Un autre monde affpro[Compétition Officielle]

De quoi ça parle?

Du monde du travail d’aujourd’hui, qui demande toujours plus d’efforts et de sacrifices aux salariés, qu’ils soient ouvriers, ingénieurs ou cadres.

Pourquoi on embauche en CDI ?

Parce qu’avec Un autre monde (1), Stéphane Brizé parachève une formidable trilogie sur des personnages broyés par un univers professionnel déshumanisé, tourné exclusivement vers la réussite individuelle et le profit.

Dans La Loi du marché, Vincent Lindon incarnait un chômeur longue durée qui finissait par trouver un emploi de vigile mal payé et qui, pour le garder, était obligé de dénoncer des collègues de travail tout aussi démunis et désespérés que lui.
Dans En guerre, le comédien se glissait dans la peau d’un délégué syndical qui luttait pour empêcher la fermeture de son usine et se heurtait aussi bien à des dirigeants inflexibles qu’à ses collègues, les uns résignés et prêtes à baisser les bras, les autres lui reprochant de ne pas les défendre davantage.
Ici, il joue un troisième type de victime du monde du travail, en col blanc mais tout aussi concerné par la dureté du monde du travail.

Son personnage, Philippe Lemesle est un homme qui semble avoir réussi aussi bien sa vie personnelle que professionnelle. La première séquence se promène sur les photos accrochées au mur de la maison, où il affiche son bonheur avec sa femme (Sandrine Kiberlain), sa fille aînée, diplômée d’une université américaine prestigieuse et vivant désormais Outre-Atlantique et son fils cadet, qui est en école de commerce en France. Mais dès la seconde scène, on réalise que tout ceci est en train d’éclater. Philippe et Anne sont en instance de divorce. Leurs avocats énumèrent leurs biens communs, les évaluent, puis essaient de déterminer le montant de la pension dont Anne sera bénéficiaire. Elle réclame une somme qui couvrirait le sacrifice des meilleures années de sa vie professionnelle, mise entre parenthèses pour suivre son mari en province, où celui-ci a pris la direction d’une usine appartenant à un grand groupe international. Les négociations sont âpres, tendues, et l’affect prend souvent le pas sur la rationalité.
Pourtant, Philippe connaît ce genre de situation, il en gère chaque jour dans son usine. Il possède les éléments de langage qui en font un manager efficace, calmant les uns et stimulant les autres, fixant le cap avec fermeté, même quand lui demande l’impossible. Par exemple, quand sa direction lui demande, malgré les bénéfices engrangés, de procéder à un plan social touchant 10% des effectifs.
Les cadres et ingénieurs sous ses ordres protestent. Comment atteindre les objectifs fixés avec du budget en moins et des ressources humaines insuffisantes ? Comment garantir les cadences de production sans mettre en péril la santé des ouvriers. Philippe doit déployer tout son talent de négociateur pour essayer de raisonner ses troupes et les faire travailler ensemble à des solutions, quand chacun essaie de préserver les intérêts de son service.

Au siège, il assiste aussi à ce type de réunion stratégique, mais dans la position inverse. Il doit défendre son usine contre les autres usines régionales de la société et subir la leçon de la très froide et ambitieuse Claire Bonnet-Guérin (Marie Drucker, impeccable dans le rôle), qui reproche aux directeurs de faire du sentiment, de ne pas rendre assez vite leurs arbitrages sur les têtes à couper pour atteindre l’objectif fixé. On leur parle de la nécessité de faire mieux que les autres filiales européennes du groupe, les hollandais qui exécutent les ordres docilement, les allemands qui seront les bons élèves, les pays de l’est qui sont plus rentables avec leur main d’œuvre bon marché. Il faut « tailler dans le gras » pour atteindre le chiffre souhaité et si possible en éliminant les individus les moins performants (en gros, les quinquagénaires, les personnes usées d’avoir trop donné, celles montrant des signes de faiblesse…)
A une période charnière de sa vie, Philippe prend conscience de l’absurdité de cet univers. On lui avait confié une usine à diriger et il s’est appliqué à le faire pendant des années, trouvant des solutions pour améliorer la rentabilité de l’entreprise tout en maintenant un dialogue constructif avec les salariés. Il a atteint tous ses objectifs jusque-là, en bon petit soldat, en investissant tout son temps et son énergie, ce qui a ruiné sa relation de couple avec Anne. Et là, on lui en demande encore plus, toujours plus, en le prenant de haut, avec une sorte de condescendance insupportable.

Un autre monde décrit les dérives du modèle capitaliste ultra-libéral et mondialisé. Autrefois, ce système restait à taille humaine. Les individus pouvaient travailler à leur compte ou créer leur société, créant une dynamique leur permettant, ainsi qu’à leurs employés, de bénéficier des fruits de leur travail. Aujourd’hui, ils ne sont que des pions dans de grands groupes internationaux, qui ne sont attentifs qu’aux bilans chiffrés, aux statistiques. Il n’est plus question de dynamique de groupe, d’esprit d’équipe. C’est chacun pour soi. Le salarié doit forcément continuer de s’améliorer, faire preuve d’ambition et franchir des paliers, progresser dans la hiérarchie. Sinon, il sera considéré comme “faible” et considérer comme un boulet dont l’entreprise se débarrassera au prochain plan social. Il doit constamment s’investir dans son travail, faire plus sans jamais rechigner, atteindre des objectifs toujours plus élevés, pour que ses patrons fassent plus de profit.
Cette pression est ressentie à tous les étages du groupe. Des ouvriers, qui ôtent les sécurités de leurs machines pour pouvoir gagner du temps et tenir les cadences infernales demandées, jusqu’aux cols blancs qui doivent demander des efforts à leurs collaborateurs en sachant pertinemment que certains devront être sacrifiés sur l’autel des dividendes. Les supérieurs de chaque catégorie professionnelle utilisent les mêmes méthodes, dispensées dans les écoles supérieures ou les ateliers de formation continue. On classe les salariés selon des schémas psychologiques, afin d’identifier les leviers qui permettront de les manipuler, comme des marionnettes – l’idée est d’ailleurs exploitée ici, dans une jolie scène. Puis on use de méthodes passives –agressives pour s’assurer de sa domination sur l’autre : un petit compliment pour mieux asséner une critique humiliante, un ton paternaliste ou professoral pour faire la leçon, le refus de toute donnée émotionnelle, toute donnée personnelle pour mieux rester dans une logique mécanique, sans nuances. A ce petit jeu, plus on monte dans la hiérarchie et plus les dirigeants se montrent insensibles et froids. Philippe peut se montrer dur avec ses équipes, mais il perd pied face à Bonnet-Guérin, dont l’assurance et les talents oratoires ne font eux-mêmes pas le poids face au PDG, que l’on imagine bien humilier ses collaborateurs lors des réunions des CODIR, COMEX ou autres acronymes d’élite coupés des réalités du terrain, et ce, malgré tous ses beaux discours sur les « valeurs » de l’entreprise, son « éthique » et sa volonté d’assurer le “bien-être” des salariés – à moins que ce ne soit uniquement celui des actionnaires.
Le pire, c’est que ce système de pensée, cette logique absurde est enseignée très tôt aux étudiants. Philippe le réalise à travers son fils,  Lucas (Anthony Bajon), qui, avant même d’avoir commencé sa vie professionnelle, est déjà soumis au même stress que lui, aux mêmes impératifs de réussite, de rentabilité, d’amélioration continue. Mais pourquoi? Pour quoi faire? Quel intérêt de vouloir encore plus, toujours plus? Jusqu’où doit aller la cupidité, l’ambition personnelle?

Avec ce triptyque saisissant, porté par les performances remarquables de Vincent Lindon, Stéphane Brizé réussit le tour de force de montrer l’absurdité du système sous plusieurs points de vue complémentaire, sans aucun manichéisme, sans approche partisane. Il invite juste à réfléchir à ce modèle et ses conséquences, et à user de sa liberté de rébellion contre les situations qui nous semblent injustes et détestables. C’est une oeuvre qui milite pour que les vrais valeurs – humanisme, efforts et récompenses partagés, intérêt du collectif – se retrouvent au coeur du fonctionnement de l’entreprise, pour évoluer vers une logique nouvelle, un autre monde, meilleur. Et c’est forcément une démarche que l’on a envie de soutenir et de défendre.

Prix potentiels ?

La vrai question est de savoir si le jury international sera sensible à ce type de cinéma politique et engagé, ou si le sujet lui semblera un peu trop “franco-français”.
A Cannes, en 2018, En Guerre était revenu bredouille. Mais La Loi du marché avait permis à Vincent Lindon d’obtenir un prix d’interprétation. On peut bien sûr envisager le même type de récompense ici, mais aussi souhaiter que le cinéaste obtienne un prix de prestige qui récompenserait ses efforts sur le long terme.

Contrepoints critiques :

”Not everything succeeds in Un Autre Monde, starting with the conclusion, the excessive focus on the work of the character of Lindon – without even being written in a refined way – unbalances everything, the script sometimes hesitates or gives the feeling of being wandering”
(Ettore Dalla Zanna – Letterboxd)

”Le film garde la cinglante portée sociale des œuvres précédentes du cinéaste, et vient nous rappeler à quel point Brizé nous est précieux.”
(Michael Ghennam – Les Fiches Cinéma)

(1) Un autre monde était le titre de travail initial de En guerre, le précédent film de Stéphane Brizé.

Crédits photos : copyright Nord-Ouest Films-France 3 Cinéma – Michael Crotto

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Note :
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Rédacteur en chef de Angle[s] de vue, Boustoune est un cinéphile passionné qui fréquente assidument les salles obscures et les festivals depuis plus de vingt ans (rhôô, le vieux...) Il aime tous les genres cinématographiques, mais il a un faible pour le cinéma alternatif, riche et complexe. Autant dire que les oeuvres de David Lynch ou de Peter Greenaway le mettent littéralement en transe, ce qui le fait passer pour un doux dingue vaguement masochiste auprès des gens dit « normaux »… Ah, et il possède aussi un humour assez particulier, ironique et porté sur, aux choix, le calembour foireux ou le bon mot de génie…

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