Ma louteDepuis P’tit Quinquin, l’excellente série comico-policière qu’il a réalisée en 2014 et présenté à la Quinzaine des Réalisateurs, Bruno Dumont semble avoir pris goût à l’humour absurde et à la folie douce.
Ma Loute est un objet cinématographique singulier, difficile à résumer ou à raconter. Essayons tout de même :

C’est déjà une intrigue policière. Les inspecteur Machin et Malefoy, deux flics mal assortis, que l’on croirait échappés d’un vieux Laurel et Hardy ou d’un album de Tardi, enquêtent sur de mystérieuses disparitions survenues dans la Baie de Slack, près de Calais. Se sont-ils volatilisés? Se sont-ils noyés? Ont-ils été kidnappés? Toujours est-il que, pour le plus gradé des inspecteurs, quand les gens disparaissent en série, il y a forcément quelque chose de louche derrière tout ça… Bien vu, Sherlock!

C’est aussi une satire sociale féroce. Le cinéaste observe avec ironie deux familles installées dans le même périmètre, mais vivant dans des mondes radicalement différents.
La famille Van Peteghem est composée de bourgeois oisifs qui s’extasient sur les charmes de la campagne, mais ne prêtent même plus attention à la vue, pourtant splendide, dont ils bénéficient depuis leur manoir surplombant la baie, et encore moins aux habitants des environs, qu’ils considèrent au mieux comme des objets pittoresques, au pire comme des bêtes curieuses.
La famille Brufort, à laquelle appartient Ma Loute (Brandon Mavieville), est une famille de pêcheurs sans le sou, qui survit péniblement en ramassant des coquillages et en aidant les habitants à traverser la baie quand la marée devient trop haute. Eux aussi ont tendance à considérer leurs voisins bourgeois comme du bétail. En tout cas, ils ne semblent pas disposés à se mélanger avec ces snobinards.

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A force de vivre en vase clos, ces deux clans ont fini par devenir aussi dégénérés l’un que l’autre, victimes de plusieurs générations d’unions consanguines.
Chez les Brufort, cela se voit à la trogne hébétée du père (Thierry Lavieville), atteint de folie des grandeurs – il se fait appeler “l’éternel” – au regard dur et haineux de la mère (Caroline Carbonnier), au comportement hystérique des enfants, particulièrement agaçants, et à leur hygiène alimentaire, atypique.
Chez les Van Peteghem, ce n’est guère mieux, malgré les grands airs qu’ils essaient de se donner. Le patriarche, André (Fabrice Lucchini), gesticule beaucoup, marche comme l’Aldo Maccione de la grande époque et parle comme un lobotomisé. Il suffit de l’entendre discuter avec sa bonne  de l’épluchage des pommes de terre pour comprendre qu’il n’a pas inventé le caoutchouc mou. Son épouse (Valeria Bruni-Tedeschi) a un peu plus d’allure, mais semble aussi venir d’une autre planète. Son beau-frère/cousin (Jean-Luc Vincent) a tout du pervers psychopathe. Et sa soeur (Juliette Binoche) semble constamment au bord de la crise de nerfs, ne sachant pas comment gérer son enfant, Billie (Raph), qui, il est vrai, est en pleine crise identitaire.

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Pour se sortir de cette malédiction, il serait salutaire de brasser un peu les génomes  en favorisant les mélanges entre les clans.
Cela tombe bien, Ma Loute est aussi une histoire d’amour. Trouble et singulière, sans doute, mais une histoire d’amour quand même. Ma Loute et Billie semblent avoir eu le béguin l’un pour l’autre et essaient de développer leur relation. Mais encore faut-il convaincre leurs familles de la possibilité de cette union. Et que les lois de la nature l’autorisent…

Derrière cette fable fantastique loufoque, on peut voir une critique  des idées conservatrices, de la xénophobie, des replis communautaires et une invitation à regarder les êtres humains au-delà des apparences, au-delà de leurs différences. On peut aussi y voir la description d’une ambiance pré-révolutionnaire, les prémisses d’un affrontement entre le peuple qui a faim et les bourgeois qui ne savent même pas couper correctement un gigot.
On peut aussi, plus simplement, se laisser emporter par cette curieuse mécanique burlesque et ses personnages hauts en couleurs.

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Seul bémol, Ma Loute souffre de plusieurs baisses de régime assez préjudiciables. P’tit Quinquin fonctionnait mieux car sa construction en épisodes et le maintien d’une ambiance mystérieuse de bout en bout tenaient en haleine le spectateur. Ici, l’intrigue progresse plus laborieusement, surtout après la révélation du fin mot de l’histoire, très tôt dans le récit.

Les afficionados de Bruno Dumont devraient pourtant apprécier le film, tout comme les amateurs de cinéma original et décalé. On sera plus dubitatifs sur sa capacité à réunir un public plus large. Ma Loute est un film trop atypique, trop absurde pour séduire le plus grand nombre. Et le jeu volontairement outrancier des acteurs risque de faire fuir plus d’un spectateur.
Cela dit, on souhaite le meilleur à Bruno Dumont et à son film, qui ont le mérite de bousculer les conventions et l’ordre établi, et on espère que les chiffres du box-office nous donneront tort…

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Note :
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Rédacteur en chef de Angle[s] de vue, Boustoune est un cinéphile passionné qui fréquente assidument les salles obscures et les festivals depuis plus de vingt ans (rhôô, le vieux...) Il aime tous les genres cinématographiques, mais il a un faible pour le cinéma alternatif, riche et complexe. Autant dire que les oeuvres de David Lynch ou de Peter Greenaway le mettent littéralement en transe, ce qui le fait passer pour un doux dingue vaguement masochiste auprès des gens dit « normaux »… Ah, et il possède aussi un humour assez particulier, ironique et porté sur, aux choix, le calembour foireux ou le bon mot de génie…

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