famille modèle, même si là aussi, des fissures menacent de faire écrouler le bel édifice. Claude essaie de s’intégrer dans les deux entités, tout en cherchant à les faire voler en éclat. Il cherche à prendre la place de Rapha fils auprès des parents de ce dernier, mais il cherche aussi à prendre la place de Rapha père, en tant qu’amant d’Esther. Et il s’impose aussi auprès de Germain comme un fils de substitution.

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Enfin, le thème majeur du film est bien évidemment le thème de l’écriture, de la création littéraire et, par extension, de la création artistique en général. Le film décortique la création d’une oeuvre littéraire, ses figures de style, sa puissance évocatrice et il interroge sur les fonctions de la littérature et de l’art, sur leurs connexions avec le monde dans lequel nous vivons.

La dualité, la famille, la paternité, la création littéraire/artistique. 
Des thèmes centraux, essentiels, dans l’oeuvre de François Ozon, aussi bien dans son versant art & essai (Angel, Swimming pool, Le temps qui reste, Le Refuge…) que dans son versant plus ludique, plus “léger” (8 femmes, Potiche…). Des thèmes qui se rejoignent ici,  finement entrelacés, avec une maîtrise technique qui impressionne et une direction d’acteurs une nouvelle fois parfaite. Et la somme de ces thématiques déjà passionnantes si on les aborde isolément forme encore tout autre chose, qui ajoute à la dimension de l’oeuvre.

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On peut en effet voir Dans la maison comme une allégorie de la création cinématographique, dont les vrais personnages seraient François Ozon et Fabrice Luchini.
Claude, le blondinet, ressemble un peu au cinéaste. Il est son alter ego, en quelque sorte. Un créateur, un conteur, comme l’était l’héroïne de Angel. C’est lui qui mène le jeu, comme le metteur en scène mène le film. .
Germain, lui, ressemble à Fabrice Luchini. Même amour de la littérature, des textes et des mots, même enthousiasme à communiquer son savoir, avec parfois une pointe de didactisme, même phrasé inimitable…
Claude manipule Germain comme Ozon manipule Luchini, le plie à ses désirs et l’emmène dans son univers, “sa” maison. Mais il se nourrit aussi de l’expérience du professeur, comme le réalisateur profite de l’expérience de l’acteur. Il est toujours question de la paternité d’une oeuvre. Dans le cas du cinéaste, si elle repose beaucoup sur le scénario et la mise en scène, elle dépend aussi des acteurs, de l’équipe technique, de tous ceux qui participent à la création du film – ils sont nombreux, comme dans la mosaïque de lycéens qui ouvre le film. On parle bien d’une famille cinématographique…
Au coeur de l’oeuvre, il y a la relation acteur/réalisateur, mais aussi la relation du spectateur avec ces deux entités.
L’intrigue du film repose sur le voyeurisme. Celui de Claude vis-à-vis des Artol, celui de Germain vis-à-vis des personnages inspirés par les Artol, via les textes de Claude. En tant que spectateurs, nous sommes aussi un peu voyeurs. Nous observons Germain, Claude et les Artol, via le scénario de François Ozon et sa narration cinématographique, et nous attendons un peu de spectaculaire, un peu de piment.
Nous pénétrons dans le film en nous identifiant à l’acteur principal, Fabrice Luchini, et de ce fait nous acceptons de nous laisser manipuler par le cinéaste, qui peut dès lors nous emmener dans son récit, où bon lui semble… Et c’est ensuite à nous de comprendre l’oeuvre en fonction de notre propre ressenti, de nos émotions, de notre imagination et notre capacité à lire entre les lignes…
Exposé comme cela, la démonstration a l’air toute simple, évidente, mais il faut pourtant beaucoup de maturité pour parvenir à une construction narrative aussi aboutie.

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Certes, Ozon s’est appuyé sur une pièce de théâtre déjà fort bien construite, “Le garçon du dernier rang” du dramaturge espagnol Juan Mayorga, qui offrait déjà une bonne part de ces possibilités d’analyse. Mais il a su la faire sortir du cadre théâtral pour se l’approprier, en faire une oeuvre très personnelle, au confluent de ses autres films, où se retrouvent ses thématiques principales.
Dans la maison constitue un sommet dans la carrière du cinéaste, qui, avec désormais treize longs-métrages et plus d’une quinzaine de courts à son actif, est parvenu à maturité de son art.
”Que va-t-il se passer maintenant ?” demanderait Germain. François Ozon va-t-il persévérer dans cette voie pour nous offrir des oeuvres encore plus denses, plus fortes, plus surprenantes ou bien va-t-il rentrer dans le rang?
A suivre…

 

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Dans la maison Dans la maison
Dans la maison

Réalisateur : François Ozon
Avec : Fabrice Luchini, Ernst Umhauer, Kristin Scott Thomas, Emmanuelle Seigner, Denis Ménochet 
Origine : France
Genre : vertige littéraire
Durée : 1h45

Date de sortie France : 10/10/2012
Note pour ce film :
Contrepoint critique : Critikat

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